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Chapitre 4 : L’interaction sociale : sa construction, sa complexité et ses dynamiques en

4.1 Construction de l’interaction sociale

4.1.1 Interactions sociales : les aspects sociaux, cognitifs et culturels

Selon une perspective psychosociale du développement, les premiers travaux expérimentaux tels que ceux de Doise, Mugny et Perret-Clermont (par ex., Doise & Mugny, 1981; Doise et al., 1975; Perret-Clermont, 1979) qui se sont intéressés au rôle des interactions sociales entre enfants dans le développement cognitif, se sont inspirés du modèle psychogénétique de Piaget. Des expériences ont été conduites dans différents domaines du développement opératoire, et dans lesquelles des enfants interagissaient avec des pairs de même niveau cognitif, de niveau plus avancé ou moins avancé. Un des résultats marquant qui a guidé ces recherches est que les interactions sociales deviennent source de progrès cognitifs lors de conflits de communication entre pairs : le conflit socio-cognitif30. Ainsi, ces premiers travaux expérimentaux ont notamment montré que les interactions sociales, loin d’être un simple facteur de développement, en étaient au contraire indissociables. Ces études se sont tout d’abord centrées sur l’identification des conditions d’interaction à l’origine d’une restructuration cognitive des participants. Le débat s’est ensuite élargi et les chercheurs se sont intéressés à l’analyse des dynamiques sociocognitives mises en œuvre dans les situations de test et d’apprentissage, ainsi qu’à la construction sociale des significations de la tâche et de la situation (par ex., Foot, Howe, Anderson, Tolmie, & Warden, 1994; Gilly, 1991; Nicolet, Grossen, & Perret-Clermont, 1986; Perret-Clermont & Nicolet, 1988; Perret-Clermont, Perret, & Bell, 1991; Schubauer-Leoni, Bell, Grossen, & Perret- Clermont, 1989). L’unité d’analyse de ces recherches passe ainsi du comportement cognitif de la personne à l’interaction sociale elle-même. Ainsi, l’activité cognitive des sujets n’est pas uniquement analysée en fonction des caractéristiques logiques de la tâche, mais également en tenant compte de la signification de la tâche dans son contexte et de la compréhension des relations sociales entre les personnes présentes dans l’activité31. Par ce changement de perspective, les outils théoriques et conceptuels élaborés en psychologie sociale du développement présentent des ressemblances avec ceux de la psychologie socioculturelle du développement (Bruner, 1990; Cole, 1996; Kumpulainen & Renshaw, 2007; Littleton, 2000; Mercer, 2000; Niemi et al., 2015; Resnick, Säljö, Pontecorvo, & Burge, 1997; Rogoff, 1990a, 2003; Säljö, 1992; Valsiner, 2007; Wertsch, 1991), pour qui la pensée se développe au travers des interactions sociales et est médiatisée par des artefacts symboliques et matériels. Bien que ces perspectives psychosociale et socioculturelle du développement aient un passé différent, toutes deux partent du présupposé selon lequel l’activité cognitive ne doit pas être analysée indépendamment du contexte social et culturel dans lequel elle est mise en œuvre.

La perspective socioculturelle du développement considère que les personnes et l’environnement sont en constant changement et examine la manière dont les personnes sont en relation avec ces environnements. Pour ce faire, elle accorde une grande importance aux processus sémiotiques, à la suite de Vygotski (1934/1997) : les interactions et les activités humaines sont médiatisées par le langage ou tout autre système de signes ou d’outils. Les êtres humains utiliseraient ainsi des signes et artefacts pour donner du sens à la situation qu’ils vivent. La personne ne peut donc

30 Je présenterai la notion de conflit et de conflit socio-cognitif dans la section 4.3.

31 Un lien peut ici être fait à Wertsch et ses collèges (Wertsch, Minick, & Arns, 1984) qui ont repris la théorie de l’activité de Leontiev (1984) dans un autre contexte pédagogique, pour rendre compte de la manière dont les enjeux de la tâche agissent sur les conduites des acteurs et comment ceux-ci se positionnent par rapport à la tâche.

qu’être affectée par les échanges qu’elle a avec d’autres personnes et son environnement matériel et sémiotique.

Au sein de la psychologie d’orientation socioculturelle, j’ai choisi, à la suite de Zittoun (Zittoun, 2008a, 2008b, 2009a, 2009b, 2012), d’examiner les rapports des personnes à des éléments culturels. Ces éléments culturels sont constitués de différents types de signes, qui sont assemblés de manière à véhiculer l’expérience humaine. Ces signes sont porteurs de significations qui sont en général partageables, par exemple, un tableau, un livre, une image, un proverbe, une représentation de quelque chose, etc., et qui sont connus par une communauté humaine donnée, comme étant des objets de connaissances32 (Zittoun, 2008a, 2009a, 2009b). Lors d’une situation nouvelle, la personne devrait alors pouvoir mobiliser un objet de connaissances antérieures, afin de répondre aux demandes de la nouvelle situation présente. Les objets engagent les personnes dans des processus sémiotiques car ils peuvent évoquer des sentiments, désigner des histoires, etc. ; un objet peut donc avoir différentes fonctions sémiotiques selon sa matérialité, son histoire, sa représentation, et surtout selon l’usage que la personne en fait.

