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Chapitre 2 : Les recherches sur l’argumentation

2.2 Quelques recherches contemporaines en communication et argumentation

2.3.1 Un modèle idéal de discussion critique

Dans l’approche pragma-dialectique dite « standard », Eemeren et Grootendorst ont développé un modèle idéal de discussion critique qui établit selon une procédure bien définie, la nature raisonnable et dialectique de l’argumentation. Plus récemment, van Eemeren et ses collègues ont procédé à une extension de leur approche pragma- dialectique : ils ont pris en compte autant la dimension de raisonnabilité (reasonableness) que la dimension d’efficacité (effectiveness) du discours argumentatif. Cette tension entre

reasonableness-effectiveness, qui a été pendant longtemps étudiée séparément, est

depuis lors étudiée dans la version étendue de la pragma-dialectique par ce que les auteurs appellent la manoeuvre stratégique (strategic maneuvering) (van Eemeren, 2010, 2013; van Eemeren & Houtlosser, 2002). Cette notion est un outil théorique qui permet de réconcilier « a long-standing gap between the dialectical and the rhetorical approach to argumentation » (van Eemeren & Houtlosser, 2005, p. 77). Je ne développerai pas davantage ces aspects, mais souhaite cependant préciser que la présente recherche ne se base que sur la version dite « standard » de l’approche pragma-dialectique.

Van Eemeren et Grootendorst ont élaboré le modèle idéal de la discussion critique pour expliquer ce qu'est l'approche pragma-dialectique dans l'usage du langage argumentatif comme un moyen de résoudre des divergences d'opinion.

12 Le terme standpoint, qui est utilisé par van Eemeren et Grootendorst (mais aussi par Rigotti et Greco Morasso et leurs collègues), peut être traduit de manière générale en français par point de

vue ou position qu’une personne prend à propos d’une issue. Mais dans standpoint, on a la

particule stand (signifiant notamment: se tenir, être là où l’on est, prendre ou adopter une position) et la particule point (signifiant notamment: la place, la position, un avis, une opinion). Ce terme

standpoint (en anglais), tel qu’il est décrit par van Eemeren, est plus qu’un simple point de vue,

position ou opinion (en français). Une personne qui a un standpoint « stand for his/her point »: elle prend personnellement position et va défendre cette position. Nous observons donc qu’il semble difficile de traduire en français le terme standpoint en gardant la même signification anglophone. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi, dans la suite de cette recherche, d’utiliser ce terme anglais, sans le traduire en français, à savoir standpoint. J’ai également choisi de garder le terme anglais

issue, car la traduction en français ne me satisfaisait pas: van Eemeren et al. (1996) proposent

d’utiliser le terme issue pour rendre compte du terme latin « status » qui signifie le point crucial d’une question, le point de débat. En français nous pourrions tenter de traduire le terme issue par « problème posé », « problématique » ou « question » mais cela n’inclut pas ce « point crucial ». Afin de ne pas dénaturer le sens du terme issue en le traduisant cette fois en français (du latin il a déjà été traduit en anglais), j’ai choisi d’utiliser la version anglaise du terme, à savoir issue. D’autres terminologies utilisées par van Eemeren et ses collègues, tels que les structures argumentatives (argumentation structures) et les schèmes argumentatifs (argumentation

schemes), les caractéristiques propres à chacun des schèmes et structures, ainsi que d’autres

termes utilisés dans le modèles pragma-dialectique, etc., peuvent être traduits en français avec plus ou moins de précision. Afin de garder une cohérence, ainsi qu’une précision dans l’utilisation de ces termes, j’ai choisi de les traduire en français, mais de les compléter par une parenthèse dans laquelle je fais référence à la terminologie anglaise originale utilisée van Eemeren et ses collègues. Lorsque j’utilise un terme anglophone dans ce texte (qu’il soit dans une parenthèse ou non), je l’écrirai en italique.

Dans la discussion critique, des parties – un protagoniste et un antagoniste13 – sont impliquées dans une divergence d’opinion et la résolvent en trouvant un accord sur l’acceptabilité ou la non acceptabilité d’un standpoint. Ce modèle distingue quatre étapes dans le processus de résolution d’une divergence d’opinion de manière argumentative. Les auteurs précisent que leur modèle est un modèle idéal car « les étapes de la discussion n’y sont jamais toutes parcourues explicitement, pour ne rien dire de l’ordre dans lequel elles sont traitées ; quelquefois une ou plusieurs étapes restent partiellement ou entièrement implicites. Néanmoins, tout discours argumentatif au cours duquel une dispute a été résolue peut être reconstruit comme une discussion qui contient toutes les étapes du modèle idéal » (van Eemeren & Grootendorst, 1996, p. 45). Les quatre étapes du modèle doivent donc être considérées comme des constituants indispensables d’une discussion raisonnable ou critique.

