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Personnage et rapports identitaires

III- Des modèles identitaires :

Dans les résultats de notre enquête, nous avons enregistré deux cas intéressants dans les réponses des enquêtés concernant l’item n°18 : «A quel personnage peux-tu t’identifier ? », renseignant ainsi sur l’ambiguïté et la complexité du processus de l’identification.

Nous avons noté dans ces deux réponses, que nous commenterons en détails plus loin, la présence de deux types d’identification, diamétralement opposés : le premier témoignage renvoie à une forme d’identification, établie à partir d’une transposition du réel, où l’enquêtée « se retrouve » dans un trait de caractère du personnage ; dans le second, la transposition s’opère, non pas au niveau de ce qu’elle est, mais au niveau de ce qu’elle aimerait être : le personnage incarne son désir d’être.

Concernant la première enquêtée, Safa (18 ans), elle dit avec une certaine autosatisfaction qu’elle se voit facilement dans les traits de caractère de Carmen de Georges Bizet dans un processus de projection assez particulier : « Je me sens aussi romantique et passionnée que Carmen, on me dit assez souvent que je suis

228 Bruno Bettelheim et Karen Zelan, La lecture et l’enfant, coll. Réponses, Paris, Laffont, 1981, p. 43.

assez contradictoire ; je suis rebelle et je n’accepte pas les choses telles qu’elles mais en même temps je suis hyper sensible et quand j’aime quelqu’un je ne lui avoue jamais mes sentiment et je dissimule bien mes émotions. »

Pour ce qui est de la deuxième enquêtée, Noura (18 ans), elle procède par introjection en se représentant le personnage de Carmen comme l’incarnation de son désir d’être : « J’étais fascinée par le personnage de Carmen quand on l’a étudié en classe et j’ai même cherché le texte intégral pou mieux comprendre cette femme. Je la trouve indépendante et audacieuse et cela correspond à la personnalité que je voudrais avoir. En plus elle est très féminine et pleine de vie. »

Ainsi, ces deux témoignages nous permettent de parler de deux modèles d’identification possibles :

- l’identification par projection : le lecteur retrouve sa propre image dans les traits de caractère d’un personnage, menant la même vie que lui et vivant des expériences similaires (ressemblance réelle)

- l’identification par introjection : le lecteur se projette dans le personnage qu’il désire être (ressemblance désirée).

D’ailleurs, dans le cas de construction identitaire, il s’agit en grande partie de récits proposant aux lecteurs des événements souvent coupés de leur quotidien.

Wolfgang Iser explique :

Ce n’est que lorsque le lecteur doit constituer, au cours de sa lecture, le sens du texte et ceci non pas à ses propres conditions (en faisant des analogies), mais bien dans des circonstances qui ne lui sont pas familières, que quelque chose s’exprime en lui qui met en lumière un élément de sa personnalité dont jusque-là il n’avait pas conscience.229

En somme, pour récapituler les attitudes des enquêtés face aux personnages, nous pouvons établir le bilan suivant :

229L’Acte de lecture, 1985, op.cit, p. 97.

1-Les élèves reçoivent leurs personnages préférés comme étant plus proches que ceux qu’ils rejettent.

2-Les perçoivent également leurs personnages préférés comme étant plus proches de leur moi idéal que ceux qu’ils rejettent.

3-Les élèves rejettent les personnages et les considèrent comme semblables entre eux.

Ainsi les mécanismes de la réception semblent-ils variés et dépendent-ils de plusieurs paramètres aussi bien personnels que culturels : les lecteurs se construisent les sens du récit dans un jeu interactionnel avec les personnages pour s’approprier leur univers à l’image du réel ou en s’en distanciant.

Concernant les cas du rejet du personnage, nous nous sommes rendue compte que les enquêtés mémorisent difficilement les personnages, d’après les réponses de l’item n° 19 « As-tu déjà trouvé un personnage (dans un texte ou un roman que tu as étudié en classe de français) qui te ressemble ? ». Cette difficulté de se rappeler les personnages étudiés peut s’expliquer par des raisons méthodologiques : comme les élèves appréhendent les personnages à partir de

« morceaux choisis » lors de la séance de lecture, ces personnages leur sont présentés en dehors des jeux relationnels du schéma narratif, ce qui nuit à la structure même du récit. Ceci peut conduire à un désintérêt et à un désinvestissement de la lecture. Catherine Tauveron explique ce détachement par « l’absence de parcours géographique du personnage ».230

Dans ce cas, nous comprenons mieux pourquoi les enquêtés parlent beaucoup plus de la lecture détachée et utilitaire. Ainsi, en répondant à l’item n°

10 du questionnaire « Qu’est-ce qu’un personnage ? », Nizar (17ans), qui considère que le personnage n’est qu’ « un acteur qui joue un rôle dans le texte » déclare ne s’identifier à aucun personnage, même s’il admet « aimer » Cosette de

230Le Personnage : une clef pour la didactique du récit à l'école élémentaire, Neuchâtel et Paris, Delachaux et Niestlé, 1995, op.cit.

