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VISIBILITÉ À L’EXTINCTION D’UN BADMINTON POTENTIELLEMENT

2. L’entre-soi mondain franco-anglais privilégié renforce l’invisibilité et stabilise les représentations de jeu

2.1. Un modèle anglais omniprésent

Les origines anglaises du badminton sont indéniables. Nous avons pu constater l’importance majeure de ces derniers dans l’importation de la pratique en France, tout comme pour le golf, le tennis, la natation, l’athlétisme, le football ou le rugby403. Ces pratiques sont rapidement investies par les Français et parviennent, avant la Grande Guerre, à faire entrevoir des « champions français », à l’image de Jean Bouin, Georges Carpentier ou l’équipe de France de rugby. En revanche, les joueurs de badminton peinent à rivaliser avec leurs voisins et les considèrent comme un modèle à suivre. Ce manque de compétitivité française dans la discipline apparaît comme un obstacle à son développement. Après 1910, Yvon Léziart identifie une bascule concernant la place des pratiques sportives dans la société404. Même s’il n’est pas pratiqué par tous, « le sport est devenu un phénomène culturel diffusé et connu »405. En tant que tel, il constitue un vecteur potentiel d’idéologies et de valeurs. Il est d’ailleurs

403 En rugby, le tournoi des cinq nations voit le jour dès 1910 et la France est le seul pays non membre des îles britanniques à y prendre part (HOLT, Richard, op.cit., 2001, pp. 179-188).

404 LÉZIART, Yvon, op.cit., 1989, p. 207.

405 Ibid., p. 207.

investi par les mouvements religieux406 ou politiques407 qui y voient un moyen de s’adresser à la jeunesse et de lutter contre les pouvoirs en place, notamment depuis la loi de 1905 qui sépare les pouvoirs entre l’Église et l’État. En retour, le regroupement de fédérations d’idéologie républicaine et laïque conduit à la création du CNS en 1908408 afin d’instaurer des règles et des valeurs communes au mouvement sportif, convenues par ses dirigeants, reprenant ainsi l’attitude jacobine des élites politiques françaises409. Dans un contexte d’avant-guerre, la montée du nationalisme et du patriotisme se fait sentir et les pratiques sportives deviennent support de l’expression nationale410, alors qu’elles étaient auparavant rejetées au profit des pratiques conscriptives ou d’éducation physique411. « La spectacularisation des rencontres sportives et la valeur attachée aux victoires des représentants français dans les compétitions internationales confirment la volonté de vaincre, d’être les meilleurs, qui anime les Français à partir de 1910. Les pratiques sportives révèlent alors la puissance de chaque nation »412. L’ensemble du mouvement sportif semble au fait des questions de préparation à la guerre et de politique nationale. À partir de 1912, « aucun organisme, aucune instance, aucun individu, ne reste insensible aux événements »413. L’adhésion supplémentaire au CNS, en juin 1912, de l’union des sociétés de gymnastique de France et l’union des sociétés de tir de France, témoigne de cette bascule :

Après plusieurs années de méfiance, les conflits entre pratiques militaires, gymniques et sportives sont ici dépassés. Cette recomposition du champ sportif est en réalité le résultat d’une reconnaissance d’un principe supérieur commun à toutes ces fédérations auparavant concurrentes. Ce principe dépasse les rivalités fondées sur les caractéristiques des pratiques physiques pour s’inscrire dans la défense de valeurs républicaines qui fondent l’identité et l’action sociale de ces organisations sportives414.

406 MUNOZ, Laurence, Une histoire du sport catholique, la FSCF de 1898 à 2000, Paris : L'Harmattan, 2004.

407 KSSIS, Nicolas, « Le mouvement ouvrier balle au pied, culture populaire et propagande politique : l’exemple du football travailliste en région parisienne (1908-1940) », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n°88, 2002, pp. 93-104.

408 GROSSET, Yoan, op.cit., 2010. Le CNS regroupe alors cinq fédérations : la Fédération française de boxe, l’USFSA, l’UVF, la Fédération française des sociétés d’aviron et la Fédération nationale d’escrime.

409 ROSANVALLON, Pierre, Le Modèle politique français. La société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours, Paris : Seuil, 2004.

410 LÉZIART, Yvon, op.cit., 1989.

411 ARNAUD, Pierre, « Les sociétés conscriptives et les athlètes de la troisième République », Stadion, vol. 27, 2001, pp. 23-31 ; MOLARO, Christian, « Identité de l’éducation physique et influence culturelle anglaise », dans CLÉMENT, Jean-Paul, HERR, Michel (dir.), L’identité de l’éducation physique scolaire au XXe siècle : entre l’école et le sport, Clermont-Ferrand : AFRAPS, 1993.