Dans la première étape de la discussion, l’étape de confrontation (confrontation stage), la divergence d’opinion ou le conflit d’opinion émerge : « It becomes clear that there is a standpoint that is not accepted because it runs up against doubt or contradiction, thereby establishing a (non-mixed or mixted) difference of opinion » (van Eemeren & Grootendorst, 2004, p. 60). Cela signifie que le protagoniste avance un standpoint et l’antagoniste le met en doute (dispute non mixte), ou donne un tout autre standpoint (dispute mixte).

Dans l’étape d’ouverture (opening stage), les parties « try to find out how much relevant common ground they share (as to the discussion format, background knowledge, values, and so on) in order to be able to determine whether their procedural and substantive « zone of agreement » is sufficiently broad to conduct a fruitful discussion » (van Eemeren & Grootendorst, 2004, p. 60). Discuter des concessions et des ententes (partagées ou non) comme points de départ (starting point) de la discussion (van Eemeren, Houtlosser, & Snoeck Henkemans, 2007) se révèle des plus importants dans cette étape d’ouverture, car toute l’activité argumentative est basée sur la possibilité tangible de trouver une solution raisonnable au travers de la discussion avec la partie adverse. Cette étape d’ouverture inclut ainsi la volonté de trouver des prémisses communes sur lesquelles les deux parties peuvent s’entendre, et sur la base desquelles elles peuvent évaluer leur divergence d’opinion. Il y a cependant des cas dans lesquels ces prémisses ne sont pas toujours partagées et sont négociées entre les parties. Van Eemeren et ses collègues appellent ces négociations des « sous-discussions » (van Eemeren & Grootendorst, 2004) et ces dernières présentent les caractéristiques suivantes : « characteristic of such a sub-discussion is that – rather than leading to a conclusion as to whether or not the sub-standpoint is acceptable in its own right – it results in a conclusion as to whether or not the proposition can be used as a common starting point » (van Eemeren & Houtlosser, 2003, p. 5). Comprendre la manière dont van Eemeren et collègues présentent ces sous-discussions est important pour la suite de cette recherche. En effet, je montrerai dans mes analyses l’émergence de certaines sous-discussions. Je mettrai également en évidence que ces dernières ne se présentent pas tout à fait selon la forme décrite par van Eemeren et ses collègues.

13 Dans la discussion critique, une partie, appelée protagoniste (ou proposant) argumente pour défendre son standpoint; l’autre partie, appelée antagoniste (ou opposant) s’oppose au protagoniste pour l’obliger à défendre son standpoint ou doute de son standpoint (van Eemeren & Grootendorst, 1996).

Dans l’étape argumentative (argumentative stage), le protagoniste argumente son

standpoint au moyen d’arguments qui sont systématiquement mis en doute ou niés par

l’antagoniste qui sollicite ainsi de nouvelles argumentations du protagoniste. Les arguments du protagoniste sont ainsi testés de manière critique (van Eemeren & Grootendorst, 2004).

Dans la dernière étape, l’étape de conclusion (concluding stage), deux types de tentative de résolution des divergences d’opinion (van Eemeren, Grootendorst, Jackson, & Jacobs, 1993) peuvent être observées. Premièrement, une discussion argumentative peut se terminer lorsque la divergence d’opinion est clairement résolue par le protagoniste et l’antagoniste, c’est-à-dire après un examen (critique) raisonnable dans lequel les deux parties se mettent d’accord sur une position à adopter et résolvent ainsi leurs différends sur l’issue : « If the protagonist’s standpoint needs to be withdawn, the dispute has been resolved in favor of the antagonist ; if the antagonist’s doubts have to be retracted, it has been resolved in favor of the protagonist » (van Eemeren et al., 1996, p. 282). Deuxièmement, il peut également arriver que la discussion critique n’aboutisse pas à une résolution d’une divergence d’opinion (van Eemeren et al., 1993). Dans ce cas, la discussion argumentative se termine lorsque la divergence d’opinion est établie entre le protagoniste et l’antagoniste, c’est-à-dire par exemple lorsque les interactants sont interrompus, manquent de temps ou ne sont plus intéressés par l’issue.

