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Chapitre 5 Le design de la recherche 155

III. Mode d’analyse des données 167

Ma recherche s’est d’abord faite de manière inductive, c’est-à-dire que j’ai analysé mes premières données empiriques sans avoir en tête de théorie précise à vérifier ; je suis entrée

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dans la banque sans avoir une question de recherche définitive. M’intéressant aux interventions d’art en entreprise, je voulais étudier leur impact sur les salariés. Mes questionnements tournaient autour des capacités émancipatoires de l’art, notamment à travers l’ouverture d’un espace de discussion pour les salariés. Cette réflexion était largement reliée au courant de l’art relationnel : celui-ci est convaincu que l’art est capable de créer du lien social, la reconfiguration des rapports sociaux étant même son but premier (Bourriaud, 2001).

Au fil de mes observations dans la banque et de mes lectures, je me suis rendue compte que l’art révélait plus qu’il n’agissait ; en tout cas son impact n’était peut-être pas la question la plus intéressante. La démarche participative des artistes avec les salariés révélait en revanche quelque chose d’inédit sur le corps organisé. Le recueil de gestes pouvait être considéré comme une recherche dépassant la sphère du discours ; le protocole très précis de l’entretien et le grand nombre de participants permettait de repérer des régularités dans les comportements. De plus, le geste en tant que langage corporel était isolé et offrait une possibilité d’étude très détaillée, ceci étant très inhabituel dans un contexte bancaire. Je l’ai dit, l’intervention de danse a largement contribué à faire émerger le thème du corps au travail. Les salariés qui avaient participé ont ensuite abordé le thème du corps, leurs gestes par rapport à ceux des autres, leur bien-être ou leur souffrance physique au travail.

Après le passage des artistes dans la banque et leur vernissage raté (juin 2011 à février 2012), je ne suis pas retournée dans la banque pendant plusieurs mois, ce qui m’a permis d’analyser mes premières données mais aussi de les confronter à la littérature traitant du corps organisé. Je me suis rendue compte que la plupart des chercheurs avaient une approche discursive du corps, ce qui m’a poussé à creuser la dimension visuelle et plus incarnée de ma recherche. Très peu d’auteurs avaient développé une réelle empirie du corps organisé. Il fallait certes mener des entretiens avec les salariés sur le corps, mais ceux-ci ne seraient pas centraux dans ma thèse. Il me semblait que l’observation alliée à l’étude des documents visuels en dirait plus long sur le corps vécu des acteurs que des entretiens intellectualisant le corps. En effet, les banquiers n’ont pas forcément conscience de comment ils s’incarnent au travail ; les pratiques me semblaient donc plus parlantes que les discours.

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Lorsque je suis revenue dans la banque à l’automne 2012, je ne parlais plus d’art mais de corps, et cela allait de pair avec mon étude détaillée des photographies des entretiens de gestes. Mon approche était devenue plus déductive car j’avais en tête plusieurs théories que je cherchais à confronter avec le terrain : l’hypothèse du contrôle des corps, de leur répression par l’organisation, le lien entre corps et politique, la dimension critique du corps en action. La première vague de données étant analysée, je procédai de manière plus systématique. Chaque situation, individuelle ou collective, était une observation des corps et ceci dans le moindre détail : habillement, déplacement, ouverture ou fermeture, proximité ou distance, bruits, tics éventuels, impressions. Lors des observations, l’analyse des données se fait souvent en direct, l’écriture venant ensuite les interpréter plus finement. Le thème de la retenue des corps avait surgi dans la première série d’entretiens pour laquelle j’avais fait une analyse de contenu assez classique. Le vocabulaire touchant au corps était clairement lié au contrôle exercé par la banque ; il était question de carcan, de camisole, d’ambiance policée mais aussi d’étiquette, de retenue, de discrétion. C’est donc sur ces aspects que mes observations ont porté, cherchant à déceler des failles dans le contrôle des corps.

Quand la deuxième série d’entretiens fut achevée, j’ai refait une analyse de contenu en créant un tableau de verbatim de 33 pages : 17 salariés, dont certains avaient été interviewés deux fois, y étaient représentés. (Les entretiens de Léa et des artistes ont été analysés à part.) Les thèmes étaient liés aux questions posées : embodiment au travail, relation avec les collègues, regard porté sur les corps ; le thème du contrôle sur les corps était encore prédominant, même si apparaissaient des bribes de désir ou de résistance par le corps.