412 LÉZIART, Yvon, op.cit., 1989, p. 208.

413 LÉZIART, Yvon, op.cit., 1989, p. 214.

414 GROSSET, Yoan, op.cit., 2012, p. 40.

Dès lors, le mouvement sportif présente davantage d’unité et il s’agit moins de défendre les valeurs de sa classe sociale d’appartenance, même si la distinction perdure, que celle de l’État auquel on appartient. Le modèle étranger de l’Angleterre, d’abord adopté, est ensuite à concurrencer415. Or, le club le plus actif de badminton, Dieppe, ne se détache pas de la référence anglo-saxonne jusque sa disparition, à l’issue de l’année 1913, tant sur le plan structurel, pratique, que social. Bien qu’inscrit sous l’égide de l’USFSA, le club est également affilié à la Badminton Association fondée par les Britanniques. Cette position se retrouve aussi du côté du lawn-tennis où de nombreux pratiquants s’affilient à la Lawn-tennis Association anglaise plutôt qu’à l’USFSA dans une volonté de sauvegarde du style distingué du sportsman416. Également, sur le plan pratique et technique, le niveau de jeu des Anglais est admiré en France. La Vigie de Dieppe souligne leurs prouesses techniques :

Samedi a eu lieu les suites éliminatoires qui ont servi de début aux joueurs anglais. Ceux-ci ont de suite fait preuve, soit en « simple » ou en « double », d’une écrasante supériorité. Leur jeu rapide, vigoureux, précis et plein de tactique a émerveillé les spectateurs. Leurs « rabattus » et particulièrement ceux de Massey, sont absolument irrésistibles417.

Le jeu des joueurs anglais constitue un repère en termes de niveau d’excellence à atteindre, ce pour quoi les Dieppois, « tous les soirs, (…) s'entraînent, en vue des prochains championnats où ils veulent figurer honorablement devant les champions anglais qui viendront pour la quatrième fois disputer la Coupe de France »418. Le Major Savage publie d’ailleurs dès 1909 dans The Badminton Gazette une annonce où il signale la volonté des dieppois, « soucieux de progresser »419, de recevoir, pour un match, un club du Sud de l’Angleterre. Il leur promet un accueil de qualité. Cette rencontre se produit les 11 et 12 janvier 1913 où douze pratiquants d’Ealing, un club de Londres, viennent rencontrer ceux de Dieppe420. Il s’agit sans doute d’un retour de courtoisie, fidèle à l’esprit du sportsman, puisque ce même club est visité par des joueurs de Dieppe, Mrs Taylor, Mademoiselle Touleau, Charles Meyer et ses deux filles, quelques mois plus tôt421. Sur les terres normandes,

415 AUGER, Fabrice, « Pierre de Coubertin et l’Empire britannique », dans SAINT-MARTIN, Jean (dir.), Éducations physiques françaises et exemplarités étrangères entre 1815 et 1914, Paris : L’Harmattan, 2003 : RÉMOND, René, Introduction à l’histoire de notre temps, tome 2: le XIXe siècle (1815-1914), Paris : Le Seuil, 2004.

416 TERRET, Thierry, op.cit., 2013, p. 40.

417 La Vigie de Dieppe, 1er décembre 1908, p. 1, BN de Dieppe.

418 La Vigie de Dieppe, 10 novembre 1911, p. 1, BN de Dieppe.

419 The Badminton Gazette, novembre 1909, p. 13, Arch. National Badminton Museum.

420 La Vigie de Dieppe, 10 janvier 1913, p. 1, BN de Dieppe.

421 The Badminton Gazette, novembre 1912, p. 24, Arch. National Badminton Museum.

59 matches sont disputés dont 45 sont remportés par les britanniques422. Cette domination peut s’entendre aisément face à la logique du nombre. L’époque édouardienne constitue en effet « l’âge d’or du badminton anglais »423 : 27 clubs y sont recensés dès 1897, pour arriver à 325 en 1911424.

Également, la proximité culturelle et amicale avec l’Outre-Manche se mesure dans les échanges et le partage des actualités entre les deux pays. La Vigie de Dieppe relaie des articles publiés en Angleterre425 et qui ne tarissent pas d’éloges envers le club français. En retour, The Badminton Gazette évoque à 25 reprises, entre 1908 et 1914, l’activité française et particulièrement celle des Dieppois. L’ouvrage consacré au badminton de l’Anglais S.M.

