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Personnage et rapports identitaires

V- Les limites de l’identification en classe de lecture :

Quoi qu’il en soit, ce type d’expérience esthétique, éventuellement limitée par le contexte scolaire, reste relatif. C’est pourquoi Henri Debesse246 introduit l’idée de l’aspect ludique dans le processus d’identification car pour lui, il s’agit d’une activité que le sujet s’est donnée lui-même, laquelle activité n’occupe qu’un temps bien délimité. Il ajoute que ce type de lecture se révèle relativement aisé, même si, comme il arrive souvent, il est dicté par le contexte pédagogique. C'est alors que le jeune lecteur arrive à trouver son identité et que sa quête prend fin.

Dans ce cas bien précis, trouver son identité n'est pas s'affirmer et savoir qui l'on est, mais c’est surtout savoir se positionner par rapport à ses angoisses et ses interrogations, c'est-à-dire accepter la vie.

S’il en est ainsi, c’est qu’au fond la fiction montre ses limites au lecteur et souligne symboliquement que devenir adulte consiste à entrer dans l'âge des choix, c'est-à-dire avoir conscience des limites de ses actes et de son individualité et mettre ainsi fin au statut indéterminé de l’adolescence.

Une conclusion s’impose déjà : au lycée, les activités autour du texte littéraire limitent ses pouvoirs sur les élèves-lecteurs car les méthodes employées dans l’apprentissage de la lecture restent profondément utilitaristes et ne laissent que peu de place au simple plaisir de lire et de trouver dans le texte en question les échos qui leur permettent de grandir et de mieux vivre.247

246Cette manière de lire telle que la définit Henri Debesse se rencontre déjà chez l’enfant puisqu’elle se développe à partir d’un véritable « comme si » qui se déplace du plan des jouets, des animaux et des personnes de son entourage à celui des personnages des histoires qu’on lui raconte ou qu’il lit. D’ailleurs, cette manière de lire ne peut correspondre à une volonté d’oubli, de rêve ou d’évasion ; elle correspond plutôt à un jeu. Psychologie de l’enfant et de l’adolescent, op. cit, p.75.

247 En parcourant les différents discours pédagogiques accompagnant les textes-récits, nous remarquons que l’activité de « décorticage » du texte passe le plus souvent par un mode de questionnement plutôt impositif -comme l’emploi des pronoms d’implication « on» et « nous»247, le recours aux injonctions «montrez que» et «relevez»- accompagné d’une nette tendance à fournir une interprétation toute faite du texte par la formulation de questions portant déjà leurs réponses comme le prouvent les énoncés suivants :

Ceci explique en grande partie le rejet des lectures scolaires obligatoires, comme le montrent le résultat suivant : 37 % des enquêtés déclarent ne pas aimer l’activité de la lecture en classe de français dans la réponse à l’item 2 du questionnaire. Ce constat de rejet est à mettre en rapport avec l’exigence d’efficacité qui pèse sur les élèves et les amène à concevoir la lecture littéraire et le plaisir de lire comme deux domaines catégoriquement séparés. Poussant plus loin l’étude des différentes attitudes des élèves-lecteurs (tous niveaux et sections confondus), nous leur avons demandé dans le test de représentation de dire en 4 mots ce que représentait pour eux cette activité. Comme nous pouvons le constater d’après le vocabulaire qu’ils ont employé, les apprenants se représentent le travail autour du texte comme un exercice scolaire avec des finalités purement pédagogiques :

- l’éducation, la réussite, c’est très important, un travail nécessaire.

- comprendre, analyser, enrichir, apprendre.

- pour améliorer le vocabulaire, rechercher des mots clés.

Cependant, peu d’expressions font référence au plaisir: l’imagination, un enrichissement, un autre monde, notre vie, etc.

Michèle Petit souligne l’écart entre la valeur de la lecture synonyme de plaisir et de liberté et la lecture scolaire, imposée par l’exercice de l’explication de texte comme suit:

Il y a probablement contradiction irrémédiable entre la dimension clandestine, rebelle, éminemment intime de la lecture pour soi, et les

- « En quoi les livres qu'elle lit ont-ils un rôle déterminant dans la formation de l'esprit romanesque de la jeune fille? » (P), p.13.

