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Chapitre 4 : L’interaction sociale : sa construction, sa complexité et ses dynamiques en

4.3 Interactions sociales et conflits

4.3.1 Les conflits et désaccords

Toutes les interactions ne se déroulent pas forcément dans un climat d’entente entre les interlocuteurs. Cependant, bien que les désaccords et les conflits fassent partie intégrante des pratiques sociales et culturelles et de la pensée, il semblerait que dans les interactions de la vie de tous les jours, les personnes tentent, dans certaines situations, de les éviter (Muller Mirza, 2013). En effet, comme l’ont montré certaines études, entrer en conflit avec une personne, ou contrer explicitement un point de vue qui diverge du nôtre n’est pas une expérience confortable : les personnes semblent préférer des informations qui confirment leurs avis, plutôt que d’être confrontées à des différences d’opinion (Asch, 1955). De plus, avoir un autre avis, ou se rebeller peut être considéré comme une menace pour les individus ou le groupe, et peut conduire au rejet de la personne. De manière similaire, des sociologues et linguistes ont par exemple observé que lorsqu’une personne fait une assertion, une réponse positive à cette assertion suivra en général rapidement, alors qu’une réponse marquant un désaccord avec cette

39 Hermans s’est inspiré de la théorie de James sur le « Self » et de la métaphore de Bakhtin sur la « multivoicedness » pour développer sa théorie du Dialogical Self.

assertion mettra plus de temps pour être exprimée (Myers, 2004; Sacks, 1987; Schegloff, 1992)41.

Dans le domaine de l’éducation et de la formation, les élèves et les enseignants cherchent aussi souvent à éviter le conflit en classe (Johnson, Johnson, & Smith, 2000). Deux raisons peuvent être mises en évidence. La première est que les élèves doivent pouvoir discuter entre eux pour qu’il y ait conflit. Bien que les enseignants tentent de mettre en place des travaux de groupe ou des discussions collectives, on observe le risque qu’ils transmettent la plupart du temps eux-mêmes le savoir, ce qui n’offre que très peu de place pour des discussions entre élèves. La deuxième raison est que les individus ont souvent tendance à penser que pour prendre la parole de manière critique, il est nécessaire d’avoir acquis des connaissances. Or selon cette réflexion, seuls des experts pourraient participer et s’engager dans un conflit de communication (Smedslund, 1966). Pourtant, le conflit peut s’avérer particulièrement constructif, notamment lorsqu’il est

social et cognitif. En montrant qu’un conflit peut être à la fois interindividuel (social) et

intra-individuel (cognitif), Perret-Clermont (1979) et Doise et Mugny (1981) proposent la notion de conflit socio-cognitif pour rendre compte du fait que la confrontation à différents points de vue favorise le développement cognitif, la décentration ainsi que l’émergence de solutions nouvelles. Lors d’une interaction entre pairs, ces derniers sont appelés à fournir une seule réponse à la tâche et pour cela, sont amenés à confronter leur point de vue avec celui de leur pair et à se décentrer de leur point de vue. Cette dimension conflictuelle engendrerait des mécanismes de réorganisation cognitive. En effet, ce conflit amène l’enfant à prendre conscience qu’une réponse autre que la sienne peut exister, ce qui peut l’amener à douter de la validité de sa réponse. En étant confronté à d’autres perspectives, l’enfant est invité à entendre différents éléments de réponses, qui peuvent être vrais ou faux, et qui peuvent l’aider à construire ses propres connaissances.