Massey, publié en 1911, comprend également le chapitre « the Game in France » rédigé par John Yeo-Thomas426.

Enfin, un événement annuel met en lumière la réussite anglaise sur le territoire français.

Dès sa seconde saison d’existence, le Badminton Club de Dieppe organise un tournoi international427, ouvert aux clubs membres de la Badminton Association428. Cette règle d’admission est d’emblée sélective et assure l’entre-soi entre Dieppe et l’Outre-Manche, puisque le club de Seine Maritime se targue d’être le seul affilié à la Badminton Association en France429. Toutefois, nous n’avons pu trouver d’autres sources confirmant ce propos. La valeur distinctive que pourrait s’accorder le club de Dieppe à se présenter comme exception, voire privilégié par cette affiliation, est donc à considérer avec recul. Une annonce pour cette compétition est diffusée chaque année dans The Badminton Gazette, de 1908 à 1913430.

422 La Vigie de Dieppe, 14 janvier 1913, p. 1, BN de Dieppe.

423 ADAMS, Bernard, op.cit., 1980, p. 34.

424 Ibid., p. 34.

425 La Vigie de Dieppe relaie un article de Stewart Massey, joueur international, paru dans le Court Journal de Londres, qui évoque le tournoi international de Dieppe (La Vigie de Dieppe, 18 décembre 1908, p. 2, BN de Dieppe) et un article paru dans The Badminton Gazette qui souligne l’effort des joueurs dieppois pour répandre le badminton en région parisienne (La Vigie de Dieppe, 23 mars 1909, p. 2, BN de Dieppe).

426 YEO-THOMAS, John, op.cit., 1911, p. 111-113.

427 Il se tient, comme les autres événements du club, au Grand garage Meyer.

428 La Vigie de Dieppe, 2 octobre 1908, p. 2, BN de Dieppe.

429 L’Auto, 11 octobre 1908, ark:/12148/bpt6k46239247, p. 5, BnF, NUMP-16168.

430 The Badminton Gazette, novembre 1909, p. 19, Arch. National Badminton Museum ; The Badminton Gazette, décembre 1910, p. 63, Arch. National Badminton Museum ; The Badminton Gazette, décembre 1911, p. 67, Arch. National Badminton Museum ; The Badminton Gazette, décembre 1912, p. 59, Arch. National Badminton Museum ; The Badminton Gazette, décembre 1913, p. 57, Arch. National Badminton Museum.

Figure 14 : Extrait de The Badminton Gazette annonçant le tournoi de Dieppe de 1908, novembre 1908, p. 21, Arch. National Badminton Museum.

On peut observer à la fin de cette annonce une possibilité de se déplacer depuis Londres à coût réduit, par le biais de la Badminton Association. La pratique sportive est ainsi partie intégrante du mode de vie de l’aristocrate touriste. La place accordée au tournoi de Dieppe dans la revue anglaise est aussi importante que celle dédiée aux tournois nationaux. En 1908, The Badminton Gazette met en avant le fait qu’il s’agit du premier tournoi d’Europe continentale, marquant ainsi une étape importante dans le développement de l’activité431. L’Auto confirme que c’est le premier tournoi de badminton joué hors du Royaume-Uni432. Il se tient du 27 au 29 novembre 1908 et voit la présence de 38 « champions presque imbattables » 433 venus d’Outre-manche, comme Stewart Massey ou G.A. Thomas434, sur un total annoncé de 120 engagements435. Ce discours très enthousiaste est à nuancer dans la mesure où il est uniquement « interne ». Autrement dit, ce qui est reporté dans la presse est, comme précisé précédemment, très probablement le fruit de mots rédigés par les sociétaires du club de Dieppe eux-mêmes. Ils pourraient alors enjoliver l’événement, amplifier le nombre de participants, dans une logique de propagande ou de mise en avant d’une pratique distinctive qui surpasse les autres par son ampleur « internationale ». Si les Dieppois ne

431 The Badminton Gazette, novembre 1908, p. 21, Arch. National Badminton Museum.

432 L’Auto, 11 octobre 1908, ark:/12148/bpt6k46239247, p. 5, BnF, NUMP-16168 ; L’Auto, 27 novembre 1908, ark:/12148/bpt6k4623971w, p. 5, BnF, NUMP-16168.

