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Le badminton : une pratique réservée à l’aristocratie et la bourgeoisie

VISIBILITÉ À L’EXTINCTION D’UN BADMINTON POTENTIELLEMENT

2. L’entre-soi mondain franco-anglais privilégié renforce l’invisibilité et stabilise les représentations de jeu

2.2. Le badminton : une pratique réservée à l’aristocratie et la bourgeoisie

Un accès sélectif 2.2.1.

Le fonctionnement du Badminton Club de Dieppe présente les caractéristiques d’une activité hautement distinctive. Deux critères fondent les possibilités d’investissement d’une pratique pour un individu : le temps et l’argent, ainsi que la politique de recrutement du club, précisée dans les statuts. Les dirigeants du club peuvent agir sur le premier facteur en fixant des coûts d’adhésion plus ou moins élevés et en déterminant les moments de pratique. Ce processus assure le maintien d’une distance sociale de la part des classes les plus favorisées, et peut s’observer par exemple dans le cas des sports aériens au sein de l’Aéro-Club de France et des aéro-clubs de province affiliés, au tournant des XIXe et XXe siècles445.

Le coût du matériel est également un facteur qui permet de comprendre le développement massif d’une pratique ou au contraire sa distinction. Le cyclisme voit ses effectifs croître de manière phénoménale lorsque que le prix des vélocipèdes chute et permet aux classes populaires de s’en procurer446. L’aviron, l’aviation, à l’inverse, requièrent des engins dont le coût est d’emblée excluant, et n’autorise que les aristocrates et la haute bourgeoisie à s’y adonner. Une raquette de badminton de bonne qualité s’achète entre 17 francs 50 et 20 francs447. Il n’est pas prohibitif pour une part aisée de la population, mais demeure élevé voire inenvisageable pour une large majorité des Français. À la même période, la raquette de tennis haut de gamme « Driva » est vendue 35 francs par l’enseigne Williams

445 ROBÈNE, Luc, L’homme à la conquête de l’air, tome 2. L’aventure aéronautique et sportive, 19e-20e siècles, Paris : L’Harmattan, 1998.

446 GABORIAU, Philippe, « Les trois âges du vélo en France », Vingtième Siècle, n°29, 1991, pp. 17-34.

447 Le Sport universel illustré, 7 mars 1909, ark:/12148/bpt6k6579552k, p. 157, BnF, NUMP-11890.

and Co.448. En revanche, les volants, faits de plumes, sont des objets qui s’usent rapidement et engendrent un coût bien plus conséquent. Un joueur peut se procurer une douzaine de balles de tennis pour minimum 9 francs 50. Nous n’avons retrouvé aucune trace relative au prix d’achat d’un volant sur cette période pour appuyer davantage notre propos et obtenir un élément de comparaison avec une pratique jugée hautement distinctive. Néanmoins, la production sans doute moindre de volants, les matériaux plus rares que sont les plumes, et leur renouvellement plus fréquent nous laissent supposer que le badminton coûte tout au moins aussi cher que le tennis en termes de matériel.

En plus de l’aspect matériel, il faut considérer le tarif de l’adhésion, fixé par les dirigeants des clubs. Il peut présenter un caractère plus ou moins prohibitif. Les statuts du Badminton Club de Dieppe précisent que la cotisation annuelle est de 30 francs pour le premier membre d’une famille, et 20 francs pour les suivants449, à une époque où un ouvrier gagne environ 1 franc par jour. Lors de la tentative de création de club à Pau, le tarif est fixé à 4 francs pour l’année. Dès lors, on constate qu’à Dieppe la volonté de distinction est sans doute plus prégnante.

Le temps est aussi à considérer. Sans être libéré du travail, il est impossible de s’adonner aux loisirs. Par conséquent, tout sport qui nécessite une pratique de jour, ou qui organise les rencontres en semaine ou le samedi, interdit là encore l’accès aux classes populaires contraintes par leurs activités laborieuses. Le badminton peut se pratiquer le soir, notamment lorsque l’éclairage est moderne, à l’image de celui du garage Meyer : « la salle contient cinq courts de badminton éclairés chacun par des lampes électriques à incandescence donnant une lumière de 480 bougies par court […]. Les murs sont tendus d’une étoffe verte d’un effet très agréable à l’œil et sur laquelle les volants se voient très bien »450. Toutefois, les tournois se déroulent sur plusieurs soirées, et parfois les week-ends, voire sur trois jours dans le cas du tournoi international. Là encore, l’implication dans la discipline est réservée à une classe de population qui dispose d’un temps libre conséquent.

