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Chapitre 2 Le corps contrôlé 54

III. L’autocontrôle corporel 69

L’hypothèse selon laquelle l’organisation exerce un contrôle sur les corps des salariés se dilue un peu lorsque l’on aborde l’autocontrôle. Celui-ci est le résultat de mécanismes complexes qui ne peuvent pas toujours être imputés à l’organisation ni à la manière dont le travail est organisé. Les techniques du pouvoir travaillent le corps du sujet de l’intérieur, dans le moindre détail. Foucault utilise souvent un vocabulaire lié à la minutie, à la fois pour parler du corps et des modalités de son contrôle : le grain fin, le tissu, la trame ; il s’agit de la microphysique du pouvoir.

Il sera ici question de regard, à la fois le regard que le sujet porte sur lui-même et celui que les autres portent sur lui. Voici comment Foucault décrit le passage du contrôle à

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l’autocontrôle : « celui qui est soumis à un champ de visibilité, et qui le sait, reprend à son compte les contraintes du pouvoir ; il les fait jouer spontanément sur lui-même ; il inscrit en soi le rapport de pouvoir dans lequel il joue simultanément les deux rôles ; il devient le principe de son propre assujettissement » (Foucault, 1975 : 236). Par ailleurs, l’on serait passé d’un contrôle direct s’exerçant par des châtiments et des contraintes physiques à un contrôle plus indirect, tendant vers l’incorporel. C’est désormais sur la conscience du sujet qu’agit le contrôle, c’est donc le sujet lui-même qui gouverne son corps afin de le rendre conforme à ce qu’on attend de lui ou afin d’atteindre un idéal qu’il s’est lui-même fixé. D’où l’idée de « l’âme, prison du corps » (Ibid : 38), renversement par rapport à l’idée platonicienne du corps enfermant l’âme. Ce pouvoir s’exerce tout d’abord par le regard, le sujet est soumis à un champ de visibilité. Par la suite le sujet internalise le regard, il se regarde lui-même en quelque sorte, et il se divise en deux entités : le surveillant et le corps. Pour les féministes par exemple, la femme s’autodiscipline parce qu’elle a intégré le regard que l’autre porte sur elle : « women internalize the panopitical gaze of the male connoisseur; women live their bodies as 'seen by another, by an anonymous patriarchal Other' » (Trethewey, 1999 : 425). Ou encore : « women experience their bodies as on display, available to the ‘gaze’ of both male and female disciplinarians. It is not surprising, then, that women routinely engage in self-surveillance and work hard at disciplining and normalizing their own bodies and selves » (Ibid : 446). Ici le corps n’est pas séparable du sujet ; le corps est le sujet.

L’autocontrôle s’opère aussi à travers la parole que le sujet produit sur lui-même. La technique de l’aveu, décrite dans La volonté de savoir, contribue à la production d’un sujet qui s’examine sans cesse et ainsi se discipline, s’imposant une morale personnelle. Lorsqu’il va chez le psychologue, le médecin ou le prêtre, l’individu se confie et consigne une parole sur son corps. Ces mots prononcés le conduisent à faire un examen de conscience, à modifier ses comportements et peut-être même à réorganiser son corps. « L’instance de domination n’est pas du côté de celui qui parle (car c’est lui qui est contraint) mais du côté de celui qui écoute et se tait ; non pas de celui qui sait et fait réponse, mais du côté de celui qui interroge et n’est pas censé savoir. Et ce discours de vérité enfin prend effet, non pas dans celui qui le reçoit, mais dans celui auquel on l’arrache » (Foucault, 1976 : 84). Le sujet se livre et croit ainsi se parfaire, mais en fait son intimité est comme violée et le niveau d’autocontrôle augmente ; dans l’aveu le sujet est à la fois fabriqué et resserré sur lui-même. « La belle totalité de l’individu n’est pas amputée, réprimée, altérée par notre ordre social, mais l’individu y est soigneusement fabriqué, selon toute une tactique des forces et des

