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Avoir une apparence professionnelle : le corps en tant que surface disciplinée 62

Chapitre 2 Le corps contrôlé 54

II. Avoir une apparence professionnelle : le corps en tant que surface disciplinée 62

Le corps pourrait être décrit comme un ensemble de signes auxquels les acteurs essayent de donner un sens, chacun s’attribuant et attribuant aux autres une identité, chacun évaluant aussi le niveau de professionnalisme ou tout simplement la profession de l’autre. Foucault le dit : les rapports de pouvoir marquent le corps, exigent de lui des signes. Le rôle de l’apparence au travail a été étudié par de nombreux auteurs critiques qui y voient une modalité de contrôle des corps. Avoir une apparence professionnelle veut dire exposer des signes attendus, appropriés, respecter les codes d’une profession ou d’une organisation. Dans un article partiellement intitulé Do I look right ?, il est question du rôle de la mode en organisation (King & Vickery, 2013). « ‘The body’, as a theoretical object, is never simply a body. It

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is a ‘clothing-mediated body’, enclothed in a dress of colour, shape, pattern, texture and material » (Ibid : 397). De l’uniforme à l’injonction à être élégant ou sportif, les salariés ont tout intérêt à se conformer s’ils veulent garder leur poste. Le corps est dressé et discipliné par un travail sur ses contours, sa surface ; voilà l’hypothèse que défendent certains articles, ce qui rejoint l’idée de travail corporel (body work).

Il est possible de voir les vêtements comme des artefacts ou comme des signaux. D’une part, le corps est en lien direct avec les vêtements ; ces derniers lui imposent un comportement. Le vêtement du salarié pourrait ainsi être rapproché de la plume de l’écolier ou du fusil du soldat décrits par Foucault ; en effet le vêtement est un prolongement du corps du salarié et lui permet d’exercer son travail. Bien sûr l’artefact par excellence aujourd’hui est peut-être l’outil numérique. L’apparence est souvent importante dans les professions intellectuelles et dans les métiers de service ; il s’agit de travailler à une bonne présentation de soi. « Sur toute la surface de contact entre le corps et l’objet qu’il manipule, le pouvoir vient se glisser, il les amarre l’un à l’autre. Il constitue un complexe corps-arme, corps-instrument, corps-machine » (Foucault, 1975 : 180). Le costume, les chaussures, les lunettes, en bref le « style » du professionnel est aussi son instrument de travail ; le pouvoir s’exerce donc aussi à travers les vêtements, plus ou moins subtilement imposés aux salariés. D’autre part, les vêtements envoient des signaux aux autres. « Du maître de discipline à celui qui lui est soumis, le rapport est de signalisation : il s’agit non de comprendre l’injonction, mais de percevoir le signal, d’y répondre aussitôt, selon un code plus ou moins artificiel établi à l’avance. Placer les corps dans un petit monde de signaux à chacun desquels est attachée une réponse obligée et une seule » (Ibid : 195). Le professionnel doit se conformer assez vite et adapter son style vestimentaire à celui de ses supérieurs, tout en se distinguant de ses éventuels subordonnés. Dans l’armée, le port de l’uniforme est soumis à des codes très stricts qu’il s’agit de respecter à la lettre. Bien sûr, je fais ici des extensions de la pensée de Foucault qui n’évoque pas le rôle des vêtements dans les passages qui précèdent ; pour lui l’artefact est plutôt l’outil (du soldat ou de l’ouvrier) alors que le signal est la cloche (de l’école). Mais il me semble que dans une perspective s’intéressant au contrôle des corps, les vêtements peuvent être considérés à la fois comme des artefacts influençant le corps (exemple de la cravate serrée ou de la veste dans laquelle on ne peut accomplir tous les mouvements) et des signes ayant une influence plus morale sur les

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individus (exemple du manager ou du caporal qui incarnent le contrôle par leurs tenues irréprochables). Dans la perspective que j’adopterai dans le chapitre III, le vêtement pourrait en revanche être considéré comme un territoire des possibles, projetant le sujet au lieu de le contraindre.

