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Chapitre 5 Le design de la recherche 155

II. Mode de collecte des données 160

Mon étude se fonde principalement sur trois types de données : des entretiens individuels semi-directifs, des observations directes non participantes et des données visuelles (photographies, vidéo). En outre, j’ai eu accès à quelques documents (étude sur le stress, code de conduite de la banque, enquête de satisfaction par rapport aux actions du CE, plan des salons, inventaire du mobilier présent dans les salons, dossier sur l’histoire du bâtiment) ainsi qu’à quelques conversations informelles.

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La temporalité de l’étude est assez étendue, ma première visite datant de décembre 2010 et la dernière de mars 2013. Voici le calendrier précis du recueil de données :

- entretiens exploratoires (3) et observations générales (décembre 2010-juin 2011)

- observation du projet participatif de danse (juin 2011-février 2012) : présentation des artistes aux salariés, entretiens de gestes, vernissage à la cafétéria

- entretiens (22) centrés sur le thème de l’art (décembre 2011) - entretien avec les artistes (octobre 2012)

- visionnage des traces visuelles (750 photos des entretiens de gestes) (novembre 2012) - entretiens (10) centrés sur le thème du corps (décembre 2012 à mars 2013)

- observation du happening créé par Léa et le collectif d’Axelle (février 2013) - visionnage de la vidéo du happening (septembre 2013)

- entretiens (3) et échanges par mail et téléphone avec Léa (de décembre 2010 à mars 2013)

La phase la plus intensive de l’étude est concomitante à la présence des artistes dans la banque, à savoir juin à décembre 2011 ; j’ai attendu qu’ils aient achevé leur travail avec les salariés pour mener ma première série d’entretiens dédiée à l’impact de l’art en entreprise (il s’agissait de la première direction de ma recherche). J’ai ainsi pu recueillir le ressenti de plusieurs salariés concernant leur participation au projet de danse, ce qui a naturellement fait émerger le thème du corps. La direction m’a demandé de ne pas enregistrer mes entretiens ; je me suis donc contentée de prendre des notes très détaillées (à la main), relevant également l’expression non-verbale de mes interlocuteurs, à savoir les postures, les réactions corporelles ou les silences. Pour la deuxième série d’entretiens (sur le corps), j’ai pris des notes directement sur mon ordinateur. Les notes de tous les entretiens ont été relues et corrigées dans la foulée, ce qui m’a aussi permis d’ajouter les détails que je n’avais pas eu le temps de noter. Certains entretiens sur le corps ont donné lieu à des notes assez précises a posteriori concernant l’embodiment de mes interviewés.

La première série d’entretiens (décembre 2011), menés en une semaine dans un petit bureau qui m’avait été attribué à côté du bureau du CE, a été entièrement organisée par

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Léa. Elle a personnellement contacté les personnes qu’elle supposait intéressées par mon projet de recherche ; il s’agit donc de personnes auxquelles elle avait un accès direct. 12 personnes sur les 22 interrogées avaient participé au recueil de gestes et la plupart appréciaient Léa et son projet Art & Entreprise. Cet échantillon ne peut donc être considéré comme représentatif de la population de la banque. La répartition entre les sexes était équilibrée (12 femmes et 10 hommes). La majorité des personnes était des fonctions support, sauf 6 personnes identifiées comme cœur de métier, venant principalement de la banque privée. Certains de ces entretiens n’ont fourni que peu d’éléments ; ils m’ont tout de même permis de comprendre la non-participation, due soit à l’hermétisme à l’art, soit à la timidité. Certaines personnes semblaient être venues par curiosité ou pour s’exprimer de manière plus générale. J’ai ainsi eu la sensation d’avoir ouvert un espace de critique par rapport à l’organisation ; beaucoup de personnes m’ont parlé de stress, de souffrance, certaines n’attendaient que leur départ.