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corps » (Foucault, 1975 : 253). Il y a chez Foucault cette idée que le sujet creusant dans son intimité pour y chercher une plus grande connaissance de lui-même est dans un piège. Nicolas Rose et ses nombreux héritiers ont parlé des « technologies of the self » (Rose, 1989). « Quand il n’est pas spontané, ou imposé par quelque impératif extérieur, l’aveu est extorqué ; on le débusque dans l’âme et on l’arrache au corps » (Foucault, 1976 : 79). N’est- ce pas ce qui se passe quand l’organisation veut en savoir toujours plus sur ses membres, les conviant à des entretiens ou à des événements de toutes sortes ?

C’est donc celui qui accepte d’être vu en détails, et qui par la suite se regarde, celui qui consigne la vérité sur sa personne, et qui par la suite s’écoute, qui est l’objet de l’autocontrôle. Mais qu’en est-il de celui qui demeure invisible et qui se tait, celui qui a le savoir-pouvoir ? Il semblerait que l’instance du pouvoir n’ait pas de corps, ce qui d’ailleurs est le cas dans la machinerie panoptique : elle n’a pas besoin de surveillant pour fonctionner. Celui qui regarde en demeurant invisible, celui qui interroge l’autre sans engager sa personne, celui-ci reste immobile, impassible, incapable d’émotions ou d’empathie. Il regarde les corps des autres et écoute leurs affects mais lui-même n’a pas de corps, à la rigueur il n’en a pas besoin. Le corps est fragile, périssable, trop humain.

Cela rejoint les thèses de Norbert Elias à propos de la retenue des corps durant la Société de Cour. Les rois et les nobles, que les bourgeois imitent, se doivent de demeurer calmes et immobiles, de contenir leurs émotions, de verrouiller la surface de leurs corps qui ne doit rien exprimer sauf peut-être leur majesté, c’est-à-dire leur rapport au divin. Le corps sacré du puissant tend vers l’incorporel : immobile, poudré, orné de tissus et de pierres précieuses ; c’est sa parole qui prime sur son corps. Lors de la Renaissance le corps à corps de la société médiévale est remplacé par le face à face ; il n’est plus question de terrasser son ennemi mais de l’humilier par des mots ou de le ridiculiser face aux autres (Haroche, 1993). Les passions du corps, et notamment sa violence, sont contenus par le surmoi ou la conscience, c’est-à-dire par les mécanismes psychologiques de l’autocontrôle. La décence et la déférence deviennent des valeurs à respecter. Ainsi, les corps se construisent des frontières plus nettes, la distance corporelle entre les individus augmente. Car le corps est menacé à la fois de l’intérieur (il pourrait trahir une émotion, une faiblesse, un penchant) et de l’extérieur (la rencontre avec l’autre pourrait engendrer de l’émoi ou de la rage). L’émotion, agitation ou trouble dans l’économie du corps, est directement liée au

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mouvement ; émouvoir veut dire mettre en mouvement, agiter, exciter. À la cour il s’agit de se contenir, de fermer son corps sur lui-même afin de ne rien laisser transparaître. Le corps doit garder sa position, c’est-à-dire être à la hauteur de sa fonction dans un système de relations. La Renaissance est pour Elias le moment où la règle devient « voir, mais pas toucher » ; l’individu devient plus « civilisé », le sens de la vue est privilégié par rapport aux autres sens, d’où l’importance de plus en plus grande donnée à l’apparence. L’invention de la fourchette et des bonnes manières de table implique aussi un nouveau gouvernement des corps ; de manière générale le corps est plus distant, plus contrôlé, plus digne, moins animal. Norbert Elias décrit le processus historique de l’apparition des normes sociales ; c’est aussi avec ces nouvelles normes que l’autocontrôle corporel augmente, ce qui a pour résultat principal une fermeture des frontières du corps. Les mots contenance, retenue et réserve indiquent tous que le corps se doit de rester bien scellé. C’est l’autocontrôle qui rend possible cette fermeture ; le sujet est en fait le meilleur dresseur de son propre corps. Âme, prison du corps ; avec un peu d’exercice le corps se contrôle très bien lui-même.