Angela Trethewey est l’une des premières à avoir conduit une étude empirique sur le corps organisé ; pour cela elle a interviewé dix-neuf professionnelles, managers issues de diverses professions, toutes membres d’un réseau féminin, sur leur relation au corps au travail (Trethewey, 1999). Voici comment elle justifie son étude : « this study empirically explores the ways in which women's bodies are constituted and disciplined, by themselves and others, in the name of professionalism. While Foucauldian feminists have articulated useful theories of the body, there has been very little empirical work that explores how professional women, in their everyday lives, use a variety of strategies to navigate the minefield of choices about how to dress, display, reveal, perform, in short to discipline, their own and other women's bodies at work » (Ibid : 427). Elle se propose d’étudier les contours d’un corps professionnel. Cherchant à comprendre la manière dont les femmes disciplinent leurs corps, l’étude présuppose que celui-ci serait constamment dans l’inhibition de quelque chose. Le corps féminin aurait selon l’auteur une tendance naturelle à déborder (overflow); c’est pourquoi les femmes ont un plus lourd travail corporel à accomplir pour être présentables. Au travail, elles doivent exposer un corps approprié, c’est-à-dire émettre des signes considérés comme professionnels, notamment en choisissant des tenues à la fois féminines et sérieuses, voilant et dévoilant leur corps dans un même mouvement. Il s’agit de voiler ce qui est inacceptable au travail, ce que Trethewey définit comme propre au corps de la femme, à savoir ce qui appartient à la sphère de sa sexualité. Les habits disciplinent le corps en l’aidant à rester une surface contrôlée par le sujet. Les femmes interviewées exposent plusieurs situations gênantes où leurs corps ont été révélés, ce qui a conduit à une perte de crédibilité. Les habits trop courts, trop décolletés, trop serrés sont déconseillés ; les habits doivent être jolis, bien coupés et originaux sans pour autant suggérer trop d’ouverture. « Social constructions of femininity limit the range of acceptable forms the body may take, and discourses of professionalism reduce even further the variety of (subject) positions the female body may inhabit » (Ibid : 433). L’éventail de formes que le corps féminin est autorisé à prendre au travail est donc très limité selon l’auteur ; maîtriser son

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apparence professionnelle est source d’angoisse et reste une préoccupation constante pour les femmes.

Ce qui est clairement à éviter est la faute de goût, c’est-à-dire un décalage vestimentaire qui peut avoir des effets dévastateurs. « Leann also said that for women, 'a faux pas, a fashion faux pas will be the one thing that will be remembered' » (Ibid : 443). L’interviewée donne l’exemple des chaussures rouges, souvent perçues comme un accessoire de prostituée. Kathryn Haynes évoque un cas similaire (Haynes, 2012) ; il s’agit d’un entretien de recrutement où une femme est décrite comme tout à fait acceptable mis à part sa paire de chaussures gigantesques (gigantic shoes). L’associée relate sa pensée au moment où elle a vu ce détail : « ‘Okay, you were almost there honey, I almost would have taken you seriously’ » (Ibid : 497). Ces deux exemples montrent l’importance du détail vestimentaire ou corporel ; souvent utilisé pour se distinguer des autres, il peut aussi être pénalisant voire éliminatoire, ce qui explique le style professionnel très lisse.

Comme Trethewey, Haynes note que l’identité professionnelle est largement définie par une norme masculine, la femme étant toujours vue comme « autre ». Dans son étude elle cherche à comprendre comment l’identité des femmes comptables et avocates est inscrite sur leurs corps et quel est le rôle des organisations (professional services firm) dans la définition, le contrôle et la légitimation de cette image corporelle (body image). L’identité professionnelle est avant tout quelque chose qui est imposé par l’organisation ou la profession ; pour les avocates il s’agit de n’être ni trop informel (casual), ni trop à la mode (trendy). Le style professionnel est donc défini en creux. Les deux auteurs s’accordent sur le fait que la femme professionnelle doit affronter un dilemme : afin d’être perçue comme compétente, elle doit s’adapter à la culture masculine dominante tout en conservant certains aspects de sa féminité. « Women have to tread a fine line between hiding negatively constructed aspects of femininity while displaying positively construed masculine forms of embodiment in order to be taken seriously » (Haynes, 2012 : 504). Haynes étudie aussi les difficultés auxquelles font face les femmes pour incarner une identité professionnelle, notamment dans le choix de tenues appropriées. Les règles définissant l’apparence d’une femme au travail ne sont pas aussi explicites ou traditionnelles que pour les hommes : ces derniers peuvent en effet s’appuyer sur l’archétype du costume-cravate, qui même s’il comporte des variantes, est proche de l’uniforme. Tout se passe comme si les femmes devaient répondre à l’injonction « tenue correcte exigée », ce qui leur donne à la fois plus de latitude et plus de difficultés.