En ce qui concerne l’analyse des 750 photos, j’ai aussi créé un tableau où chaque salarié avait une colonne caractérisant ses gestes (voir extrait de ce tableau en annexe p. 295). C’est grâce à ce tableau que j’ai ensuite pu dégager des comportements récurrents concernant les mains, la verticalité des corps, le contact avec la danseuse, la relation au sol. J’ai également choisi une photo de chaque salarié qui me semblait représentative du déroulement de l’entretien ; j’ai ensuite donné un nom à chacune de ces photos et j’ai repéré leur numéro afin de les demander à Léa. Elle me les a transmises sur une clé USB, ce qui m’a permis de relier définitivement l’image de chaque salarié avec ses propos, quand j’en avais. L’analyse des gestes a cependant eu lieu principalement durant le visionnage intensif des photos,

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même si les régularités se sont précisées avec le temps. La typologie des réactions des salariés à l’entretien de gestes (voir tableau et matrice p. tant) résulte ainsi d’une analyse croisée entre leurs propos, les propos de Léa, Axelle et Axel, mon observation des entretiens de gestes et les photos de Léa.

Ici se pose un problème éthique dans la mesure où les salariés photographiés n’ont jamais donné leur accord à Léa afin que je travaille sur leurs photos. C’est pourquoi j’ai choisi de flouter leurs visages et de manière générale de les utiliser avec précaution. Seules les fonctions des salariés pourraient permettre à un lecteur familier de la banque de les reconnaître, ce qui me semble fort improbable.

La vidéo du happening final étant l’œuvre d’une personne extérieure à la banque (le nom de la banque n’y est pas mentionné), je l’ai montrée à mes collègues afin d’échanger des réflexions sur le corps organisé. Ce n’est qu’après un nombre considérable de visionnages que j’ai pu analyser quelque chose de nouveau par rapport à mon observation du même événement. À première vue elle ne me semblait rien ajouter ; elle était trop courte, trop centrée sur l’art et les artistes. Mais elle permettait de voir les mouvements, les interactions entre les corps, ce que ne permettent pas les photographies, plus statiques. J’ai donc vu et revu certaines séquences ; cela m’a permis de voir l’expression des visages, l’évitement entre les corps, les quelques gestes indiquant une petite participation des salariés. Elle m’a permis aussi d’infirmer certaines de mes observations, ce qui montre s’il en est besoin qu’il ne peut exister d’objectivité du chercheur durant l’observation. Le chercheur voit ce qu’il veut voir, il regarde ce qu’il cherche, son corps est aussi inévitablement emporté dans l’action en cours.

171 Conclusion du chapitre 5

Un projet de danse participatif présente de nombreux avantages pour le chercheur s’intéressant au processus de l’embodiment au travail. Bien qu’il s’agisse d’une action se tenant au seuil de l’organisation, elle crée un espace d’expérimentation corporelle entre les salariés et les artistes. Les résultats de cette expérimentation sont parfois surprenants. Elle permet également de générer des données visuelles sur les corps en action et ainsi d’analyser des gestes sortis de leur contexte. Étudier les gestes de travail en se limitant à une observation des corps lors de moments de routine n’aurait certainement pas généré des données aussi riches. Une intervention de danse, moment de non-routine pour les corps, est comme un concentré d’embodiment. En ceci elle pointe les potentialités du corps au travail (jeu, critique, reconfiguration), au-delà du contrôle que l’organisation exerce sur lui. Afin de tirer le meilleur parti des données et événements générés par une intervention d’art, le chercheur gagne à adopter une juste distance par rapport aux artistes, tout en développant sa propre approche sensible.

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Résultats 

Ma présence au sein de la banque s’étale sur plusieurs années (2010-2013), même si mes visites ont été assez sporadiques, tout comme les différents événements artistiques auxquels j’ai pu assister. Je l’ai dit, j’étais la plupart du temps accompagnée de Léa, salariée du back office en banque d’investissement, membre non cadre du comité d’entreprise et conceptrice du projet Art & Entreprise. Cette partie vise à restituer l’intégralité de mes résultats empiriques le plus précisement possible. Le corps organisé pour le travail mais également aux frontières du travail sera ici analysé successivement de trois manières différentes : l’observation directe non participante de diverses situations et espaces au sein de la banque, l’entretien semi-directif avec les salariés de la banque et pour finir l’étude approfondie de données visuelles, à savoir de nombreuses photographies et une vidéo d’un événement artistique significatif.

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