Pour que des progrès cognitifs aient lieu, il faut toutefois que des conditions soient remplies : les sujets doivent avoir les prérequis cognitifs nécessaires pour bénéficier de cette interaction sociale (Perret-Clermont, 1979) ; l’écart entre les capacités cognitives des sujets ne devrait pas être trop grand, dans le cas d’une interaction entre un enfant conservant et un enfant non conservant par exemple, car l’enfant conservant qui exécuterait l’épreuve correctement pourrait dominer et imposer la solution à son partenaire. Dans ce cas-là, les sujets risqueraient de ne pas ressentir le conflit ou de ne pas comprendre où il se situe (Perret-Clermont, Perret, et al., 1991). Ainsi, deux enfants non conservants peuvent devenir compétents et développer des gains cognitifs en étant confrontés à une autre manière de résoudre la tâche, à d’autres points de vue, et cela, même s’ils ne parviennent pas à trouver une résolution de la tâche dans l’interaction. Nous pouvons dès lors nous demander ce qu’est un conflit et sur quel auteur ces recherches prennent appui lorsqu’elles parlent de « conflit ». Pour y répondre, je propose de revenir un instant à Piaget. Selon lui, le déclencheur du processus d’équilibration est la perturbation, qu’il appelle « conflit » ou « contradiction » (Inhelder et al., 1974; Piaget et al., 1974a, 1974b). Piaget l’étudie notamment avec l’épreuve des allumettes. Dans cette épreuve, l’expérimentateur présente deux allumettes à l’enfant et lui demande de dessiner au crayon bleu des traits sur l’un des côtés de l’extrémité non soufrée de chacune des deux allumettes. Ces dernières sont alors reposées sur la table, les traits bleus étant visibles et l’expérimentateur demande à l’enfant si on voit les traits si l’on retourne les allumettes. Les enfants répondent généralement qu’on ne voit pas les traits.

L’expérimentateur prend ensuite

« les deux allumettes dans une main et les montre en l’air avec les traits visibles en demandant à nouveau ce qu’on verra en les retournant. Mais on exécute deux mouvements simultanés (que nous appellerons sous le nom de « renversement») : 1) on abaisse la main de haut en bas (ou de bas en haut), ce qui produit un premier retournement; 2) mais en même temps on imprime avec les doigts une rotation aux allumettes demeurant verticales, ce qui constitue un second retournement et ramène les traits du côté visible (inversion de l’inversion), on répète ces gestes plusieurs fois (et bien sûr avec rapidité), d’où l’étonnement du sujet » (Piaget et al., 1974a, p. 56).

Les enfants sentent bien qu’il y a une contradiction entre la présence des traits avant d’effectuer les renversements et le fait que les traits soient toujours visibles une fois les renversements effectués. Certains enfants sont conscients qu’il y a une contradiction, mais ne l’acceptent cependant pas et vont alors chercher à « résoudre ce conflit » (Piaget et al., 1974a, p. 59) : Piaget mentionne en effet que lorsqu’une perturbation intervient dans l’activité de l’individu, ce dernier cherchera à la compenser. Il ne peut cependant pas faire un simple retour à l’état initial, mais procède à un « dépassement » de cet état, qui s’effectue grâce aux processus d’affirmation et de négation : lorsqu’il se trouve face à une contradiction, l’individu va revenir à sa conception initiale en niant certains aspects et en affirmant d’autres, de façon à construire un nouveau système de connaissances lui permettant de rendre compte de la contradiction (Piaget et al., 1974b). Cette modification du système de connaissances en fonction de ce qui est observé est appelée « régulation » de la perturbation par Piaget. Elle permet de dépasser cette contradiction. Piaget et collègues parlent également de « confrontation » dans la méthode clinique-critique. Ils montrent que cette interaction entre l’individu et les observables peut amener à une confrontation, créant ainsi des conflits, qui, à leur tour peuvent amener à de nouvelles coordinations.

D’autres recherches développées par Pérez et Mugny (1993) ont proposé une « théorie de l’élaboration du conflit », qui constitue une tentative de clarification, de comparaison et d’intégration des recherches sur les processus d’influence sociale. Pour ces auteurs,

« le postulat fondamental est que l’influence sociale, définie comme la modification de quelque chose que l’individu ou le groupe (les cibles d’influence) auraient fait de manière distincte s’ils n’avaient pas été exposés à cette influence, découle d’une divergence avec autrui (les sources d’influence). Nous conviendrons de parler d’élaboration du conflit pour signifier la manière dont le sujet traite cette divergence et lui donne une signification » (Pérez & Mugny, 1993, p. 10).

Les auteurs ont ainsi examiné la manière dont le conflit s’élabore selon la tâche et la source. Ils ont notamment montré qu’une divergence qui apparaissait à propos d’une même tâche pouvait être gérée différemment selon la nature de la source introduisant cette divergence.