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L’identification comme fait de lecture

IV- L’identification ou la découverte de l’Autre en soi :

Dans certains cas, les éléments, sur lesquels repose la compréhension et qui la favorisent, sont véritablement apparents dans le texte même s’ils ne sont pas directement énoncés et doivent donc être inférés par le lecteur. C’est dans ce sens que le personnage impliqué dans la situation décrite est considéré comme un élément central car il constitue un point d’ancrage autour duquel va s’organiser la représentation. Cette idée apportée par Nathalie Blanc (2006) met l’accent sur l’importance du protagoniste dans le processus même de compréhension du récit.147 Danièle Sallenave148 va encore plus loin : elle considère l’identification comme un besoin et une des conditions majeures du processus de la lecture. Il en va même du fonctionnement du texte romanesque :

Il faut le dire et le redire sans compter : il y a un lien indestructible entre le roman et le personnage ; qui attente au second ne peut que porter tort au premier. La catharsis ne peut se passer du personnage. C’est une énigme et c’est un fait : nous avons besoin de projection, de transfert, d’identification. Pour que la fiction opère, nous avons besoin de croire à l’existence d’un personnage en qui se résument et se concentrent les actions qu’organise la fable. Le fonctionnement même du texte le veut : sa vérité est obligée de passer par des simulacres de mots.

Bien évidemment, le constat que fait Sallenave ne renvoie pas à l’intérêt de la notion de personnage en tant que construction ou objet d’intérêt intellectuel,

147 Pour appuyer cette idée, nous renvoyons à l’Ethique d’Aristote: en effet, selon ce philosophe, nombreux élément contribuent à ce qu’un discours soit persuasif, dont deux relèvent du domaine émotionnel. Nous citons ici l’élément qui nous intéresse dans notre analyse : un individu adhérera beaucoup plus au discours de celui qui a des caractéristiques émotionnelles similaires aux siennes, qu’à celui qui ne partage pas les mêmes valeurs émotionnelles. Atteindre un état d’empathie avec son auditoire est dès lors une condition importante pour le convaincre.

148Le Don des morts sur la littérature. 1991, op.cit., p. 133.

au contraire, il renvoie à son importance en termes d’effets psychologiques et affectifs. D’ailleurs, les termes à la fois commodes et flous149de « projection »,

« transfert » et « identification » recouvrent à peu près les notions habituelles qui renvoient aux mécanismes réellement mis en jeu dans la lecture littéraire et rendent compte, par la même occasion, du succès de la psychanalyse et de sa diffusion depuis très longtemps.

Les personnages me font accéder à mon tour au grand règne des métamorphoses. C’est par lui que le roman peut se faire expérience du monde en m’obligeant à devenir moi aussi un être imaginaire. En lisant, je me livre, je m’oublie ; je me compare ; je m’absorbe, je m’absous. Sur le modèle et à l’image du personnage, je deviens autre.150

Danièle Sallenave en tant que lectrice, a dû elle-même se

« métamorphoser » en un être de fiction : elle est devenue « Autre » par le biais de l’illusion littéraire qui permet ce genre de consentement à la croyance dans la réalité imaginaire de ces « êtres ». Dans ce cas, ce ne sont plus les personnages qui doivent être comme dans la vie, ce sont, au contraire, les lecteurs qui quittent leur monde pour rejoindre celui de l’imaginaire. Cette projection en l’autre devient un outil d’émancipation et de dépassement de soi. Rejoignant le point de vue de Sallenave, nous pouvons illustrer ces propos par les résultats des

149 Prenons l’exemple du terme « identification », utilisé dans le langage courant de plusieurs disciplines des sciences humaines telles que la philosophie, la psychologie, la psychanalyse. Les acceptions que prend cet emploi polydisciplinaire sont de ce fait non seulement diverses, mais surtout flous dans la mesure où le terme « identification » peut donner lieu à toutes les altérations que favorise un usage imprécis. Sa définition dans le contexte freudien n’est donc pas inutile. Employé transitivement, le verbe s’identifier désigne l’un des procédés caractéristiques du travail onirique, selon lequel la relation de similitude le « tout comme si » du rêve perd toute dimension de degré pour devenir une pure substitution d’images. Il s’agit d’un procédé actif qui « remplace une identité partielle ou une ressemblance latente par une identité totale », Laplanache et Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Jean-Bertrand Pontalis, Jean Laplanche, et Daniel Lagache (dir.), Vocabulaire de psychanalyse, coll. "Quadrige", n°249, Paris, PUF, 2007, p. 146. « L’emploi réfléchi du verbe (s’identifier) caractérise, chez Freud, le processus psychique par lequel un sujet assimile un aspect, une propriété, un attribut de l’autre et se transforme, totalement ou partiellement, sur le modèle de celui-ci » Ibidem.