Même si l’agir sur soi a été étudié dans le cas des contrôleurs de gestion (Lambert & Pezet, 2007), l’autocontrôle corporel semble peu étudié en théorie des organisations. Il semble difficile de distinguer le contrôle de l’autocontrôle, les deux phénomènes étant intimement liés. S’appuyant sur Foucault, Barbara Townley identifie deux mécanismes à l’origine de la création du sujet industriel, création qui passe forcément par sa connaissance approfondie : l’examen et la confession (Townley, 1993). À travers ces deux pratiques, constitutives de l’autodiscipline, l’organisation a un meilleur accès à l’individu et l’individu à lui-même, et cela dans un même mouvement. L’entretien d’embauche et tous les processus de sélection (dossiers de candidature, tests de personnalité, etc.) sont des techniques apparentées à l’examen. Tous les codes de comportement que le candidat est censé respecter lors de ses rencontres charnelles avec l’organisation, c’est-à-dire avec ses membres significatifs, contraignent largement son corps ; ne pas s’asseoir sans y être invité, présenter une main ferme et sèche, regarder son interlocuteur dans les yeux, etc. Le moindre faux-pas gestuel est à éviter, mais le candidat sait aussi que c’est souvent son aisance corporelle et de manière générale son physique, qui fera la différence. La technique de l’examen culmine peut-être aujourd’hui dans les nombreuses pratiques d’auto-évaluation (self-assessment). Même si l’auto-évaluation est ponctuelle, elle laisse des traces chez l’individu qui est incité à

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se surveiller sans cesse, à se remettre en question et à se demander comment il pourrait s’améliorer. Cette situation d’autodiscipline laisse peu de place aux gestes spontanés du corps. Néanmoins, lors de l’entretien d’embauche, on incite bien souvent le candidat à parler ouvertement ; on cherche à comprendre sa « vraie » personnalité, ce qui peut créer une situation très inconfortable. Lors des entretiens annuels d’évaluation, le salarié est par exemple invité à s’exprimer sur sa satisfaction au travail, ce qui est en fait très subjectif. « Part of the value of the confession is that it produces information that becomes part of the individual's self- understanding » (Ibid : 536). Tous ces mécanismes répertoriés par Townley ne sont pas explicitement liés au contrôle du corps ; néanmoins ils constituent des situations (parfois même des rituels) de fort autocontrôle corporel. Dans les situations d’évaluation, le face à face est aussi un corps à corps, même si celui-ci conduit rarement à l’affrontement. Une extrême politesse ou un respect scrupuleux des normes établies peut toutefois conduire à des situations de violence symbolique.

Un professionnel doit savoir démontrer qu’il contrôle son propre corps ; ainsi il est préférable d’être en forme (fit), en bonne santé, bref de savoir gérer et maîtriser son capital physique. Si une personne est en surpoids, cela est souvent perçu comme de la paresse ou un manque d’autodiscipline. Trethewey a cependant interviewé des femmes vivant leur surpoids comme une manière de déjouer la sur-sexualisation de leurs corps ; un « grand » corps leur apporte ainsi une certaine liberté professionnelle, et parfois même une prestance (Trethewey, 1999 : 432). Mais de manière générale un corps bien entraîné et en bonne santé est mieux perçu dans la mesure où il semble plus apte au travail ; « fit bodies can endure » (Ibid : 433).

