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Chapitre 2 Le corps contrôlé 54

I. La gestion des corps dans l’espace 56

Pour rendre les corps dociles, il faut tout d’abord répartir les individus dans l’espace, les immobiliser ou les mobiliser, sur le modèle de la salle de classe, de l’usine, du bataillon ou de l’hôpital. C’est là l’un des aspects les plus évidents du contrôle ; un corps est contrôlé par le contexte immédiat qui l’entoure. Pour cela la discipline met en œuvre plusieurs techniques (cf. p. 166-175 dans Surveiller et punir) : la clôture de l’espace, le quadrillage (chaque individu à sa place), les emplacements fonctionnels (surtout dans l’usine) et le rang (la place que l’individu occupe dans un classement est traduite matériellement par sa position dans l’espace). Ensemble, ces quatre techniques construisent ce que Foucault appelle des « tableaux vivants », c’est-à-dire des groupements humains ordonnés. « Il s’agit d’organiser le multiple, de se donner un instrument pour le parcourir et le maîtriser ; il s’agit de lui imposer un ‘ordre’ » (Foucault, 1975 : 174). C’est ce qu’il appelle le pouvoir cellulaire, c’est-à-dire la mise en cellule de chaque individu pour un bon fonctionnement de l’ensemble. L’historien construit un parallèle entre la solitude des corps au travail et la cellule du moine, ou encore la cellule du prisonnier du panoptique. La séparation des corps, leur mise à distance dans l’espace dans le but d’éviter les effusions, les fusions ou les confusions, est centrale pour que le contrôle puisse avoir lieu.

Une telle analyse semble raisonnable là où le contrôle direct d’une activité tangible prédomine ou encore dans un cadre de formation ou d’assistance aux personnes. Mais qu’en est-il de l’organisation des professions intellectuelles ou des métiers du service ? Qu’en est-il de la norme du travail en équipe ou de la créativité collective ? Comment analyser alors les open space ? Peut-on vraiment penser le contrôle comme une répartition des corps dans l’espace ?

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Au cours de sa longue ethnographie bancaire (9 ans), Alexandra Michel repère une modalité de contrôle visant le corps qu’elle appelle étrangement contrôle « discret » (unobtrusive control) dans le sens où les membres de l’organisation n’en ont pas forcément conscience ; selon elle, ils ont du mal à s’imaginer leur vie professionnelle autrement (Michel, 2011). « Some controls are not cognitive but bypass the mind—the domain of cognitive control theories—and target a neglected domain: the body. For example, organizations use controls such as timetables to create productivity-enhancing physical rhythms, architecture and floor layouts to organize bodies in space for optimal surveillance, and work techniques that weave bodies together with productive artifacts (e.g., Foucault, 1979) » (Ibid : 327). L’architecture et les espaces de travail organisent les salariés dans le but d’une surveillance optimale ; les corps, ainsi que le travail qu’ils accomplissent, sont rendus visibles, souvent dans des espaces collectifs, mais ceci est perçu par les salariés comme du « habitual business conduct ». « Unobtrusive controls thus managed time, space, and energy. Unlike explicit cognitive controls, they were embodied in the environment and routines, sometimes for reasons unrelated to control » (Ibid : 340). Dans les deux banques observées par Michel, le salarié est habitué à rester tard ; il finit par dîner au travail où tout est fait pour le retenir (dîner et frais de taxi pris en charge), ce qui lui semble être un avantage offert par l’organisation. Le contrôle cognitif (normes et valeurs véhiculées par l’organisation) interagit avec le contrôle visant plus directement le corps, à savoir la configuration de l’espace de travail et les routines qui y sont liées. Chaque salarié peut par exemple personnaliser son espace pour s’y sentir comme chez lui, les banques encourageant souvent la vie privée au travail. Afin de comprendre en quoi ce contrôle serait discret, un retour sur les mots de Foucault est utile : « cet assujettissement (du corps) n’est pas obtenu par les seuls instruments soit de la violence soit de l’idéologie ; il peut très bien être direct, physique, jouer de la force contre la force, porter sur des éléments matériels, et pourtant ne pas être violent ; il peut être calculé, organisé, techniquement réfléchi, il peut être subtil, ne faire ni des armes ni de la terreur, et pourtant rester de l’ordre physique » (Foucault, 1975 : 34). Ainsi, certains banquiers interviewés par Alexandra Michel réalisent la subtile dimension physique du contrôle exercé par la banque en lisant les conclusions de son étude.

