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Chapitre 3 : Jean Piaget et le développement cognitif de l’enfant

3.2 La méthode d’entretien clinique-critique

3.2.2 L’épreuve de conservation des quantités de liquide

Afin de comprendre les mécanismes formateurs de la raison elle-même, Piaget et ses collaborateurs ont étudié comment les schèmes sensori-moteurs de l’assimilation s’organisent sur le plan de la pensée en systèmes opératoires. Pour cela, ils ont analysé des opérations qui engendrent le nombre et les quantités continues, l’espace, le temps, la vitesse, etc. Dans leur ouvrage sur La genèse du nombre chez l’enfant (1941), Piaget et Szeminska se proposent d’étudier les quantités continues et discontinues. Parmi les interrogations menées sur les quantités continues, figure la fameuse épreuve de conservation des quantités de liquides. Dans la présente recherche, j’ai retenu cette épreuve qui est une des plus célèbres et l’ai revisitée ainsi qu’une deuxième, développée

épreuves dans la présente section et la suivante (3.2.3). Étant donné que ces épreuves correspondent à un développement récent de l’entretien clinique-critique, nous avons procédé, au sein de notre équipe de recherche, à certaines adaptations de ces épreuves, par rapport à la manière dont Piaget s’entretenait avec les enfants. Je justifierai ces modifications dans le chapitre 7.

Mais qu’est-ce que finalement une « épreuve » ? À quoi Piaget fait-il référence lorsqu’il en parle ? Je n’ai pas trouvé de définition du terme « épreuve » par Piaget ; il parle d’« épreuve », ou « d’épreuve opératoire », ou encore de « problème logique », mais ne définit pas précisément ces termes. Afin de comprendre la manière dont je fais référence aux deux situations de mon corpus (voir section 7.4), je reprends ici le terme d’« épreuve » pour signifier qu’il n’est ni un test, ni une tâche expérimentale, mais qu’il s’agit d’une situation dans laquelle un problème cognitif à résoudre est proposé aux enfants.

Dans conservation des quantités de liquides, Piaget et ses collaborateurs suivaient une méthode d’interrogation rigoureuse (Piaget & Szeminska, 1941, p. 18). Ils commençaient par présenter à l’enfant deux récipients cylindriques de mêmes dimensions (A1 et A2) contenant la même quantité de liquide. L’expérimentateur verse ensuite le contenu de A2 dans deux récipients plus petits et identiques (B1 et B2) et demande à l’enfant si la quantité transvasée de A2 en B1 + B2 est égale à celle de A1. L’expérimentateur peut également verser le liquide contenu dans le verre B1 dans deux récipients plus petits encore mais toujours identiques entre eux (C1 et C2) et de verser le liquide de B2 dans deux autres récipients égaux (C3 et C4), identiques à C1 et C2. Il peut ensuite poser les questions entre B2 et C1 et C2 ou entre A1 et C1, C2, C3, C427. Il faut préciser que lors de ces conversations, Piaget s’entretenait avec un seul enfant à la fois.

Le liquide est ainsi soumis à toutes les déformations possibles et à chaque transformation, le problème de la conservation est posé à l’enfant en lui demandant s’il y a égalité ou non avec le verre témoin A1. Piaget et ses collaborateurs demandent également à l’enfant le problème inverse, c’est-à-dire de verser la même quantité de

27 Voici un extrait, tiré de Piaget & Szeminska (1941, p. 20), rapportant une conversation-type que Piaget et ses collaborateurs menaient avec les enfants : Blas (4 ans), fille. « Tu as une amie ?

Oui, Odette Eh bien, tu vois on te donne à toi, Clairette, un verre de sirop rouge (A1 rempli aux 3/

4) et à Odette un verre de sirop bleu (A2, même niveau)). Est-ce qu’une de vous a plus à boire que l’autre ? La même chose Voilà ce que Clairette fait: elle verse son sirop dans deux autres verres (B1 et B2 ainsi remplis jusqu’à mi-hauteur). Est-ce que Clairette a la même chose qu’Odette ? Odette a plus. Pourquoi ? Parce qu’on a mis moins (B1 et B2 : Blas montre les niveaux, sans tenir compte du fait qu’il y a deux verres) (On verse également le sirop d’Odette en B3 et B4) C’est la même chose. Et maintenant ? (on transvase le sirop de Clairette de B1 + B2 en L1, le long tube mince, qui est alors à peu près rempli) ? C’est moi qui a plus (= Clairette, en L1). Pourquoi ? On a versé dans ce verre (L1, Blas montre le niveau) et ici (B3 et B4) pas. Mais avant c’était la même chose ? Oui Et maintenant ? C’est moi qui a

