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L’intervention d’art : une perturbation révélatrice de l’embodiment des banquiers 149

Chapitre 4 Le contexte étudié 119

III. L’intervention d’art : une perturbation révélatrice de l’embodiment des banquiers 149

L’intervention d’art, définie comme le travail prolongé des artistes avec les salariés d’une entreprise en vue de la création d’une œuvre d’art en son sein, pourrait être rapprochée par certains côtés de l’intervention menée en entreprise par un consultant ou un chercheur, c’est-à-dire de la recherche-intervention ou de la recherche-action. Les dilemmes propres à la recherche-intervention ont été étudiés, notamment la tension qui existe entre son utilité et l’indépendance du chercheur, mais aussi entre le rapport aux acteurs et la posture méthodologique du chercheur (Pichault et al, 2008).

L’artiste étant extérieur à l’organisation, il lui apporte un regard autre et peut-être du changement. Si on le compare au consultant ou au chercheur en management, il semble avoir une distance plus grande par rapport à l’organisation ; sa logique d’action, sa formation, ses préoccupations esthétiques, son comportement, son langage, tout l’oppose à l’entreprise. Le cas d’Axelle exposé plus haut est emblématique : la danse est en effet très éloignée du monde la finance, ce qui ne veut pas dire pour autant que les salariés ne connaissent rien à l’art et n’ont pas de pratique artistique personnelle. L’intervention se fait d’ailleurs sur le registre de l’art, celui-ci constituant le terreau de d’échange entre l’artiste et les salariés. Il ne s’agit donc pas de résoudre ou même de définir ensemble un problème de l’organisation ; il s’agit d’une expérimentation artistique ayant pour seul but la création d’une œuvre d’art pilotée par les artistes. Il n’y a pas de demande de la part de l’entreprise, ce qui laisse une liberté assez étonnante aux artistes, même si cela peut être à l’origine de problèmes de légitimation. En effet, l’artiste, souvent seul, doit réussir par ses propres moyens et malgré les éventuels décalages culturels, à convaincre les salariés à participer à la création de son œuvre. L’origine de l’intervention d’art, à savoir la ou les personnes ayant fait venir les artistes dans l’entreprise, est souvent un facteur de légitimité ou au contraire

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de méfiance. S’il s’agit d’une initiative du management ou des ressources humaines, elle risque d’être perçue comme une manipulation par certains salariés, ou une proposition tout à fait légitime pour d’autres. Selon son origine, elle mobilisera des publics tout à fait différents. Elle rend ainsi visibles les clivages politiques existant au sein d’une organisation.

Le fait qu’Art & Entreprise soit une initiative du comité d’entreprise, et plus précisément d’une fonction support considérée en interne comme une artiste, est tout à fait original dans le sens où l’on peut dire que l’art entre « par le bas », ce qui est rarement le cas (voir les différents rapports présentés en bibliographie sur les interventions d’art et notamment celui d’Ariane Berthoin-Antal et al). Il s’agit souvent d’une initiative du management, voire d’une passion de président. Ce qui est plus intéressant encore est la distance culturelle assez évidente entre les banquiers et le type d’artistes invités par Léa ; les uns issus de grandes écoles et travaillant dans une institution d’exception et les autres issus d’écoles d’art et faisant de l’art relationnel (souvent à caractère social) dans toutes sortes de contextes, le plus souvent industriels ou défavorisés.

La posture de l’intervenant a été comparée à différentes figures, médecin ou analyste, arbitre ou facilitateur, mais le plus souvent il est simplement considéré comme un expert. L’expertise n’est généralement pas la posture de l’artiste travaillant en entreprise ; il ou elle se considère au contraire comme un généraliste, pour ne pas dire un touche à tout, alternativement chercheur, flâneur et créateur de formes. L’artiste peut aussi parfois devenir un médiateur, un traducteur de certaines préoccupations conscientes ou inconscientes des salariés participants. Cependant il reste fondamentalement inutile et ne répond à aucune question que pourrait lui poser l’organisation ; au contraire, il travaille à lui poser des questions inhabituelles. Dans le cas m’intéressant ici, l’intervention soulève la question du corps. Une intervention d’art déclenche généralement des processus complexes qui ne sont en rien contrôlables et jamais vraiment compréhensibles (Barry & Meisiek, 2010).