150Le Don des morts sur la littérature, 1991, op. cit, p.p. 132-134.

recherches que nous avons effectuées sur le traitement pédagogique réservé au personnage romanesque151où nous avons conclu que la pratique des extraits conduit à la confusion personne/personnage en ce sens qu’elle permet de construire l’ « entité personne » :

Le lecteur peut se saisir d’éléments linguistiques présents dans le texte, à partir desquels son imagination construira une personne cohérente.152

Rappelons à ce sujet que la pitié éveillée par « les personnages qui souffrent »,153 conduit l’élève-lecteur à se protéger, alors que l'antipathie que lui inspirent les sujets antipathiques le protège contre un contact prématuré avec les forces négatives de son être. Ce type de personnage qui suscite la compassion, dominant dans le corpus scolaire, a certainement un effet sur le développement affectif et psychologique de l’élève.154

D’une façon générale, la découverte de l’autre en soi et la révélation d’une humanité partagée sont les enjeux essentiels de la lecture littéraire et sa raison d’être. Grâce à certains personnages, les lecteurs voient plus clair dans leur monde et dans leur propre cœur et seront plus disposés à se témoigner plus de tolérance.

Et c’est bien cette forme d’identification qu’il faudrait distinguer de « l’imitation passive », qui est selon Segmund Freud un acte d’assimilation, voire

151Le personnage vu à travers les manuels de lecture de l’enseignement secondaire en Tunisie, 2005-2006, op. , cit.

152Géraud N. & Dumas M., C.R.D.F. N° 2, 1988, p. 134.

153 63% des personnages dans les manuels de lecture du secondaire sont saisis dans un moment de malheur, de souffrance ou de tristesse incurable contre seulement 6% de personnages décrits dans un état euphorique. Ibidem., p. 32.

154 En effet, quand l’adolescent se sent parfois très démuni, que le corps est atteint, qu’angoisses et fantasmes se réveillent, la reconstruction d’une représentation de soi, de son intériorité, peut être vitale. Il y a dans le rapport à certains textes et à certains personnages, quelque chose de profondément réparateur. Janine Chassegeut-Smirgel ajoute dans le même ordre d’idée :

« Le spectateur, l’auditeur, ou le lecteur, se trouvent, grâce à l’œuvre d’art confrontés à des éléments surgis des profondeurs de la psyché et qu’ils sont amenés (…) à reconnaître, processus analogue à l’insight et qui comme lui, libère l’énergie jusque-là encapsulée, décharge, qui est facteur de plaisir », Pour une psychanalyse de l’art et de la créativité. 1971, Paris, Payot, p. 73.

d’« appropriation », laquelle appropriation nous permet d’exprimer ce que nous sommes mieux que nous-mêmes. L’accent est donc mis sur cet aspect actif et structurant de l’identification qui participe à la construction de la personnalité de l’adolescent.

À ce niveau, nous adhérons à l’idée apportée par Jocelyne Giasson qui, en définissant « la biblothérapie »,155 distingue trois étapes dans le processus de l’identification :

-En premier lieu, le lecteur s’identifie au personnage qui a le même problème que lui (la perte d’un ami, la séparation de parents, un échec amoureux…).

-À la deuxième étape, le personnage permet d’éprouver les émotions et les sentiments propres au lecteur, ce que le lecteur refuse souvent de faire dans sa propre vie. En effet, beaucoup de jeunes ont tendance à étouffer des émotions ou des sentiments comme la crainte, le sentiment de rejet ou de découragement.

-À la troisième étape, l’apprenant prend connaissance des solutions envisagées par le personnage, ce qui lui permet de développer la compétence à trouver des solutions à des problèmes qu’il pourra éventuellement rencontrer dans sa propre vie.

Il faut bien le signaler ici, c’est le caractère distinct de chaque personnage qui permet à l’élève-lecteur de voir que les gens sont très différents les uns des autres et qu'il lui appartient de décider ce qu'il veut être. Le personnage devient ainsi une sorte "de fiction directrice" qui contribue à l'unification de la personnalité par un dépassement permanent d'elle-même.156 Comme il nous a été

155 On appelle « bibliothérapie » le recours à des textes de fiction en vue d’aider une personne à résoudre certains problèmes. La bibliothérapie est fondée sur une des caractéristiques du lecteur, à savoir sa tendance à s’identifier au héros d’un roman. Dans cette perspective, le personnage apparaît comme un moyen privilégié pour soutenir l’apprenant dans la quête d’une solution face à un problème personnel.La lecture de la théorie à la pratique, op. , cit., p. 277.

