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Logique distinctive ou logique de masse : rester entre-soi ou se développer

4. Au carrefour de l’institutionnalisation et de l’image d’une pratique : le rôle des acteurs en question

4.1. Logique distinctive ou logique de masse : rester entre-soi ou se développer

Un individu est « au carrefour de plusieurs plans (genre, milieu d’origine, sexualité, classe d’âge, génération, profession, confession, idéologie…) qui le déterminent inégalement »125. Le milieu d’origine, la profession, ont un impact largement marqué dans les trajectoires des sportifs, d’autant plus aux prémices du développement des sports modernes.

En effet, ces pratiques sont des manifestations sociales et culturelles comme les autres et sont influencées par le phénomène des classes sociales. Pierre de Coubertin veille en effet à recruter « dans les rangs de la bourgeoisie, des hommes de loyauté, de distinction, de

122 FÈBVRE, Lucien, Combats pour l’histoire, Paris : Armand Colin, 1952, p. 20.

123 LOUDCHER, Jean-François, « À propos de la traduction française du livre de Allen Guttmann, From Ritual to Record: the Nature of Modern Sports », STAPS, 2008, pp. 39-51.

124 DARBON, Sébastien, op.cit., 2008, p. 3.

125 ORY, Pascal, op.cit., 2015, p. 27.

politesse, qui constitue ce que l’on appelle le gentleman »126. D’abord réservée à l’aristocratie et à la bourgeoisie, la pratique sportive sous sa forme moderne ne concerne qu’une masse restreinte d’individus. Néanmoins, dès les années 1890, les classes populaires investissent certains sports, démarche facilitée par le foisonnement des sociétés, caractéristique de la période, encouragée par les Républicains, parachevée par la loi du 1er juillet 1901 relative à la liberté d’associations127. Toutefois, un clivage entre sports de « riches » et sports de

« pauvres »128 s’instaure et s’explique essentiellement au regard des conditions matérielles et économiques pour y accéder : coûts, calendrier129, temps libre, etc. Jacques Defrance explique le rôle de l’institution, constituée d’acteurs, dans la définition de certains de ces coûts, comme par exemple celui de l’adhésion. Le coût du matériel est lui davantage gouverné par l’économie publique et l’économie de marché. D’autres règles peuvent être instituées pour asseoir la distinction. C’est le cas de la tenue blanche de rigueur au tennis : elle est d’emblée discriminante pour nombre de gens qui ne peuvent avoir de tenue propre. Quels sont les codes vestimentaires adoptés pour le badminton, s’il en existe ?

Pour assurer une distinction supplémentaire, des associations fonctionnent selon une logique de cooptation, c’est-à-dire que pour être admis, il faut être parrainé par un certain nombre de membres, rappelant le fonctionnement des cercles130, qui peut exclure les bourgeois dont la qualité est acquise et non innée par rapport à l’aristocrate131. C’est le cas, par exemple, dans les sports aériens132. Ainsi, les dirigeants jouent un rôle essentiel dans l’accès aux différentes disciplines : en imposant des règles de pratique, ils facilitent ou limitent l’entrée de certaines catégories de la population dans les clubs133. À l’inverse, d’autres pratiques, comme le cyclisme, avec l’Union vélocipédique française (UVF)134, la boxe135, ou le football se popularisent car elles ouvrent la voie au professionnalisme ou à

126 Pierre de Coubertin, dans La Revue Athlétique, 25 juillet 1890, cité par LÉZIART, Yvon, op.cit., 1989, p. 57.

127 POYER, Alex, « L’institutionnalisation du sport (années 1880-1914) », op.cit., 2007, pp. 25-56.

128 DEFRANCE, Jacques, op.cit., 2011, p. 8.

129 Par exemple, quand les responsables sportifs organisent des compétitions en semaine ou le samedi, ils interdisent les confrontations des sportifs bourgeois et populaires, LÉZIART, Yvon, op.cit., 1989, p. 111.

130 AGULHON, Maurice, Le cercle dans la France bourgeoise. 1810-1848. Étude d'une mutation de sociabilité.

Paris : Armand Colin, 1977 ; VIVIER, Christian, La sociabilité canotière : la société nautique de Besançon, Paris : L'Harmattan, 1999.