Le cas Art & Entreprise est donc emblématique à plusieurs égards : l’initiative vient du bas, ce qui fait que les salariés ne se sentent pas obligés de participer comme cela pourrait être le cas pour une initiative pilotée par le management avec l’aide d’un cabinet de conseil. De

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plus elle est mise en place par une personne très atypique qui réussit pourtant à faire venir 53 personnes, dont 38 salariés de la banque, c’est à dire 17,5 % des effectifs de la banque. Cela n’est pas si mal si l’on pense qu’en général les artistes mobilisent moins de 10 % des salariés, selon les dires de la structure suédoise pionnière en matière d’interventions d’art en entreprise (voir le site www.tillt.se). L’intervention aborde clairement le thème du corps au travail, ce qui n’est pas très commun, bien que je connaisse au moins deux autres cas faisant de même (voir papier en cours avec Claudia Schnugg). Ainsi, elle peut être considérée comme une perturbation de l’ordre existant : demander à des banquiers de donner un geste va nécessairement les faire réfléchir à leurs gestes au quotidien, à leur corps au travail, à la question du don peut-être. Mais l’intervention peut aussi être décrite comme un espace récréatif, une manière de se détendre ou de se distraire ; l’art lui confère un côté très léger, joueur, qui ne serait probablement pas présent si elle avait été menée par un intervenant plus classique ayant un objectif défini.

Afin de mieux tirer partie de l’analogie entre intervention d’art et recherche-action, je vais maintenant m’appuyer sur la conception assez particulière de Peter Reason qui me semble proche de celle de beaucoup d’artistes relationnels (Reason, 2006). En effet ceux-ci ne sont pas toujours motivés par les résultats (l’œuvre finale) ou la rétribution financière, mais plutôt par l’expérience elle-même. L’échange avec les salariés lors de la participation de ceux-ci leur apporte une nouvelle matière pour leur recherche artistique, leur ouvrant les portes d’un monde qu’ils ne connaissent pas. Cette connaissance acquise pourra être réutilisée pour la création d’autres œuvres. De plus, les performances d’art menées en interne leur permettent de révéler les normes dominantes d’un organisme social, ce qui constitue sans doute une excitation particulière, celle que l’on a lorsque l’on agit directement sur le réel. Comme dirait Kurt Lewin, il s’agit d’expérimentation au sein de groupes sociaux « naturels » ; il s’agit donc autant d’action que de recherche (Perret & Allard-Poesi, 2003).

L’approche de Reason est très engagée : une certaine forme de recherche-action vise clairement à transformer la réalité en émancipant les acteurs sociaux. Il dégage quatre principales dimensions pouvant définir la qualité d’une recherche action. Tout d’abord le chercheur doit avoir des objectifs pratiques dignes d’intérêt (worthwhile) ; on voit ici l’importance du dévouement à une cause. Il s’agit de s’ancrer dans la réalité des acteurs

