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Chapitre 8 : Dans quels espaces, des discussions argumentatives sont-elles

8.2 Typologie des positions de l’enfant dans l’interaction

8.2.2 La position de « proposeur-imposeur de procédures »

J’ai décrit dans la section 8.1.2 une position de « médiateur de l’interaction », propre à l’adulte-psychologue. J’ai observé dans mes données que cette position ne se retrouvait pas chez les enfants qui ne vont, par exemple pas relever certaines remarques, souligner les conflits, les désaccords, demander des clarifications, etc. Par contre, certains enfants ont une manière bien à eux de « façonner » l’interaction : en prenant la position de « proposeur-imposeur de procédures », certains enfants vont guider la conversation, en proposant et en imposant, à leurs camarades et à l’adulte-psychologue, des procédures à suivre.

Je reprends ici l’extrait 5, dans lequel j’ai analysé la position de l’adulte « partenaire de jeu », mais en me centrant cette fois-ci sur les enfants et plus particulièrement sur Xavier qui occupe une position de « proposeur-imposeur de l’interaction ».

Extrait 5 :

Participants : adulte-psychologue (F) ; Xavier (6,6 ans) ; Lisa (6,4 ans) ; Estelle (6,1 ans) ; Luc (5,8 ans).

Matériel : 5 dés

Contexte de l’extrait : cet extrait concerne l’épreuve des « dés truqués ». Les enfants ont procédé à différents tests (lancer les dés, les taper, les faire tourner, les faire glisser, les empiler). Dans les tours de parole précédents, les enfants ont observé que dans l’un des trous du dé jaune, apparaissait une petite bosse avec un petit point dedans. Au moment de l’extrait, ils choisissent d’inspecter chacun des dés.

Référence de l’extrait : VIL10-11_2E_RAD_ENF8-9-10-11

190. Xavier : attends on commence par un, heu, il y aura tous, heu, tiens ((donne un dé à chaque

personne))

191. Adulte-psy : ((surprise, elle reçoit aussi un dé)) ah ouais merci.

192. Xavier : on commence par un.

193. Adulte-psy : et je dois faire quoi, tu m'expliques?

194. Xavier : euh il faut juste regarder. on commence par un, après deux ((énumère les chiffres en

comptant sur les doigts)), après quatre,

après cinq, après six.

195. Adulte-psy : ok, et puis je dois regarder quoi? 196. Xavier : on doit regarder si

197. Lisa : ce qui est différent 198. Xavier : ouais

200. Adulte-psy : ok.

201. Xavier : ouais et puis on essaye de trouver qu'est-ce qu'il y aura comme problème à ces dés.

202. Adulte-psy : d'accord

203. Xavier : ouais on ne sait pas lequel. et après on change, on on va essayer d'une autre manière plus. euh on va essayer quelques manières différentes. et il faudra qu'on réfléchisse. 204. Adulte-psy : d'accord. alors là tu m'as dit qu'il faut

commencer par quel côté? 205. Xavier : euh par le un.

206. Adulte-psy : ok

207. Xavier : ouais, après on explique.

208. (4.0)((les participants examinent chacun leur dé)) 209. Lisa : moi je vois des points dedans

210. Adulte-psy : tu vois des points dans le un? 211. Xavier : mais ça on explique après. 212. Luc : moi je vois dans le trois

213. Xavier : et puis on explique tout ça mmh à la fin, à la fin.

214. Adulte-psy : d'accord

Xavier guide ses camarades et l’adulte-psychologue en leur disant ce qu’il faut faire, regarder, mais sans donner lui-même de standpoint : il donne des indications sur ce qu’il faut faire « attends on commence par un, heu, il y aura tous, heu, tiens ((donne un dé à

chaque personne)) » (tdp 190), sur ce qu’il faut faire « il faut juste regarder. on

commence par un, après deux ((montre le chiffre de doigt correspondant à son

énumération)), après quatre, après cinq, après six » (tdp 194), il précise le « but à court

terme » de ce qu’il faut faire « et puis on essaye de trouver qu'est-ce qu'il y aura comme problème à ces dés » (tdp 201), il précise le « but à long terme » de ce qu’il faut faire « ouais on ne sait pas lequel. et après on change, on on va essayer d'une autre manière plus. euh on va essayer quelques manières différentes. et il faudra qu'on réfléchisse » (tdp 203), ou encore, il précise les étapes à suivre « on explique après » (tdp 207, 211, 213). Ce faisant, Xavier propose à ses camarades des façons de faire et impose les étapes à suivre pour trouver le dé truqué, prenant ainsi la position de « proposeur- imposeur de procédures ».