Deux études très intéressantes se penchent quant à elles sur l’effet de l’espace de travail ouvert sur les salariés. Il semblerait que l’open space, où chacun sait quand quelqu’un part ou

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arrive, génère du surtravail et du présentéisme. Cet espace semble être assez éloigné de la clôture et du quadrillage décrits par Foucault, et pourtant on pourrait se demander en quoi il est réellement ouvert et s’il ne récrée pas des frontières (Wasserman, 2012). Par ailleurs, l’ouverture de l’espace peut être tout aussi contraignante pour les individus que sa fermeture. Dans les deux cas que je vais décrire, l’entreprise a planifié de nouveaux espaces de travail dans un immeuble neuf pour obtenir un changement dans le comportement de ses salariés ; ainsi il est possible de parler d’un contrôle spatial s’exerçant sur les corps. Le premier cas est une observation longitudinale (8 ans) des nouveaux locaux d’une entreprise anglaise produisant de l’électricité (Dale, 2005) ; le second cas raconte l’expérience subjective de deux salariées dans le nouvel immeuble du leader des télécommunications en Norvège (Bean & Durant, 2005).

Karen Dale cherche à théoriser la matérialité du contrôle ; pour cela elle invente le concept de social materiality, sorte de malléabilité sociale du contrôle spatial. Elle raconte que quand elle est entrée pour la première fois dans l’immeuble intelligent de EnergyCo, elle a tout de suite pensé au panoptique : en effet les trois premiers étages sont totalement ouverts alors qu’au dernier étage se situent les espaces de direction, fermés (elle ne mentionne pas cependant ce qu’ils voient depuis leurs locaux). Les corps de la majorité des salariés sont ainsi visibles par tous en permanence, disponibles pour l’interaction, surtout lorsqu’ils se déplacent ou se rendent dans les nombreux points de rencontre planifiés par l’entreprise sous la forme de vastes tours rassemblant des services tels que machine à café, toilettes, etc. Le discours justifiant la création des open space est souvent lié aux bénéfices supposés de la circulation des corps et des interactions spontanées, notamment pour l’innovation, ce qui semble éloigné de la séparation des corps décrite par Foucault. Peu de règles régissent les espaces à EnergyCo, seule la hauteur maximale séparant les postes de travail est strictement contrôlée ; ainsi il est impossible de s’isoler. Les salariés ont participé au choix du mobilier et semblent satisfaits de la transparence et de la simplicité de leur nouvel immeuble (celui-ci a aussi un jardin et une salle de sport, ce qui crée des espaces de respiration). Ils s’approprient l’espace et l’aménagent un peu à leur guise ; au rythme de l’augmentation des effectifs, le mobilier s’accumule et referme l’espace, qui de surcroît devient beaucoup plus bruyant. Ils résistent aussi à la norme qui voudrait qu’ils se déplacent en permanence en communiquant par des gestes que Dale avoue ne pas comprendre. Cet exemple illustre selon elle un embodied agency, sur lequel je revendrai au chapitre 3. Les salariés étant plus nombreux (le double), des files d’attente ont commencé à se former aux machines à café,

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ce que l’entreprise a résolu en augmentant leur voltage. En effet, attendre n’est pas circuler, et dans sa conclusion Dale décrit l’organisation en termes de flux, flux de personnes, d’énergie, d’argent. « The flow of electrons was increased in order to increase the flow of hot water to increase the flow of people to increase the flow of electricity to increase the flow of profits: a mutual enacting of social and material flows » (Dale, 2005 : 674). On ne peut pas dire que le thème de la surveillance prédomine dans l’article ; celui-ci dévoile plutôt les opportunités de l’espace, même si celles-ci peuvent sembler maigres (gestes ou déplacements, choix du mobilier, aménagement).