Ces perspectives psychosociale et socioculturelle s’intéressent à la manière dont les personnes confèrent du sens à leur environnement. Elles sont « sociale » et « culturelle » car elles partent du principe que les personnes se développent, à travers leurs interactions avec un environnement social, culturel et symbolique, dans lequel sont présents d’autres personnes, d’autres objets et d’autres idées (Carugati & Perret- Clermont, 2015). Ces perspectives examinent des situations triangulaires33, dans lesquelles le rapport des personnes est médiatisé par des objets de connaissances (ou des artefacts), mais aussi où le rapport de chaque personne aux objets de connaissance (ou aux artefacts) est médiatisé par d’autres personnes (Moscovici, 1984/2003).

4.1.2 Une situation sociale complexe

Avant de poursuivre ces réflexions sur l’interaction sociale, il me semble important de m’arrêter un instant sur la notion d’« interaction sociale ». Certains auteurs (par ex., Grossen, 2009; Trognon & Bromberg, 2007) ont tenté de mieux comprendre ce qu’est l’interaction sociale selon différentes perspectives. Ainsi, Trognon et Bromberg (2007) ont tenté de définir cette notion en fonction de différents champs de recherche dans lesquels elle est médiatisée (sociologie, linguistique, psychologie). Ils mettent en évidence qu’elle a été décrite par de nombreux chercheurs, et que dans le champ de la psychologie, on doit la notion d’interaction surtout à Mead (1934) et Vygotski (1934/1997). En effet, Mead s’est intéressé à la genèse de l’interaction qu’il voit comme un développement entre une interaction médiatisée par des gestes et une interaction médiatisée par des symboles. Pour Vygotski, les interactions sociales sont médiatisées par le langage et jouent un rôle dans le développement de l’enfant si ces dernières s’accomplissent dans une zone de développement proximal. À la suite de ces travaux d’autres auteurs (notamment Marková, 1997, 2007) ont également proposé différentes descriptions de la notion d’interaction.

32 Le terme « objets de connaissance » est ici pris dans le sens que Zittoun y donne selon une perspective socioculturelle: elle montre que les objets culturels sont constitués par des signes et qu’ils sont assemblés de manière à véhiculer de l’expérience humaine. Certains de ces objets culturels véhiculent des significations généralement partageables, comme un livre, une chanson, un tableau, un proverbe, etc. Parmi ces derniers, certains sont « validés par une communauté humaine donnée, en tant qu’objets de connaissances – un théorème mathématique, l’histoire de la Suisse, etc. – en général supposés étendre la capacité de la personne à agir dans le monde et à le comprendre » (Zittoun, 2008a, p. 45).

J’ai repris ici (très brièvement) les définitions de Mead et Vygotski, bien que de nombreux autres auteurs présentent leur approche de l’interaction. Pour la présente recherche, je n’ai pas pour but de me centrer sur une définition en particulier. Je souhaite plutôt partir de l’idée développée par Grossen, Liengme Bessire et Perret-Clermont (1997) : ces auteures ont examiné les situations de test et d’apprentissage sous l’angle de la construction interactive et ont, dans ce but, précisé ce que sont les situations d’interactions en s’inspirant notamment des travaux de Vion (1996, 2000) pour qui, l’interaction, de par son aspect dynamique, génère sa propre histoire. Selon Vion, cette micro-histoire crée un espace interactif pouvant être défini comme un espace dans lequel les acteurs sont sans cesse en train de se positionner les uns par rapport aux autres, sur les plans relationnel, identitaire et cognitif34.

Ainsi, pour Grossen et al., les situations d’interactions sont « construites dans le but d’observer l’activité cognitive d’un ou plusieurs sujets comme le résultat d’un ensemble de pratiques sociales et institutionnelles qui engagent les acteurs dans quatre types d’activités différents » (Grossen et al., 1997, p. 224) :

- Une activité de construction du sens : quels sont, pour les acteurs, les enjeux, les significations et les finalités de la situation et de la tâche ? Par quels processus sociocognitifs les acteurs coordonnent-ils leurs perspectives et construisent-ils la solution du problème ou un nouveau savoir ?

- Une activité de construction de la relation : comment les acteurs interprètent-ils leurs rôles et les font-ils évoluer au cours même de l’interaction ?

- Une activité de construction d’images identitaires : quelles images d’eux-mêmes les acteurs mettent-ils en jeu dans l’interaction ? Comment ces images se construisent-elles et se modifient-elles au gré de l’interaction ?

- Une activité cognitive : rendue possible par le recours à certains outils sémiotiques et opérations logiques, et dont la caractéristique est de s’exercer sur une tâche comportant à la fois des aspects matériels et symboliques.

Bien que la présente recherche soit différente de celle de Grossen et al., la manière dont les auteurs décrivent les types d’activités différents dans lesquelles les individus sont engagés est intéressante pour cette recherche. En effet, les situations d’interactions proposées aux enfants sont elles aussi cognitives et on y observe également des constructions de sens et de la relation.

4.2 La situation d’interaction en tant que pratique sociale et