Les lieux de pratique de l’activité, dans les stations balnéaires réputées, témoignent aussi d’un public ciblé qui peut s’offrir des vacances.

Enfin, les modalités de recrutement fixées dans les statuts permettent un contrôle plus ou moins fort de l’accès au club. On retrouve régulièrement dans les clubs sportifs élitaires de

448 L’Auto, 16 avril 1906, ark:/12148/bpt6k46230081, p. 7, BnF, NUMP-16168 ; L’Auto, 30 avril 1906, ark:/12148/bpt6k4623023q, p. 7, BnF, NUMP-16168 ; L’Auto, 14 mai 1906, ark:/12148/bpt6k4623037r, p. 7, BnF, NUMP-16168 ; L’Auto, 28 mai 1906, ark:/12148/bpt6k46230511, p. 7, BnF, NUMP-16168.

449 Statuts du Badminton Club de Dieppe (annexe, image 6, p. 72).

450 L’Auto, 26 octobre 1908, ark:/12148/bpt6k4623939p, p. 5, BnF, NUMP-16168.

la Belle Époque des logiques de cooptation, qui rappellent le fonctionnement des cercles identifiés par Maurice Agulhon451. Dans le cas du Badminton Club de Dieppe452, « toute personne désirant faire partie du Club devra être présentée par un Membre et recommandée »453. La logique distinctive et sélective est affirmée, tout comme dans le cas de la Villa Primrose à Bordeaux où « pour devenir membre permanent un “ étranger ” doit être présenté par deux parrains membres permanents. La candidature est ensuite affichée pendant huit jours. Un seul vote négatif entraîne le refus de la demande »454. Dans de nombreux autres clubs de tennis un double parrainage est nécessaire pour entrer455. Il ne s’agit pas seulement d’une proximité de classe, mais aussi de l’harmonie d’un réseau, faite d’entente, de soutien voire surtout d’une certaine culture. La force du groupe tient à la stabilité de ses valeurs et au partage de ses traditions.

Les usages de la « haute société » présentés au Badminton Club de Dieppe 2.2.2.

Au-delà de cet aspect sélectif, les représentations véhiculées par la presse, à travers le vocabulaire utilisé ou le choix des événements diffusés, ainsi que les données iconographiques, s’accordent avec les valeurs d’une société élitaire.

L’étude qualitative des articles de presse qui évoquent les événements organisés par le club de Dieppe accentuent l’image d’une pratique distinctive où la bienséance est de rigueur.

Par exemple, il est signalé que les locaux du garage Meyer sont inaugurés le jeudi 31 octobre 1907 devant une « assistance très élégante »456, une expression récurrente dans les articles dépouillés457. Cette élégance fait notamment référence à la distinction opérée par la tenue des pratiquants. Le « standing vestimentaire » évoqué par Jean-Michel Peter dans le cas du tennis458 est témoin de l’importance accordée à l’esthétique. Chemises et pulls blancs, pantalons blancs pour les hommes, et longues jupes blanches pour les femmes sont ainsi de rigueur chez les joueurs de badminton, et ne sont pas sans rappeler les usages du tennis.

Anne-Marie Waser opère les mêmes constats dans cette activité. Les articles de presse se

451 AGULHON, Maurice, op.cit., 1977.

452 C’est le seul pour lequel nous disposons des statuts.

453 Statuts du Badminton Club de Dieppe (annexe, image 6, p. 72).

454 TALIANO-DES GARETS, Françoise, « Primrose : les cinquante premières années d’un club (1897-1947) », dans ARNAUD, Pierre, TERRET, Thierry (dir.), Éducation et politique sportives, Paris : CTHS, 1995, p. 226.

455 LÉZIART, Yvon, op.cit., 1989, p. 130.

456 La Vigie de Dieppe, 1er novembre 1907, p. 2, BN de Dieppe.

457 La Vigie de Dieppe, 20 octobre 1908, p. 1, BN de Dieppe ; La Vigie de Dieppe, 14 décembre 1909, p. 2, BN de Dieppe ; La Vigie de Dieppe, 1er décembre 1908, p. 1, BN de Dieppe ; La Vigie de Dieppe, 5 novembre 1912, p. 1, BN de Dieppe ; La Vigie de Dieppe, 12 mars 1912, p. 2, BN de Dieppe ; La Vigie de Dieppe, 24 décembre 1912, p. 2, BN de Dieppe ; La Vigie de Dieppe, 18 novembre 1913, p. 1, BN de Dieppe ; La Vigie de Dieppe, 23 décembre 1913, p. 1, BN de Dieppe ; La Vigie de Dieppe, 1er décembre 1908, p. 1, BN de Dieppe.

