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L’identification comme fait de lecture

III- La lecture littéraire, une lecture transformatrice :

D’après le raisonnement précédent, nous constatons que«la lecture littéraire vise plus haut. Il s’agit entre autres d’épanouir l’humanité en chacun. Il s’agit, en développant l’esprit critique des jeunes, leur intelligence de l’action humaine (…) de rendre progressivement possible une émancipation. Une émancipation guidée par une tolérante curiosité pour la différence d’autrui, tempérée par le sens des responsabilités et soutenue par une volonté de participer à la vie de la cité ».140

D’après Jean-Louis Dumortier, la lecture littéraire ouvre au jeune lecteur les possibilités de sortir du cadre spatio-temporel institutionnel et de se détacher de la reproduction de l’identique et du quotidien d’où l’idée de l’émancipation.

C’est alors que la lecture peut faire vaciller les limites du scolaire. La citation

138L’Âge de la lecture. Paris, Gallimard/Haute enfance, 2000, p. 93.

139 D’ailleurs ces rapports entre le « lointain » » et la « pensée », comme le souligne Michèle Petit, sont largement étudiés par des philosophes comme Heidegger ou Hannah Arendt qui dit : « Nous partons en voyage pour examiner de près des curiosités lointaines »,Vies politiques. Paris, Gallimard, p.316.

140Jean-Louis Dumortier et Micheline Dispy, Aider les jeunes élèves à comprendre et à dire qu’ils ont compris le récit de fiction. Namur : Presses Universitaires de Namur, 2006, p. 10.

renvoie sans doute, ici, aux pouvoirs de la lecture de fiction de donner l’accès aux différents espaces culturels que permet la rencontre avec l’autre à travers le personnage. Les textes deviennent des espaces de communication, de comparaison, de quête identitaire et d’ouverture, qui amènent les élèves à s’interroger sur certaines valeurs telles que le respect, l’égalité, la fraternité et la tolérance, qui correspondent aux objectifs institutionnels de l’enseignement des langues. La lecture littérature est aussi un moyen de dire au lecteur des choses qu’on ne pourrait lui dire autrement. Evelio Cabrejo-Parra affirme dans Langue, littérature et construction de soi141:

Tout être humain est d’une certaine manière condamné à trouver des moyens efficaces de représentations de ses propres ‘’fantômes’’

psychiques tels que l’amour, la haine, la jalousie, la colère, le mensonge.

Certaines fonctions du langage et la littérature en particulier constituent un dispositif culturel pour lui faciliter cette étrange tâche. Et on constate que, dans toutes les cultures, on met à disposition de l’enfant très tôt des textes littéraires, à commencer par les comptines, les berceuses. Les contenus des contes sont parfois cruels : il y est question de vie, de mort, de haine, d’abandon, de jalousie, de souffrance amoureuse. Comme tout cela fait partie de la construction du sujet, personne ne peut y échapper, de tels mouvements sont inscrits dans le ‘’livre psychique ‘’de chacun.

Ainsi, les fonctions psychiques de la fiction sont nombreuses. Nous retenons de ce qui précède que le personnage donne souvent au jeune lecteur la possibilité d’un éclairage rétrospectif. Le récit qui raconte une histoire peut agir, selon Le Manchec, comme le lieu d’une utopie qui a une fonction d’évasion.142 D’ailleurs, Serge Boimare, rééducateur et psychologue clinicien, montre que s’appuyer sur des récits de Jules Verne, des romans initiatiques ou des mythes fondateurs permet aux élèves de métaphoriser leurs craintes et de libérer leur rapport au savoir. Toujours selon ce psychologue, ce type de textes littéraires

141In Littérature de l’alphabet. Gallimard Jeunesse, 2002, p.p. 78-79.