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pour comprendre leurs problèmes concrets. Ensuite il doit s’appuyer sur des connaissances variées ; ici il faut entendre que toutes les voix comptent et qu’il s’agit de dépasser la rationalité dictée par les chiffres en mobilisant notamment des connaissances sensibles ou tacites. Troisièmement, il s’agit d’un travail participatif et démocratique, conduit en accord avec les salariés ; il y a production de connaissances avec, pour et par les gens. Dernièrement il est important de garder à l’esprit qu’il s’agit d’un processus émergent, c’est-à-dire que la recherche action évolue tout au long du travail du chercheur avec les salariés, ce qui sous- entend qu’il ne saurait y avoir de résultats prédéterminés ni même de programme d’action. Reason parle de l’émancipation des acteurs (empowerment) et de l’épanouissement (flourishing) des individus et des communautés. Sa volonté est donc guidée par un désir d’ouverture et de démocratie. Cette forme de recherche-action comporte une dimension politique très forte : la participation des acteurs est fondamentale car « humans are not disembodied minds but embodied, acting beings who participate with each other and with a wider ecology of beings in life on earth » (Reason, 2006 : 189). Le chercheur engagé tend à se rapprocher des acteurs, ce qui est aussi le cas des artistes, mais peut-être dans une moindre mesure de consultants en organisation opérant dans un « système client ». Reason compare d’ailleurs le chercheur à l’artiste postmoderne tel que défini par Lyotard ; celui-ci se doit de travailler sans règles préétablies afin de faire émerger du sens. « One might say that there are two faces to action research: the practical question of how we engage with a group of people in the service of doing things they care about better; and the utopian project of helping bring forth a very different kind of world, one characterized by inquiring intelligence in participation with others » (Ibid : 200).

Le chercheur aide donc l’organisation à faire émerger un monde d’un type différent ; il lui montre de nouveaux possibles. Ce projet utopique se rapproche de ce que font les artistes, peut-être un peu malgré eux. En effet, ils font entrer leur imaginaire dans l’entreprise ; dans notre cas ils montrent aux salariés qu’il existe de nombreuses possibilités pour le corps au travail, notamment à travers l’expérimentation avec les gestes.

L’intervention d’art est aussi un réel apport pour le chercheur en sciences sociales qui a la chance d’y assister. En effet, elle crée des situations tout à fait inhabituelles que l’on pourrait appeler des situations de non-routine. Celles-ci permettent de générer des données inédites. Lors de l’entretien de gestes par exemple, les salariés se trouvent sur un seuil, une frontière : ils ne sont ni tout à fait au travail, ni hors du travail. Ainsi, ils hésitent entre

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rester dans un comportement professionnel ou se défaire de leur moi social pour essayer d’autres gestes. L’intervention permet donc de révéler à la fois les normes corporelles en vigueur dans une banque et les différents imaginaires, les multiples potentialités des corps organisés.

La performance d’art (ou happening) est une situation de non-routine collective : cette méthode est utilisée à deux reprises par les artistes lors de leur séjour dans la banque. « Créatrices de nouveaux rapports entre les individus, ou entre la communauté et certains de ses membres, les performances permettent la recomposition des relations, des règles et des valeurs sociales admises comme fondatrices. Richard Schechner les envisage ainsi comme des poches de résistance qui vont perturber, et ainsi transformer, l’équilibre de la communauté » (Schechner, 2008 : 24). L’artiste transgresse les normes sociales, ce qui donne l’occasion au chercheur d’observer les réactions que cela produit et d’en tirer une analyse de la structure sociale en question, ici l’organisation. Il est par ailleurs étonnant de constater que la performance d’art peut tout à fait être reliée à la notion de « performance » telle que communément entendue par les gestionnaires : les théoriciens de la performance d’art insistent en effet sur son efficacité, c’est-à-dire les effets qu’elle produit dans un contexte social donné (Biet & Roques, 2013).

154 Conclusion du chapitre 4

Le contexte étudié dans le cadre de cette recherche sur le corps organisé offre un niveau de complexité satisfaisant pour dépeindre un corps à la fois inscrit et agent. Si une intervention de danse contemporaine dans une institution bancaire très conservatrice permet de révéler l’embodiment des professions bancaires, elle permet aussi au chercheur de s’aventurer dans leur embodiment virtuel. En effet, les artistes révèlent les potentialités du corps au travail. Leur intervention crée une scène au seuil de l’organisation ; certains s’y amusent, d’autres y restent très maîtrisés, certains s’y dévoilent et d’autres restent ancrés dans leur personnage professionnel. La diversité des réactions des différents salariés face aux artistes introduit un doute au sujet du corps contrôlé dépeint par de nombreux auteurs : chaque corps est singulier, même dans une organisation paraissant de prime abord très homogène. Étudier les gestes et leur singularité permet ainsi de dépasser la vision du corps inscrit par les normes sociales.

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