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La persistance d’une image de pratique féminine

VISIBILITÉ À L’EXTINCTION D’UN BADMINTON POTENTIELLEMENT

3. Une confusion d’images, des frontières minces entre le jeu du volant et le lawn-tennis

3.4. La persistance d’une image de pratique féminine

Si les valeurs de jeu d’enfant semblent reculer par l’instauration apparente de logiques compétitives, le club de Dieppe entretient les représentations du badminton comme pratique féminine. Les résultats présentés dans la presse locale ainsi que les images publiées dans The Badminton Gazette ou La Vie au Grand Air552 attestent de la présence de joueuses, françaises et anglaises, contrairement à l’article conséquent du Sport Universel Illustré553 qui ne présente que des hommes.

Figure 19 : Photographie des participants du Tournoi international de Dieppe de 1908, extrait de The Badminton Gazette, janvier 1909, p. 8, Arch. National Badminton Museum.

551 La Presse, 5 février 1909, ark:/12148/bpt6k595925x, p. 3, BnF, NUMP-1359 ; L’Auto, 21 septembre 1908, ark:/12148/bpt6k4623904g, p. 5, BnF, NUMP-16168 ; Le Sport universel illustré, 7 mars 1909, ark:/12148/bpt6k6579552k, p. 157-159, BnF, NUMP-11890.

552 La page complète est présentée en annexe (image 5, p. 70).

553 Le Sport universel illustré, 7 mars 1909, ark:/12148/bpt6k6579552k, p. 158, BnF, NUMP-11890. La page est présentée en annexe (image 7, p. 73).

Figure 20 : Photographies de joueuses et d’un joueur de badminton présentées dans La Vie au Grand Air, publiées à l’occasion de la rencontre Dieppe-Ealing, 1er février 1913, ark:/12148/bpt6k96061452/f15.image

p. 89, BnF, NUMP-11891.

La gent féminine est vêtue de longues robes blanches lorsqu’elle pratique le badminton, ce qui permet de correspondre au code vestimentaire strict de l’époque. Les quelques femmes sportives qui ont osé laisser leur robe pour des culottes se sont exposées à de fortes polémiques554. Ainsi, tout comme en tennis, en natation, en escrime, en ascensionnisme555, ou encore en basket-ball, tel qu’il est présenté à ses débuts556, les femmes sont autorisées à pratiquer. Plus encore, comme les joueurs de tennis, les femmes sont ciblées dans les articles de propagande. À l’annonce de la démonstration qui se tiendra à Neuilly, L’Auto s’avance :

« nul doute que de nombreux sportsmen et sportswomen tiendront à assister à ces parties »557. Suite à l’événement, le journal laisse transparaître l’appréciation de cette démonstration, notamment par les femmes qui « voudront le pratiquer elles-mêmes »558. C’est un match de double mixte qui est proposé. Ce choix rappelle la priorité donnée à un style de vie mondain

554 JAMAIN-SAMSON, Sandrine, Sport, genre et vêtement sportif : une histoire culturelle du paraître vestimentaire (fin XIXe siècle – début des années 1970), Thèse de doctorat, sous la direction de Thierry TERRET, Lyon : Université de Lyon 1, 2008.

555 OTTOGALLI-MAZZACAVALLO, Cécile, Les femmes alpinistes au Club Alpin Français : un genre de compromis, Thèse de doctorat, sous la direction de Thierry TERRET, Chambéry : Université Savoie Mont-Blanc, 2004.