142 Voir les développements présentés dans l’article «Lectures ordinaires» de Gérard Mauger, Claude F. Poliak & Bernard Pudal, in Lire, faire lire, (dir.), Bernadette Seipel, Paris, Le Monde Éditions, 1995.

recèle « un secret pédagogique ». Ils mettent en scène des personnages qui, devant l’imminence d’un danger, sont capables d’accélérer leur processus de pensée pour faire face à la situation. De ce fait, se faire accompagner par des héros initiatiques ou de récits de mythes fondateurs encourage les jeunes lecteurs en difficulté à s’ouvrir sur un espace d’apprentissage, de pensée et d’humanité. La lecture devient ainsi synonyme d’une médiation culturelle enrichissante qui réinvestit les préoccupations existentielles et les questions identitaires. Pierre Bergougnoux, écrivain et pédagogue, écrit dans ce sens :

La lecture transforme celui qui lit. Les bons livres nomment purement et simplement les choses qui arrivent et nous affectent d’autant plus que nous ne les comprenons pas vraiment. A coté du sens commun, du commentaire hâtif, approximatif, dont la lueur incertaine guide nos pas sur le chemin de chaque jour, il existe des versions approchées, amples, inouïes, étincelantes de notre expérience, celles que la littérature et elle seule, est susceptible d’en donner. C’est là, et nulle part ailleurs, que nous pouvons découvrir le sens de l’affaire à laquelle nous nous trouvons mêlés et qui tend à nous échapper parce que nous n’avons pas la force ou simplement le temps. Qui n’a accès aujourd’hui à la littérature est, à son insu, frappé d’infirmité, cette part de lui-même qui a nom discernement, liberté, enfouie aux oubliettes, absentée. Le papier, lire, étudier ne sont pas des fins en soi mais des moyens, l’équivalent, dans l’ordre qui est le nôtre, de la griffe du chat, des ailes des oiseaux.143

En fait, il s’agit d’une fonction qui se réalise par transfert du monde réel du lecteur au monde du texte. C’est donc au niveau de l’imaginaire que s’opère le passage du réel à l’irréel et que se justifie l’effet d’un être de papier sur un être en chair et en os comme l’écrit Barthes :

Parfois (…) le plaisir du Texte s’accomplit d’une façon plus profonde (et c’est alors que l’on peut vraiment dire qu’il y a Texte) : lorsque le texte ‘’littéraire’’ (le livre) transmigre dans notre vie, lorsqu’une autre

143Cité par Claude Le Manchec,L’Adolescent et le récit, L’Ecole, 2000, p.p. 49-50.

écriture parvient à écrire des fragments de notre propre quotidienneté, bref, quand il se produit une co-existence.144

Autrement dit, la lecture implique la suspension des interactions avec l’environnement, étant donné qu’elle renvoie le lecteur à un monde décrit et suggéré par le texte et, du même coup, reconstruit par ledit lecteur, ses visions, ses représentations et ses attentes. De toute manière, nous assistons à une sorte d’émigration dans un univers imaginé, peuplé de personnages, meublé d’intrigues et composé de problèmes mais qui renvoie avec beaucoup d’acuité au monde réel.

Par ailleurs, la littérature dit des choses du monde réel ; le lecteur peut y trouver le sens de son existence, comme l’affirme Tzveton Todorov :

Si je me demande aujourd’hui pourquoi j’aime la littérature, la réponse qui me vient à l’esprit est : parce qu’elle m’aide à vivre (…). Loin d’être un simple agrément, une distraction réservée aux personnes éduquées, elle permet à chacun de mieux répondre à sa vocation d’être humain.145

Cela renvoie à une fonction essentielle de la fiction mise en avant par Thomas Pavel, pour qui « les œuvres littéraires ne sont pas mises à distance simplement pour le bénéfice de la contemplation, mais afin qu’elles agissent avec force sur le monde du spectateur ».146

Pour que tous ces éléments du texte puissent éveiller l’intérêt du jeune lecteur et le faire poursuivre sa lecture, celui-ci doit pouvoir s’identifier, se reconnaître dans des traits suffisamment expressifs présents dans le texte aux plans dénotatif et connotatif. En disant cela, nous nous référons à la totalité de l’expérience vécue du lecteur, à sa biographie sociale dans laquelle s’enracine sa singulière biographie de lecteur. Les facteurs d’identification, eux aussi combinables, permettent de mieux analyser le rapport au récit (compréhension,

144 Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola,Éditions du Seuil, Coll. Tel Quel, Paris1971, cité par Vincent Jouve, L’Effet-personnage dans le roman, 1998, op.cit, p.p. 200- 201.

145La littérature en péril, Paris, Flammarion, 2007, p. 15.

146L’univers de la fiction, Paris, édit. Du Seuil, 1988, p.19.

interprétation, anthropomorphisation, appel à l’investissement émotif du lecteur, etc.). C’est toute cette dimension de la fiction romanesque que nous nous proposons d’aborder dans notre réflexion sur le rapport des élèves-lecteurs au personnage.