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Personnage et rapports identitaires

IV- Identité et identification :

Comme nous l’avons expliqué plus haut, l’image qui ressort des différentes représentations des enquêtés est celle du personnage synonyme de

‘’personne’’ avec la charge psychologique que cela suppose. Les élèves interrogés s’expriment sur le personnage en se référant à la psychologie en termes de description de comportements et d’états. Les réponses des apprenants et leurs commentaires empreints de subjectivité montrent que la lecture du récit joue un rôle important dans la « rupture » survenue entre 16 et 17 ans.235 Les apprenants à ce stade ne sont pas toujours conscients des difficultés qu’ils rencontrent dans leur développement psychosocial, ni de la possibilité que leur offre le recours à la

234Ce comportement est beaucoup plus répondu chez les filles. Dans leurs déclarations et réponses, les garçons sont peu éloquents sur le sujet.

235C’est également la période qui permet de découvrir plus intimement les êtres humains, soi et les autres et d’établir de nouveaux rapports avec l’entourage, d’après Norbert Sillamy, Dictionnaire de psychologie, 2003, op. cit,. p. 7.

lecture des récits. Cela dépend largement et essentiellement de leur environnement socioculturel. Michèle Petit résume cette idée comme suit :

Plus largement, les adolescents sont en quête de mots qui les aident à apprivoiser leurs peurs, à se sentir moins seuls, à trouver des réponses aux questions qui les hantent, à donner sens à leurs expériences (…). La lecture peut même être vitale quand ils ont l’impression que quelque chose les singularise une difficulté affective, une solitude, une hypersensibilité -toutes choses largement partagées, mais souvent déniées.236

Cependant, l’intérêt des jeunes lecteurs pour le personnage devient de plus en plus grand, motivé par la curiosité qu’ils éprouvent à l’égard du monde des adultes. Nous nous référons à ce sujet à l’explication apportée par Claude Le Manchec:

Le récit littéraire agit à la fois comme une décantation (de son questionnement) et une décentration (de son point de vue forcément limité sur le monde). En cela, il s’offre aussi bien au lecteur adolescent qui se hisse à un questionnement d’adulte qu’au lecteur adulte lui-même.237

Généralement, les jeunes s’intéressent aux choses qui occupent les adultes, ce qui leur permet de s’imaginer adultes et de choisir les modèles qui leur conviennent le mieux. Les résultats d’études menées dans ce sens en didactique238 de la lecture et en sociologie permettent non seulement de déterminer la nature des besoins suscités par la lecture littéraire et de préciser le rapport des adolescents au récit et aux personnages du monde fictif, mais aussi de renvoyer à l’importance de la lecture pendant la période critique de l’adolescence, notamment en ce qui concerne les problèmes de l’identité.

236Éloge de la lecture. La construction de soi. 2003, Belin, p. 51.

237Claude Le Manchec, L’Adolescent et le récit, 2000, op.cit, p. 7.

238Notamment des recherches en sociologie et en didactique de la lecture littéraire. Nous citons à titre d’exemples les travaux de Martine Chaudron et François Singly (1993), Christian Beaudelot, Christine Detrez et Marie Cartier (1999), Claude Le Manchec (2000), René Léon (2000), Annie Rouxel et Langlade (2000), Catherine Tauveron (2002) et de Michèle Petit (2003).

De même, nous pouvons relever des réactions qui confirment cette idée dans les autobiographies de lecteurs rédigées par certains de nos enquêtés comme Wided (17 ans), dont les propos expriment sa projection de lectrice dans le personnage de Jeanne d’Une Viede Maupassant:

Même si le personnage ne me ressemble pas, je m’imagine à sa place, habitant son château et faisant de longues promenades dans la nature avec mon fiancé.

Cet exemple permet de saisir la fonction identitaire de la plupart des textes proposés. D’ailleurs, tout porte à croire que vivre par procuration permet un apprentissage de soi et une découverte d’autres « moi », comme l’écrit Jean Bellemin-Noël :

Ce qui me touche, c’est l’évocation de mes problèmes hors de moi, où ils trouvent un cadre : j’y reconnais une autre dimension, une dimension d’Autre. Voilà des rêves qu’on partage au lieu de les inventer chacun pour soi. Et des rêves mis en mots, avec lesquels on peut jouer à volonté, à satiété, en restant éveillé. Ils donnent le droit de faire mourir ou souffrir telle ou telle, de se mettre à telle place d’ordinaire jalousement interdite.239

Précisons que les récits dont il est question dans la citation sont fréquemment des histoires romantiques et des contes qui autorisent cette projection mêlée au simple plaisir du dépaysement (« le château », « le prince charmant » « les ballades », etc.), de la transposition et de l’« emprunt ». Marcel Proust écrit à ce propos : «On cherche à se dépayser en lisant et les ouvriers sont aussi curieux des princes que les princes des ouvriers».240

En outre, l’incidence d’un tel mécanisme dans la lecture littéraire est évidente : l’élève-lecteur peut reconnaitre dans un personnage des qualités qui répondent à son propre désir de vivre une expérience similaire. Nous

239Les Contes et leurs fantasmes, PUF, 1983, p.14.