-« Comment la mort est-elle associée à l'amour dans les propos d'Eléonore? Quelle est la figure de style qui le souligne? » (T.T), p.69.

exercices faits en classe, dans un espace transparent, sous le regard des autres.248

Dans le même ordre d’idée, René Diatkine constate que l’exercice de la décomposition du texte par le questionnement pédagogique contribue largement à la dévaluation de la lecture :

Rien ne fait plus perdre le goût de la lecture que le questionnement, intrusion indélicate dans un espace où tout est particulièrement fragile.249

Le Manchec ajoute à ce propos :

Le choix du récit présenté en classe, le moment où on le présentera et le type de questionnement vont jouer un grand rôle dans l’implication du lecteur. (…) Si l’on peine à trouver des récits qui « marcheraient » à coup sûr, c’est que la marche ne correspond pas à la complexité des envies mais aussi des craintes du lecteur.250

C’est probablement pour cette raison que certains élèves ont quelquefois des « rapports ambigus »251 avec le texte littéraire. Nous pensons qu’il serait nécessaire, afin de privilégier la rencontre entre le récit et l’adolescent, de développer l’attention esthétique qui constitue l’un des enjeux majeurs de la lecture littéraire. Nous supposons ainsi que pour plusieurs élèves, le plaisir esthétique n’est possible que si la dimension affective a été sollicitée. C’est seulement lorsque l’élève-lecteur se sent véritablement impliqué dans le travail entrepris en littérature qu’il accepte de jouer le jeu et de se laisser à son tour

248Éloge de la lecture: la construction de soi, Paris, Belin, 2002, op.cit., p. 29.

249 Les Cahiers d’Access n° 4. « Hommage à René Diatkine. » Anthologie de textes théoriques écrits par René Diatkine sur le thème des livres et du développement de l’enfant, et un regard sur les pratiques des animatrices.

250L’Adolescent et le récit, 2000, op. cit., p. 26.

251Parlant de l’attitude lectorale des adolescents scolarisés au niveau secondaire, Jean-Louis Dumortier (2001) note que « de manière générale, leur attitude est moins favorable que celle du professeur, et certains apprenants en particulier peuvent avoir une attitude nettement hostile ». Lire le récit de fiction, 2005, op. cit., p.172.

transformer par l’objet qu’il lit. Alors, ce jeune lecteur peut accéder au plaisir esthétique :

Plaisir mêlé de découverte et de reconnaissance, d’admiration et de distance face à un objet que l’on sait d’autant mieux apprécier qu’on a su expliquer. Plaisir des mots et plaisir du sens fusionnant alors dans un apprentissage majeur qui fait grandir.252

C’est dans ce sens que nous sommes convaincue que l’imaginaire du lecteur est forcément plus sollicité par le récit intégral que par un récit « découpé ».

Conclusion :

Comme nous l’avons constaté plus haut, les différentes réponses et déclarations des enquêtés peuvent être appréhendées comme des réactions aux sollicitations du texte littéraire en classe de français. Nous avons compris que les conditions et les modalités concrètes de l’enseignement apprentissage de la lecture littéraire suscitent chez certains élèves des inhibitions253 par rapport à l’activité analytique du texte suscitant ainsi des rapports de rejet ou d’indifférence aux personnages étudiés en classe. En effet, comme le constate

Nous pensons que les élèves-lecteurs développent vis-à-vis des personnages des représentations et des conduites de toutes sortes, articulées à d’autres pratiques culturelles et inscrites elles-mêmes dans ce moment particulier de leur existence. De plus l’âge de ces élèves correspond à la période de l’adolescence, synonyme de découvertes de nouvelles relations sociales, mais aussi d’adaptation à des situations inconnues où ils mettent en œuvre diverses stratégies d’apprentissage : répétition ou reproduction de conduites anciennes,

252 Pascal Gossin et Isabelle Lebart, Enseigner la littérature de jeunesse. Culture(s), valeurs et didactique en question. Édit. CRDP, Alsace, 2008, p.139.