556 MONIER, Brice, op.cit., 2011.

557 L’Auto, 5 février 1909, ark:/12148/bpt6k4624041z, p. 4, BnF, NUMP-16168.

558 L’Auto, 11 février 1909, ark:/12148/bpt6k4624047f, p. 4, BnF, NUMP-16168.

hérité des sports victoriens559, une sociabilité familiale, de l’entre-soi, privilégiée par rapport à la recherche de performance sportive. L’accent porté sur la distraction, où hommes et femmes jouent ensemble, se retrouve au Tennis-Club de Lyon, composé de nombreux anglo-saxons qui apprécient, « dès 1894, la “ Société des Ladies ” »560, où les pratiquants ne sont que faiblement attirés par la compétition. Ceci n’est que peu surprenant dans la mesure où le sport féminin se développe plus tôt en Angleterre et attire même plusieurs milliers de spectateurs561, là où les revendications féminines sont déjà de mises avec l’apparition en 1903 des militantes de la Women’s Social and Political Union, plus connues sous le nom de suffragettes562. Néanmoins, la femme sportive qui investit des pratiques considérées comme masculines, dans un contexte social basé sur la domination de l’homme563, se voit jugée négativement564. Elle est moquée par de nombreux ouvrages et la grande presse565, au regard d’arguments d’ordre physiologiques ou esthétiques. D’une part, le sport est perçu comme dangereux pour l’organe utérin, et contradictoire au rôle de mère. D’autre part, le spectacle de femmes s’adonnant au sport est « indécent à regarder », pose un « problème d’éthique », notamment pour Pierre de Coubertin566. Il considère qu’une « olympiade femelle »567 serait malséante : « impratique, inintéressante, inesthétique, et nous ne craignons pas d’ajouter : incorrecte, telle serait à notre avis cette demi-Olympiade féminine »568. Dès lors, seuls quelques espaces, dans les milieux les plus mondains, laissent la femme pratiquer un sport, à condition que celui-ci soit jugé comme peu énergétique et se déroule dans des lieux réservés, hors d’atteinte du public.

C’est bel et bien le cas du badminton, joué dans un entre-soi, de façon mixte, du fait de la représentation d’absence de lutte, de compétition, d’effort intense. Ce constat rappelle les premières rencontres de basket-ball féminin qui ne se déroulaient qu’entre les adhérentes d’une même société et uniquement sous le regard de la famille569, ou encore la pratique féminine de l’alpinisme au sein du Club Alpin Français uniquement possible sous le regard et

559 CLASTRES, Patrick, DIETSCHY, Paul, op.cit., 2006, p. 49.

560 PELLISSIER, Catherine, « Les pratiques sportives des élites lyonnaises au XIXe siècle », Jeux et sports dans l'histoire, tome 2, Paris : CTHS, 1992, pp. 103-118.

561 LAGET, Françoise, MAZOT, Jean-Paul, LAGET, Serge, Le grand livre du sport féminin, FMT Éditions, 1982.

562 BARRET-DUCROCQ, Françoise, Le mouvement féministe anglais d'hier à aujourd'hui, Paris : Ellipses, 2000.

563 ZELDIN, Théodore, op.cit., Paris : Le Seuil, 1981.

564 GLEYSE, Jacques, op.cit., 1996, pp. 41-57.

565 TERRET, Thierry, op.cit., 1992, p. 272.

566 ROSOL, Nathalie, « Pour une participation des Françaises aux Jeux-Olympiques (1900-1928). Un combat mené par Alice Milliat », dans SAINT-MARTIN, Jean-Philippe, TERRET, Thierry (dir.), Le sport français dans l’entre-deux-guerres. Regards croisés sur les influences étrangères, Paris : L'Harmattan, 2001, p. 19.

567 DE COUBERTIN, Pierre, « Les femmes aux Jeux olympiques », Revue Olympique, juillet 1912, p. 111.

568 Ibid., p. 111.

569 MONIER, Brice, op.cit., 2011, p. 118.

le contrôle strict des hommes570. Les conséquences de ces représentations et de la place des femmes au sein d’une pratique sur son développement et sa diffusion sont toutefois difficiles à interpréter. Au cours de cette période, le tennis est lui aussi largement investi par les femmes. La natation constitue le sport féminin par excellence571. Pour autant, on connaît la diffusion rapide et conséquente de ces deux pratiques dans les décennies qui suivent.

Il semble finalement qu’un mélange d’images et une association très rapide avec le lawn-tennis ne permettent pas au badminton de disposer d’une identité propre et aux contours nets avant la Grande Guerre. Sans pouvoir proposer une preuve conséquente de nos propos, nous avons tout de même relevé deux articles parus en 1913 qui, d’après nos analyses, ne sont pas rédigés par les Dieppois. Dans Gil Blas, journal à tendance républicaine, le style d’écriture diffère. L’activité y est qualifiée de « nouveau tennis » et l’auteur va jusqu’à dire que « le “ Badminton ” pourrait aussi bien s’appeler – si la langue française était à la mode – le volant au filet »572. L’auteur présente ainsi un argumentaire allant à l’encontre des idées de John Yeo-Thomas qui souhaite s’éloigner du jeu de jeunes filles. On lit par exemple que c’est un jeu qui sera beaucoup pratiqué par « les jeunes gens et les jeunes filles »573. Dans La Vie parisienne, du 19 juillet 1913574, la discipline semble totalement dénué d’identité : « c’est un jeu passionnant qui aura bientôt la vogue du diabolo […] ce sport, d’ailleurs, n’est pas nouveau : il l’est même si peu qu’il ressemble comme deux gouttes d’eau au jeu de volant. Il se joue avec une petite raquette ronde et un volant minuscule mais fort pesant ; et il s’agit, avec cette raquette et ce volant… de jouer au tennis, tout simplement ». Ce dernier extrait témoigne des difficultés à situer la pratique. Il est qualifié de jeu, puis de sport. Il remplacera le jeu d’enfant qu’est le diabolo, mais se rapproche du tennis. Ces deux articles, qui paraissent quatre ans après les actions de propagande de John Yeo-Thomas, ouvrent une piste quant à l’absence de visibilité du badminton puisqu’il est considéré comme nouvelle pratique, en plus de proposer des représentations éloignées du réel.

