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La Mobilisation de l’infrastructure juridique et l’entreprise de sauvegarde de l’institution présidentielle

PARAGRAPHE II : LA FONCTION INCULCATIVE DU DISCOURS UNITAIRE : LA MISE EN MAJESTE DU DISCOURS

TABLEAU N° 3 : REPARTITION DES OCCURRENCES PAR PROVINCE

3- La Mobilisation de l’infrastructure juridique et l’entreprise de sauvegarde de l’institution présidentielle

La cohabitation "anticonstitutionnelle" entre le Président Biya et son prédécesseur et les risques y afférents n’ont pas permis au Chef de l’Etat d’user de tout son potentiel dissuasif. Dans son entreprise de sauvegarde symbolique de l’institution présidentielle, il a parfois payé de sa personne, par ses actes et ses paroles, ses déplacements physiques , mais aussi de ses prestations dans les médias ; dans le jeu de cette cohabitation, et surtout sur le plan juridique , le Président Biya-si l’on s’en tient à ce point de vue-, semblait gagner presque à tous les coups. Mais au plan symbolique simultanément, il a laissé souvent des points à son adversaire.

367 En effet, il avait demandé que l’avion présidentiel soit mis à sa disposition pour 3 mois. La présidence n’a

pas cru bon d’accéder à sa demande et a déclaré l’avion indisponible. Ce qui l’obligera à prendre un vol ordinaire de la Camair.

368 Nous employons ces expressions avec prudence, car elles peuvent conduire aux travers de l’histoire naturelle

et de l’étiologie. Le point de « désynchronisation » selon Almond, est le point de déséquilibre entre la demande et l’allocation des biens politiques (Crisis, choice, and change : the historical studies of political development, Boston, Mass, Little, Brown, 1973).

369 Dobry (M.)- Sociologie des crises politiques o,p. cit,. p.79.

370 Le Roy Ladurie (E.), « La crise et l’historien » in communications, 25, 1976, p.29.

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Dans l’annonce faite aux camerounais le 22 août 1983 du complot contre la sécurité de l’Etat, il prend des mesures de sauvegarde de l’institution présidentielle et les accompagne d’une modification sensible de l’état du système. Il s’agit pour l’essentiel des « technologies bureaucratiques de

déblocage »371.

Le complot du 22 août selon la terminologie de Touraine constitue un "acte de rupture"372, ou mieux un "acte de création de situation" qui va légitimer une frénésie décrétale conséquente ; notamment, les actes individuels et les actes à portée générale et impersonnelle.

Les actes individuels sont plus symboliques puisqu’ils s’attaquent aux maillons les plus forts du système d’Ahidjo ; MM Bouba Bello et Maïkano Abdoulaye respectivement premier ministre et ministre des forces armées sont congédiés ; plusieurs gouverneurs de province quittent leur poste : MM Ousmane Mey du Nord, Nkeng Peh Bruno à l’Est et Mouaffo Gabriel dans le Centre-Sud ; M. Ayang Luc (Toupouri et originaire du Nord) devient premier ministre par intérim. M.Gilbert Andzé se voit confier le portefeuille des forces armées ; Mbarga Nguélé est nommé délégué général à la sûreté nationale (autrefois déchu de ses fonctions par M. Ahidjo, Sadou Hayatou est porté à la tête du ministère de l’Agriculture.

Les actes à portée générale ont trait à l’éclatement de la partie septentrionale du Cameroun en 3 provinces : Extrême-Nord (Maroua), Nord (Garoua), Adamaoua (Ngaoundéré). De même un Etat-major général des armées est créé dont le commandement est confié au Général Semengué originaire de la même province que le Président Biya.

La coloration fortement ethnique de ces "actes de ruptures" est évidente : les personnalités les plus influentes issues de ce décret sont Béti. Par ailleurs, le nouveau découpage territorial a visé tout particulièrement le Nord

371 Crozier (M.)-Le phénomène bureaucratique, Paris, le Seuil, 1963, p.239, 243 et 307-308.

372 Touraine (A.)- Le communisme utopique, le mouvement de mai 1968, Paris, le Seuil, 1972, p.229-234.

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considéré comme le fief de l’ancien Chef de l’Etat , même si la création d’une province du Sud peut relativiser cet argument paradoxalement en le confirmant.

Mais, demeure insoluble l’hypothèque constitutionnelle de la succession présidentielle et de conflit de préséance entre le parti et l’Etat. Ce d’autant plus que la formulation constitutionnelle de cette époque tout en consacrant la primauté du Chef de l’Etat prenant la succession du président de la République empêché, ne lui donnait cependant pas la plénitude des attributions qu’implique la magistrature suprême373.

Le Président de la République va procéder à quelques arrangements du vraisemblable, c’est-à-dire à un "travail d’imposition de sens"374, qui mettra à profit les propriétés performatives du droit. Ainsi lors de la deuxième session ordinaire de l’Assemblée nationale ouverte le 1er novembre 1983, il soumet à la chambre deux amendements dont l’un relatif aux « Conditions d’élection et de

suppléance à la présidence de la République »,et l’autre modifiant les

dispositions anciennes relatives à la succession à la tête de l’Etat et s’énonçant en ces termes : « En cas de vacance de la présidence de la République pour

cause de décès, de démission ou d’empêchement définitif, le premier ministre est immédiatement investi des fonctions de Président de la République pour la période qui reste du mandat présidentiel en cours ».