plus. » Ensuite on reverse le sirop de Clairette (L1) dans les verres B1 et B2 : « Tu vois, Clairette verse aussi comme Odette. Alors tout le sirop bleu (B3 + B4) ensemble et tout le rouge (B1 et B2) ensemble, est-ce que c’est la même chose ? C’est la même chose (accent de conviction). Alors voilà ce que Clairette fait (on verse B1 dans C1 qui est ainsi rempli, tandis que B2 demeure à moitié plein). Vous avez la même chose à boire ? Moi j’ai plus Mais d’où vient ce qu’il y a en plus ? De là-dedans (B1) Qu’est-ce qu’il faut faire pour qu’Odette ait la même chose ?

Il faut prendre ce petit verre (elle verse une partie de B2 dans C2) Et maintenant, c’est la même chose à boire, ou quelqu’un a plus ? Odette a plus Pourquoi ? Parce qu’on a versé dans

ce petit verre (C2). Mais c’est la même chose à boire, ou une a plus que l’autre ? Odette a

plus à boire. Pourquoi ? Parce qu’elle a trois verres (B3 presque vide, B4 et C2 tandis que Clairette a C1 plein et B2). ».

liquide dans des récipients de formes différentes. Ces auteurs ont mis en évidence que les quantités continues ne sont pas considérées comme étant constantes ; la notion de conservation se construit au contraire peu à peu, au travers de trois stades que les auteurs appellent absence de conservation, réponses intermédiaires et conservation

nécessaire. Dans le premier stade (absence de conservation), les sujets, sont dits non conservants. L’enfant de ce stade reconnaît l’égalité de liquide dans les deux verres

identiques A1 et A2. Mais lorsque ce liquide est transvasé dans des verres de formes et dimensions différentes, l’enfant croit que la quantité varie. Selon Piaget et Szeminska, l’enfant du premier stade ne tient compte que des rapports perceptifs exprimés en termes de comparaisons (« plus » ou « moins » : « c’est plus haut », « moins large », etc.). Il ne coordonne pas encore les opérations d’identité, de réversibilité et de compensation (Piaget & Inhelder, 1955; Piaget & Szeminska, 1941), telles qu’elles sont élaborées dans le troisième stade. Ces changements d’état selon les verres étonnent donc l’enfant, ce qui peut même l’amener à se contredire : tantôt il croit qu’il y a plus de sirop dans l’un des verres, tantôt il croit l’inverse, mais sans penser qu’il a eu tort auparavant. De plus, les motifs utilisés par l’enfant pour justifier ses affirmations contraires ne sont pas coordonnés entre eux, ce qui peut rendre ses affirmations incompatibles les unes avec les autres. Piaget illustre cela notamment avec l’exemple de Blas, que j’ai présenté : « c’est là qu’est la vraie contradiction : c’est ainsi que tantôt Blas se fonde sur le niveau des récipients et alors la quantité diminue si l’on verse un grand verre dans plusieurs petits, tantôt c’est le nombre de verres qui est invoqué et alors le même transvasement est considéré comme impliquant une augmentation de quantité. Ou bien encore l’enfant utilise la grosseur (la largeur) des récipients pour évaluer le changement, et oublie le nombre des verres et le niveau, puis il pense à l’un de ces facteurs et conclut le contraire » (Piaget & Szeminska, 1941, p. 24).

Dans le deuxième stade (réponse intermédiaire), les enfants sont dits intermédiaires. La notion de conservation se construit peu à peu, mais n’est pas encore généralisée. En effet, il est possible d’observer une forme d’oscillation entre conservation et non- conservation et les justifications apportées par les enfants sont en général peu explicites et incomplètes : « les sujets cherchent […] à tenir compte des deux relations [largeur et hauteur] à la fois, mais, chose curieuse, il n’y parviennent pas et oscillent sans fin entre cet essai de coordination et la soumission aux illusions perceptives » (Piaget & Szeminska, 1941, p. 31). L’enfant se rend compte que ses affirmations sont contradictoires. Il va alors tâtonner en avançant différents arguments pour tenter d’expliquer cette situation.