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Bien que la perspective féministe ne soit pas au cœur de mon sujet, elle m’aide à comprendre le contrôle s’opérant à la surface du corps des salariés. Le corps est bien décrit comme une surface sur laquelle s’inscrivent les règles d’une profession : « there is a dialectical relationship between the body and the context in which it operates, each informing the other, such that the rules, hierarchies and metaphysical commitments of professional culture are inscribed on the body, and the body reflects this back » (Haynes, 2012 : 502). Ainsi, l’apparence n’est pas le résultat de la personnalité du sujet ; elle est l’inscription sur son corps des normes d’une culture professionnelle que ce dernier ne fait que refléter, pour ensuite mieux les imposer aux autres membres de la profession. Chacun a tout de même une latitude dans l’interprétation des règles vestimentaires. Une interviewée de Haynes mentionne par exemple qu’elle choisit des vêtements toujours un peu plus chics ; cela lui permet de s’imposer par son style vestimentaire (out-dressing others). Il existerait ainsi un dialogue vestimentaire entre les personnes d’une même organisation, dialogue qui peut être vu comme un jeu ou comme une guerre de visibilité où chaque détail devient une arme. Le corps apparaît ainsi comme une surface aidant le salarié à se légitimer face aux autres, mais cette surface semble principalement gouvernée de l’extérieur. Les règles définissant une apparence appropriée sont transmises par des séances de formation pour les nouveaux venus, même si celles-ci ne sont pas explicitement consacrées à l’apparence. « Now 90 per cent of it will be technical, you know: how to audit, how to do that, but they often throw in something light, like business etiquette or how to present yourself, and appropriate dress and appropriate behaviour and how to eat properly » (Ibid : 496). Mais les salariées s’adaptent principalement en imitant les autres ; le coût de la non- conformité vestimentaire étant assez élevé, la conformité s’accomplit presque naturellement. Nous avons donc affaire à une autre forme de contrôle discret ; les salariées n’y prêtent pas forcément une grande attention. Elles semblent obéir aux règles vestimentaires implicites afin de se protéger ; par conséquent, elles présentent le plus souvent un corps codé, lisse, fermé, ce qui leur permet de s’affirmer face aux hommes en costume-cravate.

Mais qu’en est-il du corps des hommes au travail ? Peu d’études empiriques ont été menées à ce sujet ; le corps et l’apparence étant des sujets délicats à aborder avec les acteurs, cela est d’autant plus vrai pour les sujets masculins pour lesquels l’observation semblerait plus adaptée (Harding, 2002). Nancy Harding suggère que si les managers sont si souvent

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subordonnés à leur vie professionnelle, c’est parce qu’ils sont sous l’emprise de l’esthétique du corps managérial, c’est-à- dire qu’ils sont en quelque sorte séduits par leur propre apparence. Voici tout d’abord comment elle décrit le corps du manager : « managers’ are denuded, so far as is humanly possible, of all references to flesh and to nature. Clean-shaven, as much flesh as possible is hidden by the suit. The hands, perforce, must be visible, but otherwise only the head protrudes above the collar and tie. The tie has little if any practical value, but its aesthetics is Cartesian at its most profound: it sharply divides the ‘head’ from the (negated) body; seemingly cutting off the thinking part of the body from the flesh upon which it relies only, it would seem, for locomotion and visibility » (Ibid : 67). Cette citation aborde la symbolique de la tenue managériale considérée ici comme une panoplie : costume, cravate, rasage soigné, mains que l’on suppose toujours propres. L’apparence du manager reflète l’ordre et le contrôle total de soi. C’est notamment à travers le contrôle de son propre corps que le manager démontre sa capacité à contrôler les autres. Les managers incarnent l’organisation, leurs corps et leurs vêtements soignés ont une fonction bien précise ; ils envoient des signaux que les salariés doivent comprendre aussitôt. Le costume du manager et tous les accessoires et attitudes qui l’accompagnent sont ainsi des signes de pouvoir. Mais la dimension intéressante de l’article est l’hypothèse selon laquelle c’est l’esthétique liée au costume du manager qui le contrôle. Il y aurait comme une sorte de cercle vertueux entre la rationalité du corps managérial et l’esprit rationnel du manager. « The manager, putting on his tie in front of the mirror every morning, dressing himself up as manager, inscribing upon this be-suited body the aesthetic of order, thus becomes inscribed within a discourse of self-control, symbolized aesthetically through the peculiar artwork of the managerial body » (Ibid : 71). Harding suggère que ceci est l’aliénation suprême : c’est le corps du manager, ce corps à qui il apporte des soins, jusqu’à le considérer comme une œuvre d’art, qui le contrôle. « Stepping into the subject position of manager means putting on the suit, the tie and the organization, and subjecting the managerial self to the utter subjection of being controlled by that very body which, we traditionally assume, is the locus of self » (Ibid : 74).