Examinons le lien entre la position que prend l’adulte (position de « partenaire de jeu », voir section 8.1.2) et celle de Xavier (position de « proposeur-imposeur de procédures »). Il semblerait que ce soit à partir du tour de parole 190, c’est-à-dire lorsqu’il invite l’adulte- psychologue à participer à la découverte du dé truqué en tant que « partenaire de jeu », que Xavier occupe cette position de « proposeur-imposeur de procédures ». Ces deux positions semblent donc être étroitement liées et l’une ne va pas sans l’autre : l’adulte- psychologue n’aurait pas spontanément occupé cette position de son plein gré. On observe également que l’adulte-psychologue a laissé à Xavier la possibilité d’expérimenter cette position de « proposeur-imposeur de procédures ». Il est intéressant de noter que cette dynamique de positions entre l’adulte-psychologue et les enfants ne s’observe pas dans les tours de parole précédant cet extrait.

8.2.3 La position d’« antagoniste passif »

L’extrait 8 illustre la position d’antagoniste « passif » que Valentin prend à certains moments de l’interaction.

Extrait 8 : 89

Participants : adulte-psychologue (F) ; Victor (7,4 ans) ; Valentin (6,2 ans). Matériel : animaux en peluche (girafe, ours, singe, guépard) ; verres ;

gourde

Contexte de l’extrait : cet extrait concerne l’adaptation de l’épreuve de conservation des quantités de liquide. Dans les tours de parole précédents, les enfants ont égalisé les niveaux de sirop entre les verres A, A’ et le sirop du verre A’ a été versé dans le verre C. Victor et Valentin ne sont pas d’accord sur l’égalité de sirop entre les verres A et C : Victor pense qu’il y a la même quantité de sirop dans les verres A et C et Valentin pense qu’il n’y a pas la même quantité de sirop. L’adulte-psychologue demande alors aux enfants de justifier leurs propos.

Référence de l’extrait : CER09-10_1P_PHI_ENF21-22 État des verres :

État 1 État 2

42 AP-Singe90 : ((les enfants ont devant eux l’état 1 des

verres)) explique-moi ?

43 Victor : parce que celui-là il est maigre ((entoure le

verre A avec ses deux mains)) et celui-là ((entoure le verre C avec ses deux mains)) il

est gros

44 AP-Singe : tu es d’accord avec ce qu’il me dit ?

45 Valentin : non. ((secoue la tête. Il appuie sa tête sur

sa main gauche et se gratte les cheveux))

46 Victor : ((tourne la tête à l’opposé de Valentin, met

sa main droite sur sa bouche et rit))

47 AP-Singe : mais alors expliquez-moi tous les deux pourquoi vous pensez ça.

89 Une première approche de cet extrait a été présentée dans Sinclaire-Harding et al. (2013). Nous l’avions analysé selon la perspective de la théorie du « Dialogical self ». Je reprends ici cet extrait et l’analyse selon une autre perspective: celle de la position d’antagoniste « passif » que peuvent prendre les enfants.

90 Comme il a été mentionné, il arrive que l’adulte-psychologue fasse parler les animaux en peluche. Dans cet extrait, elle fait parler le singe, par exemple au tour de parole 42. Pour bien indiquer que ce n’est pas uniquement l’« adulte-psychologue » ou le « Singe » qui parle, j’ai choisi d’inscrire dans la transcription « AP-Singe ».

