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L’identification comme fait de lecture

I- L’identification empathique :

Dans ce sous chapitre, nous nous intéresserons essentiellement au type d’identification empathique qui suppose qu’un personnage ait un corps anthropomorphique et que les rapports qui s’établissent entre lui et le lecteur en tant que personne soient des rapports analogiques. S’identifier empathiquement à un personnage n’est rien de plus que « se mettre à sa place », l’empathie114 du lecteur pour le protagoniste étant définie par Schneider-Mizony (2004) comme

« la capacité à ressentir une émotion pour le personnage en réponse à une situation dont il imagine les issues possibles et à anticiper sur ce que cela va signifier pour le protagoniste ». Ainsi, le lecteur est en mesure d’évaluer l’issue comme étant

113 Claude Le Manchec, L’Adolescent et le récit. Pour une approche concrète de la littérature de jeunesse. L’ÉCOLE, 2000, p. 24.

114 Le principe de l’empathie, explique Christian Dours, suggère que le lecteur adopte une double perspective à propos de l’identité d’un personnage. Le lecteur peut se placer dans la perspective d’une identité simplement fictive, et en même temps, par empathie, découvrir une forme d’identité qui se perpétue à travers une discontinuité physique absolue, et qu’il considère comme réelle à l’intérieur du récit. Personne, personnage, les fictions de l’identité personnelle, 2003, op.cit.

désirée ou redoutée. En effet, c’est la fiction qui donne à l’imagination ce qu’on pourrait appeler un cadre de vérité.115

Ainsi, ce type d’identification obéit d’abord à un simple effort de l’imagination. C’est ainsi que Christian Dours explique le processus de l’identification :

Mais en même temps, ce lecteur en chair et en os, destinataire de récit, doit devenir quelqu’un d’autre (….) le récit demande au lecteur de prendre la place du personnage, de vivre à sa place ou en même temps que lui les péripéties prévues par le récit. Bien évidemment cet échange de rôles est un échange d’identités qui s’effectue sur un mode fictif. C’est précisément par ce procédé que les fictions de l’identité personnelle doivent amener à une exploration des limites de l’identité de la personne. Moi, lecteur je prends par l’imagination la place de cette jeune fille…116

D’après cette citation, il s’avère que l’identification empathique à un personnage suppose que le lecteur entre certes dans un monde fictif, mais dans un monde auquel il doit attribuer une valeur référentielle. Mais pour que s’établisse cette identification, il faut bien que le lecteur trouve dans la scène de fiction une parcelle de réalité. Nous avons vu plus haut que cette réalité réside dans le rapport analogique avec le monde réel où évolue le lecteur en tant que personne.

D’ailleurs, pour comprendre ce rapport analogique, nous pouvons faire appel à l’idée apportée par Walton, selon qui, il faut nettement séparer les vérités réelles et les vérités fictives : « Le monde fictif ne doit pas être construit comme un royaume dans lequel il est vrai que Crusoé existe ».117

115Christian Dours précise ici que « le terme « vérité » ne renvoie pas, toutefois, à une vérité qui serait spécifique pour tel ou tel monde imaginaire mais aux prescriptions que l’imagination doit suivre afin de participer correctement au jeu et pour que le monde imaginaire puisse se mettre en place », ibidem, p. 217.

116Personne, personnage, les fictions de l’identité personnelle, 2003, op. cit., p. 211.

117 Kendal Walton, « How Remote is fictional Worlds from the Real World? » In the journal of Asthetics and Art Criticisme, vol.37, 1978, cité par Christian Dours, Personne, personnage. Les fictions de l'identité personnelle, 2003, op.cit.

Afin d’illustrer cette idée, Kendall Walton prend l’exemple d’un spectateur au théâtre qui, pris de pitié pour l’héroïne menacée, saute sur scène pour la délivrer. Il fait alors remarquer que le sauvetage n’intervient ni dans la réalité ni dans la fiction. Montrant l’impossibilité de l’interaction physique entre les deux mondes, Kendall Walton explique alors qu’il s’agit plutôt d’une interaction psychologique.