458 PETER, Jean-Michel, op.cit., 2009, pp. 103-120.

centrent sur les activités mondaines avant tout, et insistent sur la finesse et l’élégance des pratiquants et la qualité du public par son statut social459.

Une page d’illustration diffusée dans La Vie au Grand Air460 (figure 15) véhicule ces images. Il est d’ailleurs de mise, à l’époque, dans l’aristocratie et la haute bourgeoisie, que la femme soit une vitrine « qui offre de manière ostentatoire, une référence à la situation matérielle de son mari »461, notamment par la « parade vestimentaire »462.

Figure 15 : Représentation de joueurs de badminton français et anglais parue dans La Vie au Grand Air, 1er février 1913, ark:/12148/bpt6k96061452/f15.image, p. 89, BnF, NUMP-11891.

Le parallèle avec les représentations des joueurs de tennis de l’époque est flagrant. Sur l’image située en haut, on perçoit un agencement ordonné du public. À l’inverse du sport populaire, les débordements et démonstrations d’enthousiasme des spectateurs n’existent pas pour les classes aisées. Pour convenir à ces membres d’élégance, les locaux sont soignées. Le garage, prêté gracieusement par M. et Mme Meyer463, « magnifiquement agencé »464, propose

459 WASER, Anne-Marie, op.cit., 1995, p. 17-18.

460 La Vie au Grand Air, 1er février 1913, ark:/12148/bpt6k96061452/f15.image, p. 89, BnF, NUMP-11891.

461 SHORTER, Edward, Le corps des femmes, Paris : Seuil, 1984, p. 266 cité par TERRET, Thierry, « La natation et l’émancipation féminine au début du siècle », Jeux et sport dans l’histoire, tome 2, Paris : CTHS, 1992, p. 271.

462 PERROT, Philippe, Les dessus et les dessous de la bourgeoisie. Une histoire du vêtement du XXe siècle, Paris : Fayard, 1981, cité par TERRET, Thierry, op.cit., 1992, p. 271.

463 L’Auto, 26 octobre 1908, ark:/12148/bpt6k4623939p, p. 5, BnF, NUMP-16168.

une installation moderne, « un magnifique plancher »465, « une estrade d'où les spectateurs installés très confortablement, peuvent suivre, sans avoir à se déranger, les parties engagées sur l'un ou l'autre des trois “ courts ”»466, ainsi qu’un « Tea Room, qui offre aux joueurs repos et réconfort », et enfin un salon pour les dames467. Ces installations permettent aux membres de ne pas manquer les nombreuses et magnifiques « parties »468, tout comme d’organiser régulièrement des réceptions, cotillons, buffets et dîners qui clôturent les tournois469, dans le salon « luxueusement aménagé » du club470, qui accueille les « notabilités de la ville »471. Ces lignes rappellent le fonctionnement de la société sportive de l’île de Puteaux, hautement distinctive, où mondains et sportifs cohabitent : « si beaucoup de membres de la SSIP ne s’y rendent que pour prendre le thé en un féérique décor, tout en suivant les parties de tennis et en admirant les jolies et coquettes toilettes des femmes du monde qui s’y donnent rendez-vous, il en est d’autres qui y vont pour jouer, rien que pour jouer »472. Ces clubs sont des lieux d’expression d’une sociabilité d’élite, qui mêle hommes et femmes, et se donnent à voir dans des lieux d’exception et de modernité, comme un phénomène de « mode » qui se retrouve autour de la pratique du ping-pong dans les salons473. Cette sociabilité dépasse parfois la pratique sportive. Dans la station balnéaire de Seine-Maritime, le badminton est accueilli comme nouvel élément de distraction pour « le Tout-Dieppe mondain »474. Le journal local précise que le jeu de badminton est un divertissement pour les sportsmen475, ceux-là même font preuve de « courtoisie »476 au cours de leurs

« réunions mondaines »477 autour de la discipline, ou pour le bal du Club478 ou encore pour