Une seule question tournait clairement autour du corps (voir guide d’entretien 1 en annexe), thème encore latent à l’époque. Ces entretiens ont servi de base de recrutement pour la deuxième série d’entretiens spécifiquement centrés autour du corps. J’ai ainsi recontacté les dix personnes qui avaient abordé le thème du corps ou des émotions, trois salariés refusant de me revoir. J’ai donc contacté de nouvelles personnes dont j’avais entendu parler ou que j’avais croisées dans les locaux de la banque. J’ai constaté qu’il était relativement difficile de recruter des volontaires, cela étant lié au thème du corps, souvent perçu comme saugrenu ou trop personnel.

En vérité ces entretiens ne furent pas faciles à mener, mes questions provoquant parfois un silence embarrassant, les femmes s’ouvrant néanmoins plus facilement que les hommes sur les questions corporelles (voir guide d’entretien 2 en annexe). Quatre personnes sont des banquiers (Valentine, Marylin, Ulysse et Ludivine), les six autres étant des fonctions support. Le tableau ci-dessous présente les principaux personnages protagonistes de la partie suivante : résultats. Le fait de leur attribuer un nom propre (au lieu d’une lettre ou d’un numéro) permet de mieux les incarner. Si Léa n’est pas dans le tableau, c’est que je la considère comme une salariée à part, plus proche des artistes que des banquiers. Les prénoms sont fictifs et les fonctions ont été définies par les acteurs eux-mêmes.

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Prénoms Fonction dans la banque Date et lieu de l’entretien Corinne (45 min) Assistante asset management Décembre 2012

boudoir 1er étage Clara (45 min) Assistante investment banking Décembre 2012

bureau du CE Valentine (60 min) Chargée de clientèle banque privée Décembre 2012

bureau du CE Marilyn (45 min) Vice president corporate banking Décembre 2012

bureau du CE Marie-Claire (45 min) Responsable de communication Décembre 2012

salon 1er étage Édouard (60 min) Responsable juridique Décembre 2012

bureau du CE

Michel (45 min) Support trésorerie Décembre 2012

son bureau Ulysse (45 min) Managing director fusions et acquisitions Mars 2013

salon 1er étage

Paul (60 min) Compliance officer Mars 2013

bureau salle des marchés Ludivine (90 min) Analyste banque privée Août 2013

café Place Saint Sulpice Liste des interviewés sur le thème du corps au travail

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Les trois entretiens avec Léa ainsi que l’entretien avec les artistes étaient plus informels. J’avais certes préparé des questions auxquelles ils ont répondu, mais nous avions des connaissances en commun (personnes du monde de l’art) et un discours qui nous réunissait (le discours sur l’art contemporain), ce qui créait une sorte d’entente intuitive. Suite à mes observations de leur travail dans la banque, j’avais une plus grande familiarité avec eux, ce qui rendait la discussion plus aisée, avec les avantages et les désavantages que cela comporte. Avec les salariés de la banque, j’étais sur un terrain inconnu, aussi bien au niveau de leur langage que de leur logique d’action, ce qui a peut-être rendu notre échange plus riche en fin de compte.

Léa s’est rendue très disponible et ceci jusqu’au bout de mon étude, répondant à mes questions par mail ou par téléphone, se déplaçant à Dauphine à deux reprises, allant jusqu’à me consulter pour fixer la date du vernissage du projet de danse. J’ai atteint une limite avec elle quand je lui ai demandé d’observer le comportement des salariés durant le cocktail de fin d’année (décembre 2012) auquel je n’avais pu avoir accès. Je lui avais même préparé un papier avec des questions que je me posais (distance entre les gens, habillement, visibilité des différents corps). Elle m’a répondu à peu près ceci : « Je n’ai rien pu faire car je suis acteur là-dedans. J’ai été beaucoup sollicitée, mais ce que j’ai remarqué c’est que tout le monde était habillé en noir ».