C’est essentiellement sur ce type d’interaction que se fonde notre analyse du rapport au personnage. Pourquoi des enquêtés avouent-ils ne pas aimer certaines figures textuelles, ou ressentent-ils pour d’autres de la pitié, alors qu’ils savent bien qu’elles sont fictives ? Il n’est pas sans intérêt de rappeler ce qu’en dit Kendall Walton: il paraît que les lecteurs attribuent une réalité au monde de la fiction non pas du « point de vue »118 de la réalité telle que nous la connaissons mais du point de vue de la fiction même. Ce qui suppose qu’à ce moment-là, le lecteur se place dans le monde fictif. Et cela n’est possible que s’il considère ces personnages comme réels, ou du moins que si ces personnages sont suffisamment référentiels pour qu’ils provoquent une réaction d’empathie. L’empathie naît alors, comme le rappellent les lignes ci-dessus, de la capacité du lecteur à se fiction. En d’autre termes, le lecteur, qui « se met à la place » d’un personnage, attribue une réalité au monde de la fiction, non pas du point de vue de notre réalité mais du point de vue de la fiction même. Ce qui suppose, à ce moment là, que le lecteur se place dans le monde fictif. Le lecteur a donc un double point de vue : il voit le personnage du point de vue de la réalité, et il sait que le récit est fictif, il le voit également du point de vue de la fiction.

119 Selon Walton, le jeu de « faire croire » est comparable en tous points aux jeux d’enfants qui prétendent qu’une poupée est un bébé réel, qu’un camion miniature doit être conduit comme un vrai camion. Christian Dours constate que « cette nouvelle définition de la fiction entraîne une conséquence importante : la contradiction entre la fiction et la non fiction disparaît car le passage de la seconde à la première intègre souvent le monde réel, tout en modifiant son statut ».Personne, personnage, les fictions de l’identité personnelle, 2003, Op. cit., p. 208.

dans ce sens comme un jeu de « faire-croire » qui produit un effet de réel120. Pour notre part, nous reconnaissons ainsi le premier principe de l’identification de l’élève-lecteur au personnage. En effet, si la majorité des morceaux choisis dans les manuels de lecture du Secondaire mettent en scène des personnages qui ont l'âge de leurs lecteurs (63%), c'est pour que ceux-ci se reconnaissent dans ces héros.121 C’est en particulier cette proximité entre fiction et réalité, que rappelle Thomas Pavel en analysant les univers de la fiction littéraire par analogie avec les mondes possibles de la philosophie, qui conduit à l’expression et la perception des valeurs dans le texte.

Pour Tzvetan Todorov, l’une des caractéristiques du récit de fiction est celle qui implique que le lecteur, pris dans le déroulement d’un événement, appréhende le personnage comme réel, c’est-à-dire au premier degré. Dans l’Introduction à la littérature fantastique,122 Tzvetan Todorov présente cette condition par une double négation ; il dégage une double opposition entre, d’une part, la fiction et la poésie et, d’autre part, le sens littéral et le sens allégorique.

Voyons ce qu’il en dit :

Le fantastique implique donc non seulement l’existence d’un événement étrange, qui provoque une hésitation chez le lecteur et le héros ;

120 L’effet de réel est une notion que l’on doit à Roland Barthes. Cette notion renvoie, dans un premier temps, à ce que Maupassant disait dans sa « théorie » du roman : « Faire vrai consiste à donner l’illusion complète du vrai ».

121Nous avons vérifié cette idée dans l’analyse de contenu que nous avons effectuée dans les manuels de lecture du Secondaire, Le personnage vu à travers les manuels de lecture du secondaire en Tunisie, 2005-2006. Nous avons conclu que sur les 72 personnages qui constituent notre corpus, 46 d’entre eux (63%) étaient des jeunes et des enfants. Ce constat nous a permis d’évoquer bon nombre d’idées fertiles à ce propos : la reconnaissance précoce par le petit enfant de l’opposition fiction/réalité ou encore le rôle des héros dans ses premières identifications puis la découverte des divers narrateurs peu à peu différenciés de la personne qui lit et de l’auteur. Ce rapport à la littérature accompagne la maturation de l’enfant. Il est d’emblée défini par la psychanalyse comme une victoire du plaisir d’exister sur l’angoisse de mort.

122Tzvetan Todorov Introduction à la littérature fantastique. Paris, édit. Du Seuil, 1970, p. 37.

mais aussi une manière de lire, qu’on peut définir négativement : elle ne doit être ni ‘’poétique’’ ni ‘’allégorique.’’123

Ce que laisse entendre cette opposition entre fiction et poésie est d’abord que tout récit littéraire fantastique est une fiction. Par conséquent, un texte représentatif de la réalité ne pourra pas être lu comme un texte poétique :

Cette propriété, c’est ici la nature même du discours, qui peut être ou non représentatif (…). Les événements rapportés par un texte littéraire sont des événements littéraires et de même les personnages, sont intérieurs au texte. Mais refuser de ce fait à la littérature tout caractère représentatif, c’est confondre la référence avec le référent, l’aptitude à dénoter les objets avec les objets eux-mêmes.124

Par ailleurs, Todorov tient à nous rappeler tout de même que la référence n’est pas le référent, les personnages de la fiction sont référentiels dans la mesure où ils tendent à référer. Autrement dit, Todorov nous met en garde contre le piège de l’illusion référentielle : la fiction a bien une fonction référentielle, elle est une représentation qui réfère à des événements et à des personnages, mais elle ne rend pas ces événements ou ces personnages réels.