48 Victor : il faut de toute façon voir. 49 AP-Singe : comment on peut voir ?

50 Victor : il faut reverser euh on remet euh on remet ça

((montre avec son index droit le sirop du verre C)) là-dedans. ((montre avec son index le verre A’ vide))

51 AP-Singe : tu me montres alors comment tu fais ? ((tend à

Victor le verre A’))

52 Victor : comme ça ((verse le sirop de C dans A’. Les

enfants ont ainsi devant eux l’état 2))

53 Valentin : tu es sûr ?

54 Victor : il faut être sûr sûr sûr. ((approche les

verres A et A’ et les observe)) et oui, c’est

bien la même chose

55 Valentin : ah oui, il manque juste une petite goutte

((montre avec son index le sirop du verre A))

mais bon. tu es sûr ?

56 Victor : c’est la même chose, c’est la même chose.

57 Valentin : ah mais oui. je pense que c’est comme ça en fait.

Entre les tours de parole 53 et 55, on observe que Valentin ne présente pas de

standpoint mais qu’il met en doute le standpoint et les arguments de Victor, notamment

lorsqu’il lui dit « tu es sûr ? » (tdp 53 et 55). Comment interpréter ce « tu es sûr ? » ? Deux hypothèses peuvent être formulées. Une première hypothèse peut se référer aux verres A et A’ : Valentin demande à Victor s’il est sûr de l’égalité de départ entre les verres A et A’. Contiennent-ils vraiment la même quantité de sirop ? Cette hypothèse ne peut, selon moi, pas être validée. En effet, à la fin du tour de parole 54, les enfants ont devant eux les verres A et C remplis et en disant « il manque juste une petite goutte, mais bon. tu es sûr » (tdp 55), Valentin parle de la petite goutte qu’il manque entre les verres A et C, et non A et A’. Et le « tu es sûr » (tdp 55) semble avoir été dit en réponse à Victor « c’est bien la même chose » (tdp 54), donc entre les verres A et C.

Une deuxième hypothèse pourrait correspondre à une forme de mise en doute sur les moyens que Victor utilise : l’énoncé « tu es sûr » pourrait par exemple être un synonyme de « ce transvasement que tu fais entre C et A’ et vice versa te permet-il réellement de savoir s’il y a la même quantité de sirop ? », ou « tu crois vraiment que ce que tu proposes va nous permettre de voir s’il y a la même quantité de sirop ? », ou « d’où vient ton assurance ? ». L’implicite qui pourrait se cacher derrière cela est que Valentin se demande comment Victor peut être si sûr de lui, en ayant un standpoint contraire au sien. Cette deuxième hypothèse me semble plus plausible et cela se remarque dans la transcription : Valentin se fait piéger par les différences de perception entre les verres A et C, de largeur et grandeur différentes. En termes piagétiens, nous dirions que Valentin est non conservant, et à ses yeux, il semble étonné de voir Victor si sûr de lui en disant qu’il y a la même quantité de sirop, alors que la perception entre les verres A et C montre l’inverse. En effet, en disant qu’« il manque juste une petite goutte, mais bon » (tdp 55), Valentin isole les rapports perçus entre les différents verres, leur niveau et largeur respectifs. Il ne tient ici compte que du niveau de sirop et non de la largeur, par exemple : ainsi selon lui, il manquerait « juste une petite goutte » pour que les niveaux de sirop entre les verres A et C soient pareils. Ce « tu es sûr » pourrait ainsi renvoyer aux doutes que Valentin a, à ce moment-là de l’interaction. En le disant, il fait une concession à Victor, au moins ne serait-ce qu’un instant, et il prend acte qu’il y a une perspective différente de la sienne, c’est-à-dire, un autre standpoint possible.

l’interaction. En effet, plus loin dans l’interaction on aura aussi l’occasion d’observer que Valentin développe une pensée propre91.

8.2.4 La position d’« antagoniste actif »

L’extrait 9 illustre la position d’« antagoniste actif ». Extrait 9 :

Participants : adulte-psychologue (F) ; Vincent (6,11 ans) ; Matteo (6,4 ans) ; Mathilde (6,7 ans).