Quant aux artistes, qui ont déménagé à Bruxelles début 2012, ils n’ont pas été très disponibles ; c’est surtout Léa qui nous reliait. Pour avoir accès à la vidéo, j’ai dû m’en remettre à leur ami vidéaste par l'intermédiaire de Léa. Après notre entretien et surtout après le happening, ils semblent avoir eu la volonté de disparaître, ou peut-être de ne plus entendre parler de la banque. Pourtant leur projet de danse a bénéficié de la légitimité que peut conférer la présence d’un chercheur. Axelle avait par ailleurs lu mon mémoire de master (intitulé l’espace collectif de l’entreprise révélé par l’artiste et soutenu en 2010 sous la direction de Norbert Alter) ; c’est Léa qui lui avait envoyé. Il y a donc eu pendant leur séjour dans la banque une circulation d’informations (et d’affects) entre nous.

Il en est autrement pour les salariés de la banque auxquels je n’ai pas fait de restitution et qui ne savent donc pas ce que sont devenus leurs propos. J’ai néanmoins envoyé un document à Léa au printemps 2013 relatant des premiers résultats de ma recherche. À

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l’automne 2013, je lui ai proposé de revenir chez Bankia pour présenter mes conclusions et éventuellement avoir un entretien collectif avec les salariés intéressés. Elle n’a pas donné suite.

Les observations se sont déroulées dans un cadre assez précis ; l’on peut considérer que j’ai fait du shadowing de Léa pendant son travail lié au CE, ici le projet de danse. Je n’ai pas eu l’autorisation de la suivre durant une journée de travail en banque d’investissement ; par contre j’ai pu assister à la quasi-intégralité du projet de danse : plusieurs présentations des artistes dans la banque, le travail participatif avec les salariés, le vernissage, à savoir la présentation de l’œuvre finale, et pour finir le happening. Lors des dix entretiens de gestes observés, j’étais assise dans un fauteuil et je prenais des notes dans un cahier, décrivant avec des mots clé les gestes et l’attitude générale de chacun. Observer une action qui se déroule nécessite une certaine absence du corps, le chercheur se concentrant sur ce qui l’intéresse, ici le corps des autres. La discrétion se fait pour ainsi dire naturellement. Lors des déjeuners à la cantine j’étais le plus souvent accompagnée de Léa et des artistes ; j’ai rarement eu l’occasion de conversations informelles avec les salariés. Lors des événements artistiques j’étais aussi sur le qui-vive, tentant de me concentrer pour recueillir le plus d’informations possibles, tous mes sens à l’affût. Les observations peuvent donc être qualifiées de non- participantes. Lorsque je rentrais le soir après un passage à la banque, je notais parfois tout ce que j’avais vu ; j’ai ainsi 6 fiches d’observation, chacune décrivant un événement ou un lieu particulier :

- brunch de présentation des artistes dans les salons du 1er étage (16 juin 2011) - déambulation dans les bureaux avec Léa et les artistes (20 juillet 2011)

- description de la salle des marchés depuis le bureau où j’ai mené la série d’entretiens 1 (9 décembre 2011)

- vernissage du projet de danse dans la cafétéria (10 février 2012)

- présentation finale du travail de la conférencière d’art dans les salons du 1er étage (26 octobre 2012)

- happening suite à la réunion d’information du CE dans les salons du 1er étage (7 février 2013)

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Les entretiens sont aussi une occasion d’observation des corps individuels ; j’ai déjà mentionné comment certains d’entre eux ont donné lieu à des notes très précises concernant leur dimension non-verbale. Mais c’est surtout en écrivant, c’est à dire en tentant de décrire de la manière la plus précise et la plus fidèle possible ce que j’avais vu dans la banque, que les observations ont commencé à prendre une épaisseur particulière.