Cynthia Bean et Rita Durant (2005) restituent le récit de deux managers femmes de Telnor qui sont assez critiques envers leurs nouveaux locaux. L’entreprise a en effet imposé dans ses nouveaux locaux un mode de vie et de travail original : le travail nomade (nomadic work). Non seulement les espaces sont ouverts et transparents, les matières prédominantes étant le verre et le métal poli, mais en plus personne n’a de place attribuée et il est demandé aux salariés de délaisser au maximum le papier. Des bars, cuisines et salles de réunion, tous transparents, ponctuent l’espace. Pour ranger leurs affaires, ils n’ont qu’un tout petit meuble chacun et doivent donc réellement devenir nomades, ce qui est grandement facilité par l’utilisation des outils numériques, notamment le téléphone portable. Pour se localiser, les salariés s’appellent et ils sont aussi encouragés à travailler depuis leur domicile. Pour les deux personnes interviewées, habituées à avoir de vastes bureaux et du beau mobilier, ces conditions de travail sont presque choquantes. L’une décrit une perte de repères à la fois spatiaux et temporels, ce qui a conduit à du surtravail, du burnout et à un blocage par rapport à certains supports numériques. L’autre femme, plus pragmatique, a décidé de venir chaque jour très tôt afin d’être sûre d’avoir toujours la même place, ce qui lui confère l’avantage d’être plus visible pour les autres. Toutes les deux décrivent un malaise dans leur créativité individuelle pour laquelle elles affirment avoir besoin à la fois de papier et d’espace. L’espace de Telnor est bien ouvert, mais paradoxalement il est décrit comme étroit. Cela est très intéressant pour mon propos dans le sens où le corps aurait besoin d’un espace spécifique pour être créatif ; l’une affirme qu’elle a besoin d’un espace privatif pour penser en déambulant et l’autre parle de son attachement aux documents en papier qui prennent plus de place sur un bureau et sur lesquels on peut déborder. « Sonje returns to speaking from the embodied sense of distress this way of working causes her. She explains about the openness and emphasizes that there is no backstage in Fornebu, and at the same time there is no place to stand out from the crowd » (Bean & Durant, 2005 : 107). L’ouverture de l’espace dénote d’une

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parfaite horizontalité qui semble avoir un effet angoissant sur les salariés qui ne peuvent ni se cacher ni se distinguer de la masse ; c’est un espace parfaitement lisse et transparent, où l’on est à la fois libre et désorienté. Sonje raconte aussi qu’il y a deux types de réponses à l’injonction au travail nomade : d’un côté les personnes qui s’incarnent au travail, utilisant leur corps dans les interactions et l’exposant (display) pour séduire les autres, la transparence de l’espace les aidant dans cette démarche ; et de l’autre les personnes qui travaillent de manière désincarnée, se connectant digitalement à leurs collègues et à leurs tâches. À ce propos Dale suggère que les personnes ayant une plus grande présence corporelle (elle les appelle les « movers and shakers ») se font remarquer et acquièrent naturellement plus d’influence. Il semblerait donc que l’espace de travail « ouvert » ne soit pas directement assimilable au panoptisme, bien que la visibilité des corps et les regards y jouent un rôle important. La surveillance semble très restreinte, ce qui pourrait aussi signifier que les salariés sont invités à une nouvelle forme d’autodiscipline ; ils doivent eux-mêmes organiser leurs corps afin d’être performants au travail. « It is difficult in Fornebu and nomadic work ‘cause there is no one… stopping you from anything » (Ibid : 100). Cette confidence reflète curieusement un manque de contrôle, un espace à la fois trop lâche et trop lisse.

Ces deux cas montrent que l’espace ouvert n’est pas toujours vécu comme disciplinant par les salariés ; il est parfois même vécu comme angoissant suite à un manque de repères spatiaux stables, mais ceci est aussi dû à la nouveauté des locaux de Telnor que les salariés n’ont pas encore eu le temps de s’approprier. Quand on lit qu’ « un des premiers objets de la discipline, est de fixer ; elle est un procédé d’anti-nomadisme » (Foucault, 1975 : 254), on se dit que le contrôle tel qu’il s’exerce dans les organisations aujourd’hui semble bien différent et beaucoup plus complexe. En effet, dans le cas de Telnor, le contrôle des corps dans l’espace semble en quelque sorte inversé : l’entreprise agit comme si elle voulait que ses salariés se dématérialisent ; ils peuvent passer à la rigueur, mais ils ne doivent pas s’attacher à leur lieu de travail, ce qui contribue aussi à les rendre efficaces tout au long de la journée. Le travail intellectuel pouvant s’accomplir n’importe où, nul besoin pour l’organisation de surveiller les corps. On pourrait donc avancer que le contrôle opère dans ces deux cas non par la fixation, mais par la circulation perpétuelle des corps, ce qui fait d’ailleurs sens avec tous les discours de mobilité, de flexibilité mais aussi d’autonomie du salarié.