Matériel : animaux en peluche (girafe, ours, singe) ; verres ; gourde Contexte de l’extrait : cet extrait concerne l’adaptation de l’épreuve de conservation

des quantités de liquide. Dans les tours de parole précédents, l’adulte-psychologue a transvasé le sirop du verre A’ dans le verre C. Elle demande aux enfants s’il y a la même quantité de sirop dans les verres A et C. Nous observons à ce moment-là de l’interaction que seulement deux animaux en peluche ont été introduits, le singe et l’ours. Vincent et Matteo ont présenté des standpoints indiquant qu’il n’y avait pas la même quantité de sirop dans ces deux verres et les ont justifiés. Dans cet extrait, l’adulte-psychologue pose une fois encore la question de l’équivalence de sirop entre les verres A et C.

Référence de l’extrait : CER09-10_1P_PHI_ENF7-8-9 État des verres :

État 1

87 Adulte-psy : ((les enfants ont devant eux l’état 1 des

verres)) [...] donc ils boivent les deux la

même chose ?

88 Vincent : mmh ((secoue la tête)) 89 Matteo : non ((secoue la tête))

90 Adulte-psy : ((sollicite Mathilde par un geste))

91 Mathilde : ((avec une sûreté dans son intonation)) euh oui moi je dis qu’ils ont les deux la même chose.

92 Adulte-psy : ah.. alors vous n’êtes pas d’accord. 93 Vincent : non.

94 Adulte-psy : et pourquoi ? ((regarde Mathilde))

91 J’analyserai la manière dont Valentin et Victor développent une pensée propre dans l’extrait 10, une fois que j’aurai repris ce même extrait et décrit la position de protagoniste prise par Victor.

95 Mathilde : parce qu’ils ont les deux la même chose. celui-là ((C)) il est pareil que l’autre ((A)).

96 Vincent : mais sauf qu’il ((C)) est un petit peu plus gros

97 Mathilde : ben oui, mais sinon c’est la même chose. 98 Matteo : donc ça fait plus de sirop

99 Adulte-psy : donc toi ((Matteo)) tu ne penses pas la même chose. vous pouvez essayer de discuter ensemble et expliquer pourquoi vous pensez qu’il y a la même chose pourquoi vous pensez qu’il n’y a pas la même chose ?

100 Vincent : alors ça bonne question

101 Adulte-psy : (10.0) vous pourriez par exemple expliquer aux animaux si vous pensez qu’ils ont la même chose ou non.

102 Matteo : moi je dirais oui.

103 Vincent : moi aussi je dirais oui. 104 Mathilde : moi aussi je dirais oui. 105 Adulte-psy : et pourquoi ?

106 Vincent : parce qu’en fait celui-là ((C)) il est plus gros mais c’est toujours la même chose.

Dans cet extrait, Vincent et Matteo affirment que l’ours (verre C) et le singe (verre A) ne boivent pas la même quantité de sirop (tdp 88 et 89). Mathilde, sollicitée par l’adulte- psychologue, avance, à la suite des standpoints de Vincent et Matteo, un standpoint opposé « euh oui moi je dis qu’ils ont les deux la même chose » (tdp 91) et justifie ce

standpoint « parce qu’ils ont les deux la même chose. celui-là ((C)) il est pareil que l’autre

((A)) (tdp 95). En présentant tous les deux ce standpoint, Vincent et Matteo occupent la position de « protagoniste ». Mathilde occupe la position d’« antagoniste actif » car elle avance un standpoint opposé à celui de Vincent et Matteo, et présente aussi des arguments justifiant ce standpoint.

L’analyse détaillée de la vidéo de cet extrait au tour de parole 95 souligne que lorsque Mathilde présente ce standpoint et l’argument en lien, elle montre une sûreté dans sa réponse et son intonation. Cette sûreté semble avoir créer des doutes chez Vincent et Matteo concernant leurs propres standpoints. Cela s’observe en effet aux tours de paroles 102 et 103, dans lesquels ils avancent cette fois-ci un standpoint contraire à celui qu’ils avaient avancé auparavant (tdp 88 et 89). Ce nouveau standpoint est du reste même justifié par Vincent au tour de parole 106 « parce qu’en fait celui-là ((C)) il est plus gros mais c’est toujours la même chose » (tdp 106). Il semblerait ainsi que Vincent et Matteo aient pris conscience qu’un autre standpoint était envisageable (celui de Mathilde).

Il est fréquent d’observer dans mes données dans changements de standpoints. Je détaillerai cela dans la section 9.2.3 notamment.