131 DAUMARD, Adeline, Les bourgeois et la bourgeoisie en France depuis 1815, Paris : Flammarion, 1987.

132 ROBÈNE, Luc, L’homme à la conquête de l’air. Des aristocrates éclairés aux sportifs bourgeois. 1783-1918, Thèse de doctorat, sous la direction de Gilbert ANDRIEU, Bordeaux : Université de Bordeaux, 1996.

133 LÉZIART, Yvon, op.cit., 1989.

134 POYER, Alex, op.cit., 2003.

135 LOUDCHER, Jean-François, Histoire de la savate, du chausson et de la boxe française (1797-1978), Paris : L’Harmattan, 2000.

« l’amateurisme marron »136, et permettent aux pratiquants des classes défavorisées d’en tirer profit : « celui qui fait profession de sport ne joue pas ; il exerce un métier. Il ne poursuit pas une formation personnelle, mais le gain »137. Jacques Ulmann précise toutefois qu’entre les deux mondes, professionnel et amateur, il n’y a pas un fossé, au sens où le professionnel retire du plaisir du jeu et où parfois, l’amateur, oublie, dans la lutte, que la compétition n’est qu’un jeu. Pour préserver ses valeurs originelles, l’USFSA et ses dirigeants adoptent une posture très ferme, imitant les Anglais, à propos du respect du principe de l’amateurisme, excluant de fait les classes populaires des pratiques athlétiques qu’elle encadre138.

Finalement, l’engagement sportif est déterminé par des « dispositions éthiques et esthétiques associées à une position déterminée dans l’espace social », et conditionné par

« les profits qui, en fonction de ces dispositions, paraissent promis par les différents sports »139. Ainsi, la pratique physique revêt des formes de sociabilités particulières, vise une distinction sociale ou est une manière de gagner davantage d’argent, comme dans le cas des premiers professionnels du cyclisme. Ces formes ont des incidences fortes sur la masse des pratiquants engagés dans une pratique sportive140 : se distinguer et maintenir le cercle fermé, ou permettre la popularisation de la pratique par le gain financier ou par des conditions d’accès peu coûteuses. Le rôle des acteurs, particulièrement des dirigeants, dans la construction d’un sport, paraît alors incontournable et souligne les limites d’une utilisation exclusive des critères proposés par Allen Guttmann141.

Il faut donc interroger la place du badminton au regard de ces constats. S’agit-il d’une activité distinctive ou populaire ? Est-elle d’esprit amateur ou laisse-t-elle place au professionnalisme ?

136 LASSUS, Marianne, L'affaire Ladoumègue, Le débat amateurisme-professionnalisme dans les années 30, Paris : L'Harmattan, 2000.

137 ULMANN, Jacques, op.cit., 1965, p. 330.

138 Pierre de Coubertin, Paschal Grousset, Jules Simon sont de fervents promoteurs de l’éducation anglaise en France dont le modèle est le gentleman aristocrate. Dans la Revue Athlétique, revue de l’USFSA, il est d’ailleurs précisé que « joué par des mineurs et des ouvriers des grandes usines, gens qui ne passent pas pour avoir l’esprit chevaleresque, le football devient nécessairement brutal et dangereux, joué par des jeunes gens bien élevés, il reste ce qu’il est, un excellent exercice, d’adresse, d’agilité, de force, de sang-froid auquel on peut se livrer sans se départir des règles de courtoisie » (25 mars 1890, cité par LÉZIART, Yvon, p. 58) ce qui témoigne de leurs conceptions.

139 BOURDIEU, Pierre, « Comment peut-on être sportif », Questions de sociologie, Paris : Minuit, 1984, pp. 173-194.

140 En 1894, 20 000 cyclistes sont affiliés à l’UVF qui s’adresse davantage aux classes populaires, alors que seuls 5000 le sont à l’USFSA.