Les données visuelles constituent peut-être l’originalité méthodologique de cette recherche ; ce qui est intéressant est de les croiser avec les autres données. Je n’ai cependant pas considéré l’œuvre plastique (le flipbook fait à partir des dessins d’Axel) comme une donnée visuelle. Le dessin n’est pas inintéressant mais ici il est trop éloigné de la réalité du terrain, à savoir les gestes des salariés, il est trop empreint de la subjectivité des artistes. J’ai moi-même pris quelques rares photos des événements observés mais celles-ci se sont révélées très mauvaises ; en effet je ne privilégiais jamais les prises de vues et celles-ci avaient toujours lieu à la sauvette quand il me semblait que j’avais assez observé une situation donnée et que je pouvais me permettre de m’éloigner de l’action pour allumer mon appareil photo. Cette conception peut paraître étrange mais il me semble que je ne vois pas tout à fait aussi bien les choses quand je suis encombrée d’un appareil et de son écran. Il faut voir les choses à l’œil nu. La mauvaise qualité de mes photos ne m’a pas empêchée de les utiliser comme support personnel de recherche, par exemple pour vérifier combien de personnes et quelles personnes étaient présentes à un événement donné. Je les ai aussi montrées à mes collègues afin de leur donner une idée de mon terrain et de déclencher des discussions sur le corps organisé. Mais elles ne sauraient être considérées comme la principale source de données visuelles.

Celle-ci est constituée des images recueillies par des tiers, non pas Axelle et Axel, mais Léa et le vidéaste présent au happening. Léa est une bonne photographe et elle dispose d’un matériel bien plus performant que le mien. Elle a pris de grandes quantités de photographies (750 des entretiens de gestes) que j’ai mis plusieurs jours à analyser. Son point de vue est donc très riche, d’autant plus qu’elle bouge beaucoup dans l’espace. Elle ne semble pas avoir cherché des angles particuliers ou une lumière travaillée ; les données semblent être venues à elle selon les circonstances particulières de chaque entretien de gestes. J’aurais pu travailler à partir des photos prises par Axel, mais cela me semblait délicat puisqu’elles constituaient le support de leur œuvre ; Léa en revanche avait un point

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de vue un peu en biais sur les événements. Elle était très heureuse de revoir ses images à mes côtés en novembre 2012, c’est à dire un an après les entretiens, ce qui m’a aussi permis de recueillir beaucoup d’anecdotes dont je n’avais pas eu connaissance, notamment sur les salariés que je n’avais pas vu en entretien. J’ai donc analysé les 750 photos des 53 salariés en mouvement, en partie en compagnie de Léa, sur un écran de la cafétéria lorsque celle-ci était fermée aux salariés de la banque, c’est à dire à partir de 15 h.

La vidéo du happening a aussi été visionnée plusieurs mois après l’événement ; ainsi il est impossible que j’aie pu mélanger mon point de vue avec celui du vidéaste, d’autant plus que j’avais déjà rédigé le passage décrivant l’événement en détails avant de voir la vidéo pour la première fois à l’automne 2013. Les images mouvantes des salariés et artistes dans les salons de la banque rajoutent donc un niveau de complexité à l’événement. Le problème est que la vidéo est très courte (8 minutes) et que son montage est réalisé par une personne qui semble privilégier les mouvements des artistes par rapport à ceux des salariés. Les séquences montrant les salariés de la banque sont assez courtes, hormis un passage où Axelle tente d’interagir avec eux.

Pour conclure sur les données visuelles, il est certain que celles-ci auraient pu être considérablement élargies, par exemple en consultant les photos des artistes ou en demandant à voir les rushs du vidéaste. Cela aurait été justifié dans une recherche s’appuyant exclusivement sur des images, mais dans mon cas c’est la triangulation des différentes données, à savoir mes notes, leurs mots ainsi que les images des autres, qui me permet de construire du sens. Les images des autres, tout comme mes notes d’observation, sont bien sûr des données secondaires qu’il convient de manier avec précaution.