Deborah Kerfoot, qui a aussi étudié les hommes managers, suggère qu’ils sont désincarnés, ce qui signifie pour elle qu’ils sont incapables d’éprouver des émotions. Ainsi, exercer le contrôle sur l’« autre », à savoir l’être différent et inconnu, est pour eux un moyen de conquérir une identité stable. C’est notamment à travers leur corps qu’ils construisent ce contrôle et cette stabilité identitaire. Mais cela a pour conséquence une sorte de distance par rapport à leur propre corps, un disembodiment. « Masculine subjects ‘occupy’ or ‘inhabit’, rather

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than fully experience, the body » (Kerfoot, 2000 : 243). Kerfoot et Harding, femmes, ont cependant le désavantage de ne pas proposer de point de vue interne. Il faudrait pour cela des managers racontant leur expérience corporelle et peut-être des chercheurs masculins s’intéressant à la question du corps ; on peut supposer qu’ils auraient plus de facilités à mener des entretiens avec les hommes, mais aussi à comprendre les comportements masculins.

Une étude très récente aborde les stratégies vestimentaires de deux différentes unités de l’armée israélienne (Kachtan & Wasserman, 2014). Cet article est très riche ; il considère à la fois l’aspect disciplinant et l’aspect émancipatoire des vêtements. En s’intéressant à l’utilisation que les soldats font de leur uniforme et des règles qui y sont associées, les auteurs repèrent deux stratégies opposées, à l’œuvre dans deux différentes unités de l’armée : l’obéissance et le non respect des règles. « The Israeli army, like other armies, has clear and strict rules regulating the attire required of its soldiers: an identical, pressed and clean uniform, elastic bands for boots, berets, shirts tucked in, etc. are all aimed at presenting aesthetics of restraint, neatness and well- organized masculinity, projecting power as a direct result of this self-discipline » (Ibid : 13). En pratique il y a cependant dans l’armée deux esthétiques opposées : d’une part l’esthétique représentative, c’est-à-dire le port de l’uniforme quand le soldat est en permission ou en contact avec les civils, d’autre part l’esthétique de terrain, c’est-à-dire le port de l’uniforme lors du travail effectif. Sur le terrain ou lors des exercices, il est évident que la première préoccupation du soldat ne saurait être la propreté du corps ou des bottes. En représentation le soldat se doit cependant d’être propre, net, rasé de près, son uniforme bien ajusté et fermé, ses bottes bien cirées. Ces soldats sont décrits comme coquets, toujours dans la retenue (restrained), presque trop propres pour être de vrais soldats, ce qui rejoint le discours de Harding sur l’esthétique du corps managérial. « The Paratroopers are all dandified whities with permanently neat and pressed uniforms… » (Ibid : 14). La perfection vestimentaire et la propreté corporelle exigées pour le soldat en permission reflètent clairement une volonté de contrôle de l’armée. « These are major demands of soldiers in general, stemming from the army’s fear of losing control of the body. The army is concerned that facial and body hair will grow unchecked, and that the body will become and remain dirty, as will clothes and boots, so a significant effort is invested in controlling the soldier’s body » (Ibid : 17). L’armée semble hantée par

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la peur de perdre le contrôle des corps de ses effectifs, d’où l’importance de la perfection corporelle, perfection que l’on retrouve chez les managers.

Que l’on soit homme ou femme, avoir une apparence professionnelle semble paradoxalement une expérience parfois « désincarnante » (disembodying), comme si le sujet se détachait en quelque sorte de son corps à force de devoir en gérer la surface. Cette expérience de distance avec son propre corps n’est pas forcément mal vécue ; c’est une manière de se protéger, de se construire une identité professionnelle. La tenue de travail rend les corps aptes au travail en les fermant en quelque sorte sur eux-mêmes. Afin de maîtriser son apparence, le sujet se contrôle et se voit sans cesse dans le regard des autres, il cherche à créer la meilleure impression ; il prend ainsi de la distance par rapport à son propre corps qu’il regarde plus qu’il ne le vit. Son corps se ferme progressivement. Haynes le dit, les femmes comptables doivent sacrifier des aspects de leur personne pour acquérir une apparence professionnelle. Le corps constitue une partie de notre personnalité ; notre singularité se perd quand le corps est construit exclusivement de l’extérieur, par le regard que les autres posent sur lui.