En termes pragma-dialectiques, lorsque le protagoniste d’une discussion critique avance un standpoint et que l’antagoniste le met en doute, il s’agit d’une dispute non mixte. Au contraire, si l’antagoniste donne un tout autre standpoint qui vient contredire le premier ou qu’il s’y oppose d’une certaine manière, la dispute est mixte (van Eemeren et al., 2007). L’expression dispute mixte et non mixte renvoie à l’implication des parties (protagoniste et antagoniste) dans la discussion critique. Dans une dispute mixte, les parties ont des standpoints de vue opposés et doivent prouver leur standpoint. Dans une dispute non mixtes, le doute qui s’installe dans la discussion peut se faire de différentes manières, telles que des formes indirectes (poser des questions), des formes polies, des formes non verbales (froncer les sourcils) ou donner un signe quelconque d’incertitude. Un principe fondamental qui est à la base de la méthode utilisée par l’approche pragma- dialectique est celui de la reconstruction : « The aim of a pragma-dialectical analysis is to reconstruct the process of resolving a difference of opinion occurring in an argumentative discourse or text » (van Eemeren & Grootendorst, 2004, p. 95). Cela signifie que la réalité argumentative est systématiquement analysée selon la perspective de la discussion critique. Toutes les composantes du discours (ou du texte) qui sont importantes pour la résolution d’une divergence d’opinion sont prises en compte dans une reconstruction ; toutes les composantes qui sont sans importance ou sans rapport pour la résolution d’une divergence d’opinion sont laissées de côté. De cette manière, la reconstruction analytique donne à voir l’« argumentative deep structure » (van Eemeren & Grootendorst, 2004, p. 95) d’un texte ou d’un discours. Lorsqu’il se trouve face à un discours (texte oral, mais aussi texte écrit) et qu’il procède à cette reconstruction, l’analyste élabore un aperçu analytique (analytic overview) de l’argumentation (van Eemeren & Grootendorst, 2004; van Eemeren, Grootendorst, & Snoeck Henkemans, 2002), sur lequel il peut ensuite procéder à une reconstruction analytique (analytical

reconstruction) (van Eemeren & Grootendorst, 2004; van Eemeren et al., 1993) de

l’argumentation présente dans le discours analysé. L’aperçu analytique « states exactly which points are at dispute, which parties are involved in the difference of opinion, what their […] premises are, which argumentation is put forward by each of the parties, how their discourses are organized, and how each individual argument is connected with the standpoint that it is supposed to justify or refute » (van Eemeren & Grootendorst, 2004, p. 118).

Cela signifie plus précisément que l’analyste met en évidence systématiquement ce qui est important pour la résolution d’une divergence d’opinion :

1. Les standpoints adoptés dans la divergence d’opinion

2. Les rôles assumés par chacune des parties (protagonistes et antagonistes) 3. Le point de départ de la discussion (prémisses, règles de discussion)

4. Les arguments explicites ou implicites mentionnés par les parties et supportant les standpoints

5. La structure argumentative (argumentation structures) 6. Les schèmes argumentatifs (argumentation schemes)

Toutes les informations de l’aperçu analytique sont importantes pour l’évaluation du discours argumentatif. Dans certains cas, lorsque ces informations ne sont pas clairement définies, l’analyse exacte et précise de la discussion pourra en être compromise (van Eemeren & Grootendorst, 2004).

Une fois que l’analyste a établi l’aperçu analytique (analytic overview), il peut reconstruire le discours. Cette reconstruction est un processus qui regroupe quatre types de transformations (van Eemeren & Grootendorst, 2004, pp. 103-104) : la suppression,

l’addition, la permutation et la substitution. La suppression consiste à laisser de côté les

données qui sont sans rapport ou sans importance pour la résolution d’une divergence d’opinion ; l’addition consiste à inclure des segments argumentatifs implicites pouvant être déduits par ce qui est explicitement prononcé; la permutation concerne la disposition des données qui peuvent être réorganisées et réarrangées pour les interpréter à la lumière du modèle; et finalement, la substitution peut amener à interpréter des formulations vagues ou imprécises de énoncés argumentatifs et à fournir dans l'analyse des formulations plus claires que celles énoncées. Cette reconstruction, dans laquelle l’analyste effectue ces transformations dans le but de dégager le standpoint et les différents arguments, est appelée en termes pragma-dialectique reconstruction analytique (analytical reconstruction).