Victor Hugo « parce que c’est un personnage fragile mais qui exprime en même temps la force et le défi ». Il ajoute « Je pense que ma personnalité est très rare et spéciale. Personne ne me ressemble et je n’imite personne, encore moins les personnages du manuel ! ».

D’après ce témoignage, aimer un personnage ne rime pas toujours avec identification. Cet enquêté semble rejeter l’idée même de l’identification pour trois raisons, qu’il nous est possible d’interpréter comme suit :

-Tout d’abord, les propos de Nizar sont véhiculés par une certaine représentation de l’identification où celle-ci serait le synonyme de l’imitation.

-Cet enquêté parait avoir une certaine conception du personnage, due à la confusion entre trois concepts : personnalité, personne et personnage.

-Comme il semble avoir une image positive de lui-même et se considère comme « unique », Nizar rejette tout le processus de l’identification, y compris les personnages.

Il serait intéressant dans ce sens de signaler la prédominance de ce type d’argument dans les réponses des enquêtés qui déclarent ne pas pouvoir s’identifier à l’un des personnages du corpus scolaire, parce que ces derniers ne leur ressemblent en rien. Ces enquêtés utilisent souvent d’autres termes comme

« différent », « difficile à comprendre », parfois même « compliqué » et donc

« particulier », « singulier » et « unique »,231pour exprimer l’image plus ou moins positive qu’ils ont d’eux-mêmes et qu’il serait difficile de retrouver dans l’un des personnages étudiés en classe de lecture. Nous introduisons à titre d’exemples quelques témoignages en guise de réponses à la question suivante : « As-tu trouvé un personnage qui te ressemble ? (dans un texte ou roman que tu as étudié en classe de français) :

-Je n’ai pas encore trouvé le caractère qui me correspond, qui est

‘’convenable’’ avec moi.

231Voir dans les annexes l’échantillon de réponses au questionnaire.

-Non, tout simplement parce que je crois que je suis unique et

‘’ personne’’232ne peut être comme moi.

-Pas encore, peut-être les années prochaines.

Devant cette attitude, nous avons pu relever trois positions chez ce type d’enquêtés :

1-Certains d’entre eux n’aiment pas la lecture233et ont de faibles scores en français, ils refusent d’envisager une relation entre l’exercice de l’explication de texte et leur vécu, ce qui renvoie à une certaine résistance à l’institution scolaire.

Ils pensent qu’il y a bien d’autres lieux et d’autres occasions pour faire des rencontres « privilégiées » avec des « personnages ».

2-D’autres cumulent intérêt pour l’activité de la lecture et compétence langagière, sans pour autant exprimer un quelconque attachement aux personnages. Ils admettent cependant qu’il y a bien un rapport entre ce qu’on découvre dans un texte et la vie de tous les jours.

3-Enfin, le troisième groupe approuve fortement l’idée selon laquelle chaque lecteur peut trouver un personnage qui lui ressemble s’il comprend bien le texte. Ce sont des élèves qui apprécient le cours de français. Mais ce n’est vraiment pas le plaisir qui guide leur lecture, c’est plutôt l’apport culturel et civilisationnel du texte qui se manifeste par une certaine curiosité du monde et des expériences des autres. D’ailleurs, les élèves qui font preuve de sensibilité à la dimension psychologique du personnage expriment facilement leurs rapports

232Nous avons remplacé le pronom indéfini « quelqu’un » employé par l’enquêté par le mot « personne ».

233 François De Singly constate, après l’étude d’un sous-groupe particulier d’élèves compétents en français et qui n’aiment pas lire, que l’un des premiers critères qui apparait dans la résistance à la lecture est le sexe et non pas l’inégalité de type culturel. En effet, De Singly explique que de nombreux garçons doués pour la lecture s’en éloignent progressivement et que ce phénomène révèle la confrontation entre les différentes disciplines. Les garçons dont il s’agit aiment les mathématiques et les sciences, qui excluent la lecture. « Le goût, l’appétit, et le bonheur : trois niveaux différents », Le goût de lire, 2005, op.cit, p.30.

affectifs au texte. Il s’agit de lycéens qui ne craignent pas de se découvrir ou de s’exprimer à travers les jugements qu’ils portent sur certaines figures romanesques.234

Cependant, il importe de souligner que l’identification au personnage

« libre », « singulier », « différent » reste dominante, même si le score relatif à l’item n° 17 : « le personnage valeureux qui accomplit des actions nobles », comme nous l’avons souligné précédemment, est important. Dans ce cas, le choix des personnages positifs et surtout le personnage du jeune homme « valeureux » et « courageux » ou la jeune fille « intelligente » et « sensible » comme modèle d’identification est associé à une très forte proximité du modèle social prôné par la société à laquelle appartient l’enquêté.

Mais il est plus intéressant de constater que les résultats de l’enquête font apparaitre que seuls deux types de personnages semblent fournir un modèle contre-identificatoire : le personnage mystérieux privé d’une psychologie et le personnage plat et transparent à l’image de ceux du roman d’apprentissage.