253Fanny Renard résume la situation comme suit : « L’explication de texte nouvelle (au lycée) perturbe parce qu’elle poursuit d’autres buts que la levée des difficultés de compréhension. », Les lycéens et la lecture. Entre habitudes et sollicitations, 2011, op.cit,. p.185.

errance avec quelquefois abandon d’anciens repères et créations de nouvelles relations.

Nous supposons donc que nombre d’entre ces élèves présentent bien des similitudes dans leurs conduites avec certains personnages étudiés en classe tels que les jeunes hommes ou jeunes filles rencontrant l’amour pour la première fois, les enfants maltraités, délaissés par leurs parents et des jeunes filles souffrant de différents complexes tels que la laideur physique, la timidité, la pauvreté, le mépris des autres, etc.

Par ailleurs, au cours de notre analyse, nous avons relevé de nombreux cas de causalité en boucle où deux phénomènes observés s’alimentent mutuellement.

Ces corrélations étaient purement descriptives et nécessitaient également des interprétations d’ordre sociologique et psychologique que nous ne sommes pas en mesure de donner dans le cadre de notre recherche comme par exemple le fait que les filles s’expriment sur leurs choix de personnages beaucoup plus que les garçons.

En outre, l’analyse des différentes réponses des enquêtés nous a fourni une représentation synthétique des formes de rapport au personnage; elle nous a permis également de comprendre comment les différentes formes de réception des personnages s’inscrivent dans l’espace de l’activité d’explication de texte permettant d’analyser comment elles s’articulent, se complètent ou au contraire rentrent en concurrence avec cette activité scolaire.254

254Ce dernier point est important car comme l’explique Dominique Pasquier : « on sait que la lecture littéraire - en tant que contrainte scolaire, c’est -à- dire en dehors de toute activité libre et choisie – doit affronter désormais dans la société moderne une concurrence très sévère au niveau des usages du temps scolaire, du fait de l’augmentation considérable de l’intérêt et de la rentabilité des matières scientifiques, la place de plus en plus grande occupée par les activités physiques et l’informatique, la diversification des modes d’accès au savoir et à l’imaginaire avec les jeux virtuels, etc. Tout cela a contribué à rendre plus difficile l’intégration de la lecture littéraire dans le temps consacré aux devoirs scolaires notamment pour les jeunes générations. »,

« Culture du livre et nouvelles technologies chez les jeunes », Le goût de lire, Alain Bentolila, dir.

Nathan, 2005.

En fin de compte, nous pouvons conclure que le roman est considéré dans ce sens comme l’espace authentique qui joue sur les références de l’élève-lecteur, sur ses savoirs en favorisant un apprentissage actif susceptible de le motiver à la participation dans la construction du sens qui est d’abord affective et subjective.

Et parce que lire c’est anticiper, prévoir et déplacer ses attentes au fur et à mesure que le récit progresse (Wolfgang Iser, 1985), le roman permet justement de donner plus de force au « jeu » de la lecture.

Dès lors, la question essentielle pour nous est de savoir si mettre l’élève en rapport direct avec le réseau relationnel des personnages d’une œuvre intégrale permet une nouvelle perception du personnage. Afin d’aborder cette question, nous prendrons comme point de départ cette idée d’Alain Trouvé, selon qui:«toute expérience de lecture, pour autant qu’elle s’appuie sur un processus actif, intègre un volet de déconstruction identitaire à double face, psychologique et idéologique. C’est à ce titre qu’elle s’inscrit, de façon modulée, dans un processus du sujet. »255

Pour ce faire, nous focaliserons notre intérêt dans la troisième partie sur les réactions que pourrait susciter l’interaction entre des élèves-lecteurs tunisiens et les personnages d’un roman contemporain qui pose des problèmes d’actualité.

Ainsi, nous tenterons à travers cette expérience de percevoir l’expression du vécu d’une réception complète des personnages, qui doit pousser l’élève-lecteur en dehors des limites du discours scolaire à caractère univoque.

255Alain Trouvé, « Lecture, fantasme et sujet processuel » L’expérience de lecture, textes réunis par Vincent Jouve, L’improviste, 2005, p. 236.