« There are specific and learned ways of moving (or not moving) one's body that convey professionalism to an audience of body readers » (Ibid : 436). Les femmes mettent en œuvre des stratégies corporelles très étudiées afin d’être perçues comme professionnelles, stratégies qu’elles apprennent souvent dans des formations qui leur sont destinées ; ainsi elles contrôlent leur manière de marcher, de s’asseoir, de croiser leurs jambes, d’entrer dans une pièce, cela constitue une série de petits détails corporels qui ensemble forment une autodiscipline (ou un langage corporel maîtrisé). En cas de langage corporel inapproprié le sujet est souvent décrédibilisé. Mais ce comportement est aussi largement inconscient, ou du moins pas toujours compris par le sujet. « While she wasn't able to describe the specific non-verbal behaviours that she uses in the

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performance, she was aware of 'turning on a switch' that enhanced her professional identity » (Ibid : 437). Cette idée de l’interrupteur fait penser au passage d’un seuil, par exemple l’entrée en réunion. À certains moments le corps entre en scène et performe, ceci afin de conquérir quelque chose. Ce moment est peut-être un moment de relâchement de l’autocontrôle, un moment de dévoilement, même si Trethewey le décrit encore comme un aspect de la discipline. Ce haut degré d’autodiscipline corporelle chez les femmes viendrait du fait qu’elles vivent dans un corps plus visible, ou en tout cas toujours exposé aux regards (on display), à la fois masculins et féminins.

La question de l’autocontrôle corporel masculin reste ouverte ; les hommes semblent à la fois plus visibles, dans le sens où ils sont entendus, et moins visibles dans le sens où leur corps est dans la normalité de l’organisation. Le masculin a souvent été assimilé à l’esprit et à la raison, mais aussi à la violence, à la force et au courage. Qu’en est-il du corps masculin en organisation ? Les hommes semblent discipliner leurs corps plus facilement que les femmes, même si les deux sexes ne sont pas indépendants. Les différentes sexualités se régulent entre elles ; les hommes s’habillent aussi pour plaire aux femmes. Bryan Turner, dans sa théorie sur l’ordre corporel (bodily order), propose que l’apparition de la retenue (the restraint of desire) est liée à la régulation patriarcale de la sexualité féminine. Les femmes déviantes étaient tout simplement considérées comme hystériques (Shilling, 2012 : 91). Le corps managérial décrit par Nancy Harding est assujetti par son esthétique très lisse ; la panoplie (le costume, la cravate et les soins apportés au corps) contraint largement le sujet et limite ses mouvements. Le manager se discipline à travers sa tenue ; celle-ci semble mener naturellement à la retenue, c’est-à-dire à un comportement policé, fortement codé et très peu innovant.

L’autocontrôle a donc tendance à renforcer la fermeture des frontières du corps. Le sujet se possède, il se surveille, veillant à apparaître toujours digne. « Se posséder » contient l’idée d’un hermétisme, d’une création de frontières entre soi et le monde, mais aussi entre soi et je. Surveiller sans cesse les limites du corps, ne jamais déborder ou perdre ses moyens, ne pas se laisser envahir, tout cela semble mener à une certaine fixité du sujet. Celui-ci ressemble à un souverain surveillant d’un œil son trésor, à savoir son équilibre corporel, et de l’autre, les ennemis, à savoir tous les éléments menaçant son intégrité. Le corps est perçu

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comme un territoire à défendre, territoire auquel le sujet doit donner une identité stable. L’organisation territorialise les corps, leur assignant une identité professionnelle. Tous ces niveaux de contrôle interagissent à tel point que le sujet semble perdre de vue le potentiel de son corps.

Le manager contrôle parfaitement sa sexualité, ce qui est un prérequis pour un professionnel. « I suggest that the suit and the tie, in demonstrating at once both rigid control and signs of a sexuality which always threatens to break through, can allow the manager to claim the potential for rampant sexuality and importantly, the ability to rigidly subordinate and control it. Were these signs of potency totally absent, the aesthetic would lack its power » (Harding, 2002 : 67). Le manager tire son pouvoir à la fois de sa sexualité et de sa capacité à la contrôler. Cette citation, suggérant très bien le lien entre autocontrôle et sexualité, me mène vers la dernière partie de ce chapitre : la désexualisation en organisation.