En résumé, les premières années d’existence du badminton sont marquées par la diffusion d’un modèle anglais, autour d’une pratique adaptée tant aux hommes, qu’aux femmes, qu’aux enfants, issus de l’aristocratie. Le club de Dieppe dote le badminton de caractéristiques sportives et paraît présenter des élans pour permettre le développement de la

570 OTTOGALLI-MAZZACAVALLO, Cécile, op.cit., 2004.

571 TERRET, Thierry, op.cit., 1992, pp. 269-294.

572 Gil Blas, 7 mars 1913, ark:/12148/bpt6k7539688n, p. 1, BnF, NUMP-10374.

573 Ibid.

574 La Vie parisienne, 19 juillet 1913, ark:/12148/bpt6k1253465p, p. 507, BnF, NUMP-15542.

pratique dans la vague des sports modernes. Pourtant, la diffusion de la discipline demeure limitée à quelques cercles. À Dieppe, le club présente dans ses rangs une forte proportion d’Anglais et privilégie la tenue d’événements, notamment l’organisation de tournois, partagés uniquement avec ses voisins d’Outre-Manche ou alors réservés aux membres du club. Cette première institution présentant des formes compétitives de badminton marque davantage un repli sur soi, sur la culture anglo-saxonne et aristocrate plutôt qu’une recherche de diffusion de l’activité vers le territoire français. Deuxièmement, les modes de pratique du badminton laissent place à des formes de jeu mixtes, où femmes et hommes se disputent des « parties ».

Le plaisir du jeu, du divertissement, de l’échange, prime sur un quelconque versant compétitif, tout comme dans le cas du lawn-tennis pratiqué sur les plages par les femmes575 ou dans le cas des premières formes identifiées de ping-pong576. Dès lors, l’image du jeu de volant, réservée aux demoiselles ou aux enfants, est rappelée lorsqu’elle est présente, limitant l’intégration du badminton parmi les sports athlétiques en vogue à l’époque de Pierre de Coubertin. Cette élite sociale est caractérisée par la recherche de divertissements multiples et variés. Le badminton, dès ses prémices, se construit dans ce carcan de distractions comme un

« sport second », d’occupation, durant la saison hivernale. Enfin, les premiers élans impulsés par Dieppe semblent brisés par le conflit mondial. Quelles représentations du badminton retrouve-t-on après cette phase chaotique de l’histoire de France ?

575 VIVIER, Christian, « Le geste technique sexué. Réflexion épistémologique appliquée à l’exemple du tennis féminin », dans ROBÈNE, Luc, LÉZIART, Yvon (dir.), L’homme en mouvement, Histoire et Anthropologie des techniques sportives, tome 1, Paris : Éditions Chiron, 2006, p. 383.

576 MOUSSET, Kilian, op.cit., 2017, p. 82.

Chapitre 2 : 1914 – 1931 : la Grande Guerre marque un frein net au développement du badminton

Les différents élans épars qui permettent à la pratique du badminton d’éclore sont ensuite brisés par la Première Guerre mondiale. Aucune trace des premiers foyers n’est retrouvée à partir de 1914 et après 1918. Les sources étudiées577 nous amènent à penser que le badminton « redémarre à zéro », comme une pratique nouvelle, ludique et encore mystérieuse.

Les rares articles de presse qui l’évoquent peinent d’ailleurs à décrire sa pratique et ne s’accordent pas toujours sur le règlement. Tout se passe comme si l’ère dieppoise du badminton n’avait pas eu d’impact dans la reconnaissance du badminton. L’activité semble alors invisible, malgré un contexte qui voit l’essor de nombreuses fédérations autonomes, suite à l’éclatement de l’USFSA. Les compétitions se développent pourtant à l’échelle internationale et se multiplient, les grands champions sont consacrés, et les loisirs se diffusent vers d’autres catégories sociales. Le badminton ne profite pas de cet élan et manque le coche d’une période favorable au développement de nombreuses pratiques sportives.

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