Philippe Hamon125 a également cherché à expliquer les divers procédés -reconnus comme typiques- susceptibles de produire un « effet de vie », ou tout ce qui contribue à doter le personnage d’un passé, d’un comportement prévisible, d’un ancrage sociologique, etc. Vincent Jouve, également, fait état, dans sa réflexion sur l’effet-personnage, d’un procédé susceptible de faire recevoir les personnages comme personnes : il s’agit de « l’accréditement de l’instance narrative ». En effet, la façon la plus simple de rendre le narrateur crédible est de lui faire proclamer directement sa crédibilité. « All is true » écrivait Balzac dans l’incipitdu Père Goriot.

123Ibidem., p. 40.

124. Ibidem., op.cit., p.64.

125 « Un discours contraint », Poétique, n°16, 1973, réédité en 1982 dans Littérature et réalité. Paris, Le Seuil, coll. « Points ».

Dans un contexte d’enseignement apprentissage du texte littéraire, le discours pédagogique donne souvent à lire le personnage en tant que personne ou représentation d’une personne par association thématique. L'étude des textes dans ce cas est l'occasion d'inciter les apprenants à tisser avec les personnages des liens de complicité. Il s’agit là d’entretenir « l’effet personne »126 afin d’accéder aux significations implicites du texte. Cet effet de vie, généré de plusieurs manières, notamment par l'évocation de la vie intérieure du protagoniste, témoigne, selon Jean-Louis Dumortier, d'une richesse psychique analogue à celle des personnes réelles :

Si les êtres de fiction peuvent paraître vivants, c’est parce que l’auteur les doue d’affects, c’est parce qu’il évoque les mouvements de leur esprit au moyen des champs lexicaux du pouvoir, du savoir, du désir, du vouloir surtout.127

Ainsi, pouvons- nous parler de réactions affectives au personnage quand l’apprenant établit des liens entre ses expériences personnelles et le vécu du personnage. Cette réaction serait même l’une des conditions majeures de la lecture littéraire comme semble l’affirmer Jocelyne Giasson :

Le succès d’une œuvre d’art peut-être évalué en fonction de l’illusion qu’elle produit, cette illusion nous permet d’imaginer que pour un temps nous avons vécu une autre vie, que notre expérience s’est miraculeusement étendue (…). Il ne sert à rien de lire un texte littéraire si on ne se met pas d’entrée de jeu dans une disposition à vivre une expérience subjective.128

126L’Effet personnage dans le roman, op., cit, p.196

127 Rappelons au passage qu’Algirdas Julien Greimas, cité par Jean-Louis Dumortier, a montré que ce sont le désir et le vouloir qui sous-tendent la relation de sujet et de l’actant-objet, essence même de la dynamique narrative. Lire le récit de fiction. Pour étayer un apprentissage : théorie et pratique., 2001, op. cit., p.148.

128La lecture de la théorie à la pratique. De Boeck, 2004, p.299.

Dans le même ordre d’idée, et en évoquant les lecteurs qui ne se laissent pas émouvoir par le texte, Amélie Nothomb les compare à des « hommes-grenouilles »:

Il y a tant de gens qui poussent la sophistication jusqu’à lire sans lire. Comme des hommes-grenouilles, ils traversent les livres sans prendre une goutte d’eau. Ce sont les lecteurs-grenouilles.129

Dans ce contexte, il nous est permis d’avancer qu’éprouver des sentiments pour des « êtres de papier », voilà, nous semble-t-il, tout ce à quoi le lecteur s’engage tacitement. Vincent Jouve distingue deux types d’identification:

l’identification au narrateur et l’identification au personnage.130 La thèse de Vincent Jouve à ce propos est ainsi reprise par Jean-Louis Dumortier, qui reconnaît que le lecteur est complice par convention :

Je m’identifie à celui qui dans la fiction narrative ou dans la diégèse, se trouve, s’agissant du savoir, dans une situation analogue à la mienne.131

Cette orientation du texte littéraire, soulignée par Thomas Pavel, propose une ouverture à la singularité de l’identification comme en témoignent ces confessions d’écrivains quand ils avaient plus ou moins l’âge que nos élèves-lecteurs.