Dans le troisième stade, l’enfant est dit conservant car il postule la conservation des quantités lors des transvasements. L’enfant de ce stade découvre une forme d’invariance : il affirme la conservation des quantités de liquide indépendamment du nombre et de la nature des transvasements. Comme le mentionne Piaget, on voit « d’emblée que l’enfant n’a plus besoin de réfléchir pour s’assurer de la conservation des quantités : il en est certain » (Piaget & Szeminska, 1941, p. 52). Il semblerait ainsi qu’un enfant de ce stade soit intérieurement convaincu de ses propos, c’est-à-dire qu’une nécessité logique s’impose, ce qui l’amène à déclarer la conservation des quantités. Son raisonnement est cohérent et il en est conscient. Il justifie cette conservation avec les arguments28 suivants : identité, de réversibilité et de compensation. L’argument d’identité

28 Il est intéressant de noter que Piaget semble utiliser le terme « justification » comme un synonyme du terme « argument ». En effet, lorsqu’il parle d’arguments d’identité, de réversibilité et de compensation, il veut mentionner les types de justifications des enfants. Bien que Piaget se soit intéressé aux justifications (arguments) que les enfants développaient, il s’est cependant plus centré sur l’étude de la structure logique de ces justifications, révélant leur développement cognitif, que sur l’étude de l’argumentation elle-même.

signifie qu’il est possible d’annuler la transformation par inversion : c’est pareil, on n’a rien ajouté, ni rien enlevé. Les auteurs appellent réversibilité une considération des opérations inverses : « la capacité d'exécuter une même action dans les deux sens de parcours mais en ayant conscience qu'il s'agit de la même action » (Apostel, Mandelbrot, & Piaget, 1975, p. 44) : on peut remettre du sirop dans le premier verre, on aura alors toujours la même chose de sirop. La compensation correspond à une forme de coordination de plusieurs perspectives : si le sirop monte plus haut c’est parce que le verre est moins large. En plus de cela, l’enfant résiste aux contre-suggestions de l’expérimentateur.

Piaget et Szeminska émettent l’hypothèse que l’élaboration de la notion de conservation des quantités pourrait se confondre avec la construction des quantités elles-mêmes. Cela signifie que l’enfant ne découvrirait la quantification que lorsqu’il serait capable de construire des totalités qui se conservent. Dans le premier stade décrit ci-dessus, la quantité correspondrait à des rapports asymétriques donnés par les enfants lors des comparaisons entre les verres : « plus » (« c’est plus haut ») ou « moins » (« c’est moins large »). Un début de coordination débuterait avec le deuxième stade. Mais ce n’est qu’à partir d’un certain niveau de développement (troisième stade), que l’enfant est capable de coordonner les relations de hauteur et de largeur résultant de la comparaison des verres proposés. Ce n’est donc pas la découverte de la conservation qui entraîne la possibilité de multiplier les relations, mais l’inverse.

Il est intéressant de noter que l’épreuve de conservation des quantités de liquide a également été étudiée par certains psychologues, tels que Smedslund (1961) ou Bruner (1966) qui ont montré l’importance de prendre en considération les données perceptives de cette épreuve. Ces auteurs soulignent que les jeunes enfants peuvent se trouver gênés dans l’atteinte de la conservation à cause de la perception des différences de niveaux de sirop entre les verres. Pour tester cette hypothèse, Bruner utilise la technique du masquage perceptif déjà mentionnée par Piaget et Inhelder. L’expérience de Bruner a été testée auprès d’enfants de 4 à 7 ans et comprend trois étapes : 1) l’enfant ne voit jamais la hauteur de sirop car les transvasements de liquide se font toujours derrière un écran. On pose la question de la conservation à l’enfant et on l’invite à justifier sa réponse ; 2) dans cette étape, il n’y a aucun écran, ni transvasement de sirop. On demande uniquement à l’enfant de prévoir la hauteur à laquelle le sirop arrivera ; 3) l’enfant a de nouveau devant lui un écran et indique sur ce dernier la hauteur initiale de sirop. L’enfant prédit ensuite la hauteur à laquelle le sirop arrivera une fois le transvasement sera effectué derrière l’écran. L’écran est ensuite retiré. Les résultats de cette étude mettent en évidence que l’écran accroît les jugements de conservation qui se maintiennent même lorsque l’écran est retiré. Ainsi, dans son expérimentation, Bruner montre qu’un travail a été fait pour contrer l’illusion perceptive qui induit les enfants en erreur. Piaget, au contraire se trouve dans une perspective différente : il s’intéresse au travail cognitif que fait l’enfant pour surmonter ces illusions perceptives.