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Revenons rapidement au Panoptique, dispositif d’enfermement et de surveillance inventé par Bentham et décrit par Foucault (1975 : 233). Le panoptique est « un type d’implantation des individus dans l’espace ». « Chaque fois qu’on aura affaire à une multiplicité d’individus auxquels il faudra imposer une tâche ou une conduite, le schéma panoptique pourra être utilisé » (Ibid : 240). Il est important de spécifier que le prisonnier est vu sans voir : « il est vu, mais il ne voit pas ; objet d’une information, jamais sujet dans une communication » (Ibid : 234). L’invisibilité latérale (entre collègues) est ainsi la garantie de l’ordre. Ceci ne s’applique pas aux espaces de travail contemporains ; c’est plutôt le contraire qui se produit : afin que les salariés puissent innover mais aussi se surveiller entre pairs, on leur interdit de s’isoler. Il faut donc penser que si surveillance il y a, celle-ci opère autrement ; l’organisation peut par exemple chercher à instaurer des relations de concurrence entre collègues. De plus, à travers le dispositif du panoptique, le pouvoir est automatisé et désindividualisé. « Peu importe, par conséquent, qui exerce le pouvoir. Un individu quelconque, presque pris au hasard, peut faire fonctionner la machine : à défaut du directeur, sa famille, son entourage, ses amis, ses visiteurs, ses domestiques même » (Ibid : 236). Il suffit pour le prisonnier de se savoir observé et il adaptera sa conduite. Dans le nouvel immeuble décrit par Dale, les salariés ont conscience que la direction se trouve au dernier étage, ses membres circulant sur ses coursives, mais il n’est probablement pas nécessaire pour eux de les voir effectivement circuler.

De nouvelles technologies de contrôle sont néanmoins apparues dans les organisations ; ainsi les chercheurs s’intéressant à la surveillance contemporaine mobilisent rarement le panoptique qu’ils considèrent comme une métaphore unidirectionnelle. « Rule (1998: 68) observes that the panopticon alone offers ‘little help’ in understanding new forms of electronic surveillance, particularly if the question is whether people are subject to more or more severe forms of control » (Ball, 2005). Pour ces chercheurs le corps reste néanmoins au centre des dispositifs de contrôle : « the target of the generic ‘surveillance assemblage’ is the human body, which is broken into a series of data flows to the end of feeding the information categories on which the surveillance process is based » (Ibid : 93- 94). Le corps est en quelque sorte ouvert pour être fouillé, les pratiques (biométrie, tests génétiques, etc.) se basant sur la présupposition qu’il contiendrait une vérité supérieure. Ainsi, l’approche du contrôle par la gestion des corps dans l’espace semble insuffisante ; elle ne produit pas une vision satisfaisante de la complexité du contrôle s’exerçant sur les

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corps en contexte organisationnel. Les systèmes de contrôle se doivent d’être flexibles dans un monde du travail postfordiste. De nouvelles formes d’auto-surveillance ou de surveillance participative ont émergé et permettent au management d’opérer un contrôle flexible. Le biopouvoir, le contrôle s’opérant à travers les corps, devient une technique de contrôle flexible (Hetrick & Boje, 1992).

Barbara Townley a confronté la pensée de Foucault avec les pratiques contemporaines en gestion des ressources humaines (Townley, 1993). Pour elle, la répartition des individus peut se faire géographiquement ou spatialement, par exemple par la séparation du siège social des autres bureaux, elle peut aussi se faire à travers la technologie, mais elle opère principalement par l’imposition d’un ordre, c’est-à-dire la construction d’une classification rationnelle des êtres vivants. « The questions raised from a Foucauldian perspective relate to how and why, and with what effects, boundaries become imposed, maintained, and breached, not whether they are accurate or efficient, or whether they reflect reality » (Ibid : 529). Ce qui est intéressant est comment, pourquoi et avec quels effets des frontières sont imposées, maintenues ou transgressées. Cependant, la question des frontières dépasse la question strictement spatiale ; les corps aussi ont des limites et je vais maintenant montrer comment l’organisation exerce un contrôle sur ces limites.