433 La Vigie de Dieppe, 1er décembre 1908, p. 1, BN de Dieppe.

434 La Vigie de Dieppe, 27 novembre 1908, p. 2, BN de Dieppe.

435 La Vigie de Dieppe, 1er décembre 1908, p. 1, BN de Dieppe.

peuvent rivaliser sur le plan sportif436, l’article de L’Auto reporte qu’ils « profiteront certainement de la leçon, et pourront l’an prochain lutter à armes plus égales »437. Ce tournoi est reconduit tous les ans jusqu’en 1913 et permet d’établir une « traditionnelle » réunion franco-anglaise autour de l’activité et de festivités438. Dès lors, l’événement est garant du maintien de l’entre-soi. The Badminton Gazette transmet les informations à propos de cette rencontre de l’autre côté de la Manche. Le succès du tournoi, l’accueil convivial réservé par le club normand et la qualité des installations sont régulièrement soulignés, tout comme les progrès réalisés par les Dieppois439. Ces constats se réitèrent à l’occasion de la rencontre avec le club d’Ealing qui visite la Haute-Normandie en 1913. La rencontre est en effet rapportée dans La Vigie de Dieppe440, The Badminton Gazette441 et La Vie au Grand Air442. La bienséance entre les acteurs du badminton des deux nations, qui s’échangent les bonnes formules à travers leurs presses, témoignent de l’esprit originel du sportsman aristocrate. La pratique n’entre donc pas dans une logique de diffusion par démocratisation.

Cette prégnante et persistante référence à la culture anglaise, au-delà des origines de l’activité, se comprend également par la composition de la société. De 1908 à 1913, la présence des Britanniques, la plupart installés à Dieppe, est marquée. La composition du bureau en témoigne, au regard de la typologie des noms retrouvés : M. Lee Jorlin, le vice-consul d’Angleterre, M. W. Samborne, vice-vice-consul des États-Unis en sont membres d’honneur, S. R. Holl est président, W. Taylor secrétaire, Major Savage secrétaire de tournois et John Yeo-Thomas, trésorier443. Du côté des joueurs, on retrouve également une majorité anglo-saxonne, qui s’estime à environ deux-tiers contre un tiers de nom à consonance plutôt française, au regard des relevés effectués dans la presse444.

436 Les joueurs venus d’Angleterre remportent toutes les épreuves (L’Auto, 3 décembre 1908, ark:/12148/bpt6k4623977c, p. 6, BnF, NUMP-16168).

437 L’Auto, 27 novembre 1908, ark:/12148/bpt6k4623971w, p. 5, BnF, NUMP-16168.

438 La Vigie de Dieppe, 14 décembre 1909, p. 2, BN de Dieppe ; La Vigie de Dieppe, 21 décembre 1909, p. 1, BN de Dieppe ; La Vigie de Dieppe, 15 décembre 1911, p. 1, BN de Dieppe ; La Vigie de Dieppe, 20 décembre 1912, p. 1, BN de Dieppe ; La Vigie de Dieppe, 19 décembre 1913, p. 1, BN de Dieppe ; L’Auto, 18 décembre 1913, ark:/12148/bpt6k4626468m, p. 1, BnF, NUMP-16168.

439 The Badminton Gazette, janvier 1909, p. 8, Arch. National Badminton Museum ; The Badminton Gazette, janvier 1910, p. 6, Arch. National Badminton Museum ; The Badminton Gazette, janvier 1911, p. 80, Arch.

National Badminton Museum ; The Badminton Gazette, janvier 1912, p. 84, Arch. National Badminton Museum ; The Badminton Gazette, janvier 1913, p. 81-82, Arch. National Badminton Museum ; The Badminton Gazette, janvier 1914, p. 68 et 76, Arch. National Badminton Museum.

440 La Vigie de Dieppe, 10 janvier 1913, p. 1, BN de Dieppe ; La Vigie de Dieppe, 14 janvier 1913, p. 1, BN de Dieppe.

441 The Badminton Gazette, février 1913, p. 104, Arch. National Badminton Museum.

442 La Vie au Grand Air, 1er février 1913, ark:/12148/bpt6k96061452/f15.image, p. 86, BnF, NUMP-11891.

443 La Vigie de Dieppe, 2 octobre 1908, p. 2, BN de Dieppe.

444 Ces relevés sont effectués à partir des articles qui présentent les résultats des tournois internes au club.

Finalement, durant les six années de son existence, le club de Dieppe s’apparente à un club anglais implanté sur le territoire français, dont la volonté est de conserver cette identité, notamment à travers l’organisation du tournoi international ouvert uniquement aux membres de la Badminton Association. L’activité se construit autour d’un entre-soi qui limite l’entrée de participants français au club et par là même, restreint la diffusion du badminton au-delà de la ville. Cette entre-soi est d’autant plus limitant qu’il répond également à une logique de distinction économique.

2.2. Le badminton : une pratique réservée à l’aristocratie et la

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