Il apparaît donc que la reconstruction d'un texte argumentatif n’est pas une tâche facile, car les données analysées (qu’elles soient des conversations entre adultes, entre enfants ou entre adulte et enfants) sont souvent entremêlées de passages argumentatifs et non argumentatifs. Il se peut également que dans une conversation argumentative, certaines parties, telles que des standpoints ou des arguments, soient laissées implicites (van Eemeren et al., 2002). En effet, rares sont les interactions argumentatives entre adultes, ou entre adultes et des enfants, qui sont complètement explicites. Il est vrai que dans le discours oral, certains éléments paraissent si évidents que les parties ne voient pas l’utilité de les expliciter davantage. Le processus de reconstruction est donc important, car lorsqu’on se trouve face à un texte écrit (dans notre cas, des transcriptions d’interactions entre un adulte et des enfants), on observe d’autant plus que cet implicite doit être reconstruit pour analyser l’argumentation de manière détaillée et pour comprendre sur quoi se basent le protagoniste et l’antagoniste pour construire leurs discours argumentatifs respectifs :

« Unexpressed elements, even though they are implicit, can crucially influence how the discussion proceeds and therefore also influence its outcome. […] Antagonists can […] agree or disagree with an unexpressed standpoint that they have inferred from the reasons the protagonist has put forward » (van Eemeren et al., 2002, p. 51).

Le modèle pragma-dialectique a élaboré des règles de la discussion critique que les participants doivent respecter pour assurer un bon déroulement de l’échange argumentatif (par exemple, ne pas commettre de fallaces). Van Eemeren et collègues proposent ainsi dix règles qu’ils appellent dix commandements (van Eemeren &

dialogue raisonné. Ces dix règles sont les suivantes (van Eemeren & Grootendorst, 1996, pp. 229-230; 2004, pp. 190-196) :

─ Règle 1 (freedom rule) : les partenaires ne doivent pas faire obstacle à l’expression ou à la mise en doute des standpoints.

─ Règle 2 (obligation-to-defend rule) : la partie qui a avancé un standpoint est obligée de le défendre si l’autre partie le lui demande.

─ Règle 3 (standpoint rule) : l’attaque doit porter sur le standpoint tel qu’il a été avancé par l’autre partie.

─ Règle 4 (relevance rule) : une partie ne peut défendre son standpoint qu’en avançant une argumentation relative à ce standpoint.

─ Règle 5 (unexpressed-premise rule) : une partie ne doit pas attribuer abusivement à l’adversaire de prémisse implicite. Elle ne doit pas rejeter une prémisse qu’elle a elle-même laissée sous-entendre.

─ Règle 6 (starting-point rule) : une partie ne doit pas présenter une prémisse comme un point de départ accepté alors que tel n’est pas le cas. Elle ne doit pas non plus refuser une prémisse si elle constitue un point de départ accepté.

─ Règle 7 (validity rule) : une partie ne doit pas considérer qu’un standpoint a été défendu de façon concluante si cette défense n’a pas été menée selon un schéma argumentatif adéquat et correctement appliqué.

─ Règle 8 (argument scheme rule) : une partie ne doit pas utiliser que des arguments logiquement valides, ou susceptibles d’être validés moyennant l’explicitation d’une ou plusieurs prémisses.

─ Règle 9 (concluding rule) : si un standpoint n’a pas été défendu de façon concluante, alors le proposant doit le retirer. Si un standpoint a été défendu de façon concluante, alors l’opposant ne doit plus le mettre en doute.

─ Règle 10 (language use rule) : les parties ne doivent pas utiliser des formulations insuffisamment claires ou d’une obscurité susceptible d’engendrer la confusion ; chacune d’elles doit interpréter les expressions de l’autre partie de la façon la plus soigneuse et la plus pertinente possible.

Comme le mettent en évidence les auteurs, un discours argumentatif peut mal se dérouler pour de multiples raisons, notamment lorsque ces règles sont transgressées. Ils ont ainsi proposé des violations pour chacune de ces règles, dans le but de donner un aperçu des opérations fallacieuses qui peuvent intervenir aux différentes étapes de la discussion critique (van Eemeren, 2001; van Eemeren & Grootendorst, 1992, 2004) : par exemple argumentum ad baculum (mettre la pression sur l’opposant en le menaçant de sanctions), argumentum ad hominem (attaque personnelle directe et injurieuse ou indirecte et liée aux circonstances), argumentum ad verecundiam (présenter un

standpoint comme juste parce qu’une autorité dit qu’il est juste), etc.

Ces dix règles ainsi que ces opérations fallacieuses ne seront pas analysées de manière détaillée dans nos données et ne constituent pas une priorité d’analyse. Je m’appuierai cependant sur ces dernières de manière ponctuelle, en montrant que des interactions entre adulte et enfants peuvent également comporter certaines fallaces.

Dans les sections suivantes, je me pencherai plus en détail sur les schèmes argumentatifs (argumentation schemes), c’est-à-dire l’organisation interne des arguments, ainsi que les structures argumentatives (argumentation structure), c’est-à-dire l’organisation externe des arguments.