156Proust en a déjà parlé en évoquant sa relation à la littérature dans le premier tome de la Recherche, Du côté de chez Swann. Gallimard. « La Pléiade », t.1, p. 84-85. Il montre que c’est justement parce qu’ils ne sont pas réels que les personnages plaisent aux lecteurs. D’ailleurs cette

donné de le vérifier dans l’analyse de contenus que nous avons effectuée sur les manuels tunisiens de la lecture au Secondaire,157 les auteurs desdits manuels semblent prendre appui sur ces théories psychanalytiques, car la plupart des personnages du corpus sur lequel nous avons interrogé les lycéens de notre échantillon sont définis par des notions d'attitude, de statut et de rôle souvent positifs.

Conclusion :

Finalement, il nous incombe de reprendre l’ensemble des conclusions obtenues. Comme nous l’avons démontré précédemment, le personnage n’est qu’une pure construction linguistique ou un ensemble de signes à organisation figée. Il se constitue, comme l’ont prouvé les différentes théories de lecture, dans l’interaction texte-lecteur. Il est de ce fait un ensemble d’indices produit par un sujet lecteur qui s’y investit. Ce postulat de base relie explicitement personnage et lecteur par le biais des représentations, valeurs et vision du monde.

Rappelons ensuite, l’importance du personnage comme notion clé dans la didactique de la littérature. En effet, pour comprendre un récit, l’élève-lecteur doit découvrir les motivations et les intentions qui animent les personnages. Thomas De Koninck explique :

Un récit est l’évolution regardée à travers la succession d’états différents vécus par ce dernier (le personnage). Il est heureux, malheureux, riche, pauvre, amoureux, déconfit, etc.158

réflexion a ouvert la voie à la conception moderne selon laquelle le personnage n’est qu’un ensemble de représentations qui ne se construit que dans l’intelligence et la sensibilité du lecteur.

157 Mouna ben Ahmed Chemli, Le personnage vu à travers les manuels de lecture de l’enseignement secondaire en Tunisie, 2005-2006, op. cit.

158Le plaisir de questionner en classe de français. Montréal, Editions Logiques, 1993, p.

98.

De ce fait, l’intérêt pour le personnage peut être conceptualisé comme le produit de mécanismes cognitifs et socio-affectifs complexes. En effet, nous avons démontré par l’analyse théorique que l’intérêt profond pour le récit et tout ce qui le compose dépend largement de la relation qui s’établit entre le lecteur et les personnages qui, dans la plupart des cas, réussissent à y faire vivre les lecteurs quand l’illusion référentielle fonctionne pleinement. C’est le personnage qui permet la conjugaison de certaines facultés chez lecteur comme le précise si bien Jacques Leenhardt:

La lecture comme objet théorique présente (…) cet intérêt particulier de permettre un dépassement des limites traditionnelles par la philosophie entre les facultés de l’esprit humain, la raison et la sensation.159

Certaines réflexions apportées plus haut insistent sur l’importance des objectifs affectifs comme attitude générale à développer tout au long du parcours scolaire. En effet, nous persistons à croire qu’accomplir une tâche de lecture n’est pas une fin en soi, mais une activité qui doit viser également le développement des compétences d’ordre cognitif et socio-affectif. D’ailleurs, nous convenons avec Nathalie Blanc160 que la première habilité que le lecteur puisse acquérir correspond à la perception, l’évaluation et l’expression des émotions. Cette habilité développera chez lui la capacité d’identifier ses propres états émotionnels et ceux des personnages pour une meilleure appropriation du phénomène littéraire.

En lisant, l’élève-lecteur construit sa personnalité, en prenant appui sur des récits ou sur des fragments de récit, des phrases écrites par d’autres. C’est d’ailleurs dans cette perspective que nous interrogerons les représentations des élèves du secondaire et leurs rapports au personnage à travers leurs réponses au

159Cité par Michel Picard dans « Les instances de la compétence dans l'activité lectrice » inLa lecture littéraire. Paris : Clancier-Guénaud, 1987, p.133.

160Émotion et cognition. Quand l’émotion parle à la cognition.Paris Edition, 2006.

questionnaire, leurs déclarations dans les entretiens et dans les autobiographies de lecteurs

Nous allons essayer tout d’abord d’examiner de plus près, en les commentant, les différents rapports des élèves-lecteurs aux personnages proposés par le corpus scolaire et de vérifier si lesdits rapports permettent à ces lecteurs de se doter de postures lectorales adéquates, ou, du moins s’ils sollicitent leur intérêt pour le texte littéraire.