141 LOUDCHER, Jean-François, op.cit., 2008, pp. 39-51.

Un autre point de réflexion réside dans la comparaison au lawn-tennis. La proximité de ces deux activités au moment de leur naissance142, suivie de la tutelle de la FFLT sur les deux activités, conduirait logiquement à l’établissement de modalités de fonctionnement communes autour d’une population relativement homogène. Lors de son introduction en France, le lawn-tennis est une pratique hautement distinctive. Yvon Léziart montre que sur 31 articles relatifs à l’activité publiés dans la presse entre 1897 et 1914, 28 paraissent dans Le Figaro, journal adressé à la grande et moyenne bourgeoisie143, alors qu’un seul paraît dans L’Humanité et deux dans L’Auto144. L’auteur souligne que le double parrainage est nécessaire pour intégrer les clubs parisiens : « de nombreuses demandes d’adhésion sont reçues, bien peu sont satisfaites »145. Jean-Michel Peter perçoit l’intégration du tennis au début du XXe siècle dans les stations balnéaires comme nouvelle forme de sociabilité des élites146. La monographie de Françoise Taliano-des Garets confirme les origines bourgeoises de l’ensemble des membres de La Villa Primerose, club bordelais, qui ne présente qu’une démocratisation relative après les années 1930147. Nous concevons, dès lors, une limite dans le développement du tennis d’un point de vue quantitatif, bien que celui-ci présente des effectifs importants148. Retrouve-t-on cette logique dans les clubs de badminton ?

Cette fédération de tennis connaît une stagnation de ses effectifs avant l’action d’un homme, Philippe Chatrier et sa politique de démocratisation149. L’histoire du tennis offre ainsi un effet de loupe sur la montée des classes moyennes dans la société150. "

Un autre « sport cousin », le tennis de table, passe d’une logique d’entre-soi voulue par les dirigeants à une politique de recrutement élargie vers les classes moyennes par une réduction significative des coûts d’affiliation pour les clubs, et donc des adhésions par effet

142 GRALL, Julie, « Sport ou pratique enfantine ? La construction manquée du badminton en tant que « vrai sport » en France dans l’entre-deux-guerres », STAPS, n°107, 2015, pp. 75-89.

143 BLANDIN, Claire, Le Figaro. Deux siècles d’histoire, Paris : Armand Colin, 2007.

144 LÉZIART, Yvon, op.cit., 1989, p. 130.

145 Ibid., p. 130.

146 PETER, Jean-Michel, « Le tennis balnéaire à la Belle Époque de Dunkerque à Biarritz », dans CLASTRES, Patrick, DIETSCHY, Paul (dir.), Paume et tennis en France XVe-XXe siècle, Paris : Nouveau monde éditions, 2009, pp. 103-120.

147 TALIANO-DES GARETS, Françoise, La Villa Primerose, un Siècle d’histoire sportive à Bordeaux (1897-1997), Bordeaux : Éditions Confluences, 1997.

148 Ils passent de 5360 joueurs en 1912 à 11000 en 1920 (WASER, Anne-Marie, « La diffusion du tennis en France », dans TERRET, Thierry (dir.), Histoire des sports, Paris : L’Harmattan, 1996, p. 111).

149 BAYLE, Emmanuel, « Le développement de la Fédération Française de Tennis sous la présidence de Philippe Chatrier (1973-1993) : un modèle stratégique pour le mouvement sportif et olympique ? », dans CLASTRES, Patrick, DIETSCHY, Paul (dir.), Paume et tennis en France XVe-XXe siècle, Paris : Nouveau monde éditions, 2009, pp. 219-248.

150 CLASTRES, Patrick, DIETSCHY, Paul, « Du Club-House au filet : l'avenir de l'histoire du tennis 2009 », dans CLASTRES, Patrick, DIETSCHY, Paul (dir.), Paume et tennis en France XVe-XXe siècle, Paris : Nouveau monde éditions, 2009, pp. 335-343.

rebond151. Du côté du badminton, quels sont les choix politiques opérés ? Peut-on identifier un dirigeant dont l’action a pu provoquer un virage dans le développement de la discipline ? Quelles sont les mesures entreprises pour la développer ? Sont-elles réellement effectives ? L’étude tâchera donc d’explorer les politiques menées par les instances dirigeantes du badminton. Elle vise également à évaluer leur portée, d’autant plus lorsque la Commission centrale de badminton n’est plus une Fédération dirigeante, et placée sous la tutelle de la FFLT. Ces politiques ne sont pas sans conséquences sur les représentations qui se construisent autour de l’activité.

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