240Le Temps retrouvé, op. cit, p. 279.

reconnaissons dans ce cas l’identification du type projection241 où le sujet s’approprie les objets qui se présentent à lui dans la mesure où ils sont sources de plaisir, et il les « introjecte », selon l’expression de Sandor Ferenczi.242

Le cas d’Amira, (18 ans), illustre également cette expérience affectivo-identitaire :

Quand je lis un texte qui parle d’une jeune fille ou d’une femme, ce qui m’intéresse ce ne sont t pas vraiment les personnages mais leurs expériences qui peuvent m’apprendre beaucoup de choses sur la vie.

Soulignons ici que l’intérêt lectoral qu’exprime cette élève dans sa fiche d’autobiographie de lectrice émane de son besoin de s’identifier non pas spécifiquement aux personnages féminins mais plutôt à leurs expériences et aux différentes situations qu’elles affrontent. Ainsi, il parait qu’une partie des enquêtés, qui semblent avoir des habitudes de lecture participative, se trouvent plus proches des personnages qui leurs offrent des sujets de réflexion sur la vie (Amira) et sur les comportements humains (Wided). Il s’agit donc essentiellement d’extraits de romans d’amour et d’apprentissage qui permettent à ces élèves-lecteurs de satisfaire des attentes proches en faisant « travailler, sur un mode imaginaire, les schéma de sa propre expérience ».243

L’exemple d’Amira illustre sommairement le phénomène de l’identification « par le sexe » dont parle Christine Grabe (1989). D’après cette théoricienne, il s’agit du résultat d’une forme de réception du personnage préalable à des modèles de vie féminins ou masculins. Cette idée reste toutefois discutable244 et pourrait éventuellement faire l’objet d’une recherche ultérieure.

241En psychanalyse, la projection est « l’opération par laquelle le sujet expulse de soi et localise dans l’autre -personne ou chose- des qualités, des sentiments, des désirs, voire des

« objets » qu’il méconnaît ou refuse en lui ». Sigmund Freud, « Pulsions et destins des pulsions », in Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1940. Trad. J. Laplanche et J-B Pontalis.

242Ibidem.

243Bernard Lahire, L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998, p. 110.

244Nous n’avons ni le temps, ni les moyens de traiter cette question dans le cadre de nos préoccupations didactiques actuelles.

Existe-t-il réellement des modèles de réception exclusivement féminins ? Il est à noter qu’à ce jour, il n’existe pas d’étude précise sur la façon dont se passe cette forme d’identification « féminine ».

C’est un peu la même chose pour Imène (20 ans) lorsqu’elle évoque la lecture du Sixième jourd’Andrée Chédid :

Si j’étais la grand-mère d’un enfant si malade et si fragile que Hassan, je ferai la même chose que Saddika ou encore plus. Son discours plein de poésie sur l’eau…. Sa façon de dire de belles choses à son petit- fils me fait pleurer. C’est difficile de ne pas être touchée par sa tendresse…

En effet, un personnage peut émouvoir quand il exprime ses angoisses, ses sentiments les plus violents et les plus authentiques. Cette jeune lectrice s’est sans doute « mise à la place de » cette femme qui luttait contre la mort par la force de son discours amoureux. Nous remarquons au passage que c’est bien l’empathie qui a conduit ces jeunes lectrices à s’identifier à ces « héroïnes ».

Annie Rouxel explique que « la transposition du texte dans la conscience du lecteur suscite à des degrés divers la créativité et l’imagination de ce dernier ».245

Il est donc clair que la confrontation de certains lecteurs avec les personnages met en jeu l’ensemble des processus psychiques que nous venons de commenter. Qu’importent dès lors les actions des personnages quand leurs émotions paraissent vraies aux lecteurs et que ces derniers arrivent à se les approprier. Cependant, ces exemples restent très schématiques car les formes et les degrés de l’identification varient d’un lecteur à un autre et demeurent difficiles à saisir et à analyser.

Le problème est de savoir jusqu’à quel point peut aller cette réappropriation du texte, autrement dit à partir de quel moment l’enseignant doit intervenir pour réguler certaines émotions ou jugements sur le personnage.

245 « Mobilité, évanescence du texte du lecteur », 2008, colloque Le texte du lecteur.

Toulouse le Mirail.