464 La Vigie de Dieppe 6 novembre 1908, p. 2, BN de Dieppe.

465 La Vigie de Dieppe, 1er novembre 1910, p. 2, BN de Dieppe.

466 La Vigie de Dieppe, 10 novembre 1911, p. 1, BN de Dieppe.

467 La Vigie de Dieppe, 25 octobre 1910, p. 2, BN de Dieppe.

468 La Vigie de Dieppe, 19 mars 1909, p. 2, BN de Dieppe ; La Vigie de Dieppe, 10 décembre 1909, p. 1, BN de Dieppe ; La Vigie de Dieppe, 14 décembre 1909, p. 2, BN de Dieppe ; La Vigie de Dieppe, 1er décembre 1908, p. 1, BN de Dieppe ; La Vigie de Dieppe, 23 décembre 1913, p. 1, BN de Dieppe ; La Vigie de Dieppe, 18 mars L’Auto, 31 janvier 1908, ark:/12148/bpt6k4623761t, p. 5, BnF, NUMP-16168.

470 La Vigie de Dieppe, 5 novembre 1912, p. 1, BN de Dieppe.

471 La Vigie de Dieppe, 24 mars 1908, p. 2, BN de Dieppe.

472 La Vie au Grand Air, 1898, cité par CLASTRES, Patrick, DIETSCHY, Paul, op.cit., 2006, p. 49.

473 MOUSSET, Kilian, op.cit., 2017.

474 La Vigie de Dieppe, 1er décembre 1908, p. 1, BN de Dieppe.

475 Ibid.

476 La Vigie de Dieppe, 21 décembre 1909, p. 1, BN de Dieppe.

477 Ibid.

son spectacle de Revue locale, organisé en 1912, le soir de la Mi-Carême479. La culture festive, la multiplication de ces événements pour les membres du club, renforcent l’entre-soi et assoient l’identité élitiste des participants. Il est difficile d’établir une prosopographie fine des différents protagonistes à partir de nos sources. Néanmoins, quelques informations relevées dans les statuts du Badminton Club de Dieppe confirment l’idée qu’il s’agit d’une élite, ici plutôt commerçante ou bien née. Samuel Holl est entrepreneur, Meyer et Taylor négociants, Savage rentier, Caron médecin.

En bref, le badminton semble caractéristique des activités distinctives. La mise en lumière du Badminton Club de Dieppe, le plus visible dans les sources étudiées, témoigne d’un fonctionnement de type « cercle élitiste », qui sélectionne ses pratiquants dans la haute société. Le club ne semble pas rechercher une ouverture sur l’extérieur et maintient une intimité avec l’Angleterre par son affiliation à la Badminton Association comme par la culture exigée et assurée par la logique de parrainage. Dès lors, ce « double entre-soi », la tenue d’événements mondains, la pratique mixte, attestent d’un privilège accordé à la distraction, à l’otium mondain plutôt qu’à la recherche de compétition. Cette pratique à des fins essentiellement distractives est contraire à la notion de sport moderne telle que l’entend Pierre de Coubertin480. Selon ce dernier, être une élite sportive ce n’est pas seulement respecter le principe de l’amateurisme, c’est aussi se distinguer également des « hommes de loisir… qui jouent au sport … [mais] qui n’en font point »481. L’ensemble de ces éléments constituent des obstacles au développement du badminton avant la Grande Guerre. D’une part, parce que le cercle est fermé ; d’autre part, parce que le mode de pratique se présente en décalage avec les années 1910 où la compétition et les valeurs républicaines et nationalistes sont des éléments d’attraction pour une discipline sportive. Le peu de visibilité de la discipline conduit par ailleurs, quand elle est évoquée au-delà de sa sphère de pratique, à déformer ce qu’est l’activité, si celui qui l’écrit ne la connaît pas ou si celui qui le lit en a une image trop floue ou orientée par une représentation préalablement construite, autour du jeu du volant par exemple.

Ainsi, l’image du badminton comme activité ludique et peu sérieuse se trouve renforcée dans les représentations, notamment dans la presse.

478 La Vigie de Dieppe, 19 avril 1910, p. 2, BN de Dieppe, La Vigie de Dieppe, 23 décembre 1910, p. 2, BN de Dieppe.

479 La Vigie de Dieppe, 9 février 1912, p. 1, BN de Dieppe ; La Vigie de Dieppe, 5 mars 1912, p. 2, BN de Dieppe ; La Vigie de Dieppe, 15 mars 1912, p. 1, BN de Dieppe.

480 CLASTRES, Patrick, « Inventer une élite : Pierre de Coubertin et la « chevalerie sportive », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, n°22, 2005, pp. 51-71.

481 Ibid.

3. Une confusion d’images, des frontières minces entre le jeu du volant

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