Ces projets s’inscrivent dans la vaste entreprise de « désacralisation » de son prédécesseur ; délégitimation qui renvoie pour une très large part selon Luhmann à « l’autolégitimation construite et reconstruite par le fonctionnement

routinisé des grandes organisations bureaucratiques constitutives des systèmes sociaux modernes »375.

373 C’est du moins la substance de l’exposé de motif de Monsieur Fouman Akame devant la commission des lois

constitutionnelles de l’Assemblée nationale le 17 novembre 1983.

374 Bourdieu (P.) Passeron (J.C.), La reproduction : Eléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris,

Minuit, 1970, p. 18-26.

375 Luhmann (N.), Legitimation, Durch verfahren, Darmstadt et Neuwied Luchteerland, 1972, (1ère éd. 1969),

p.27-37.

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En effet, si le premier amendement aboutit à l’instauration de la pluralité des candidatures indépendantes, l’on peut toutefois noter que le multipartisme n’est pas jusque-là autorisé dans la pratique. La manœuvre politique gravitait autour de deux hypothèses :

- Dans le cas où son prédécesseur s’entêtait à ne pas abandonner la tête du parti en raison probablement de sa capacité de mobilisation, la parade devrait consister pour lui à se présenter comme candidat indépendant pour solliciter le suffrage populaire. Ce cas de figure recoupe parfaitement l’esprit du second amendement qui précise dans l’une de ses dispositions pertinentes que le premier ministre « peut décider, s’il le juge utile, la tenue d’élections

présidentielles anticipées ».

- La seconde hypothèse aurait consisté en la création de son propre parti politique en concurrence avec celui de Monsieur Ahidjo et par conséquent, solliciter le suffrage populaire. Ce qui aurait été pour le moins risqué. Il aurait ainsi légalisé le multipartisme, - donc le retour de l’Union des Populations du Cameroun - , ruinant ainsi les fondements du pouvoir monolithique dont il entendait aussi jouir de la manière la plus absolue376.

En tout état de cause, il entendait vider le "fonds de commerce politique" d’Ahidjo, qui reposait essentiellement sur un discours de chantage paternaliste :

« c’est lui qui a choisi Paul Biya pour lui succéder à la tête de l’Etat…que celui-ci n’avait pas remporté une élection… »

L’adoption de ces deux amendements impose aux événements une suite quasi-machinale. Pour réaliser ses projets, le Président de la République annonce le 30 décembre la tenue d’une élection présidentielle anticipée dont la date est fixée le 14 janvier 1984.

376 Cette entrouverture était un « acte de situation » ; le Président de la République ayant immédiatement refermé

les vannes en réinstitutionnalisant le parti unique dont il était devenu Président.

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Il s’agit de la construction au forceps d’une légitimité baroque ou d’un charisme situationel. Il va jouer sur le registre de la politique symbolique qui constitue une des modalités de la « gestion des passions politiques »377.

Les élections sont en effet des rites d’institution appartenant au répertoire des ‘‘liturgies politiques’’. Elles introduisent le peuple au "jardin des délices démocratiques" où le suffrage universel selon Philippe Braud contrarie paradoxalement la démocratie 378.

Dans cette construction stratégique de sa personnalité, il y a un ensemble d’‘‘actes performatifs’’379 qui structurent son entreprise. D’abord en annonçant sa candidature directement au peuple camerounais par l’intermédiaire de la presse, avant d’en informer le comité central de l’UNC, le Président de la République manifeste sa démarcation de celui-ci, même s’il ne s’en sépare pas. Dans la grille ‘‘compréhensive’’ wéberienne, cette stratégie s’interprète aisément : Le candidat propose, le peuple dispose et le parti suit.

Bien plus, dans son discours de campagne électorale et de profession de foi, le candidat convoque ce que Peter Ibarra et John Kitsuse appellent les idiomes de rhétorique, c’est-à-dire, « des constructions issues du sens commun qui

fondent une compétence morale en ce sens que leur déploiement tend à présumer que les auditeurs sont obligés d’admettre les recours aux valeurs exprimées »380.

« Je me présente à vous - déclare-t-il - comme le candidat du Renouveau national » comme « le candidat du peuple camerounais ». Le temps de

l’élection présidentielle est ici présenté comme un temps émotionnellement fort, c’est un moment symbolique de refondation, « de coupure entre le neuf qui

377 Ansart (Pierre) - La gestion des passions politiques, Lausanne, l’Age d’homme, 1983.

378 Sur l’école de la politique symbolique voir notamment : Braud (Ph.). Le jardin des délices démocratiques,

Paris, Presses de Science politique, 1991 ; Goffman (E)- La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Minuit, 1983, Hirschman (A.) - Les passions et les intérêts, trad., Paris, P.U.F, 1980 ; Rivière (Cl.)- Les liturgies politiques, Paris, P.U.F, 1988 ; Sperber (D.)- Le symbolisme, Paris, Herman, 1985.

379 Austin (J.) -Quand dire, C’est faire, le Seuil, Paris, 1970.

380 Ibarra (P.) Hitsuse (J.) « Vernacular constituants of moral discourse » in Gale Miller, James Holstein,

constructionnist controverses , New York, Aldine de Guyter, 1993, p.32.

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s’impose et le vieux qui disparaît »381 ; c’est – dirait Bourdieu-,un ‘‘acte de magie sociale’’ dont l’efficacité symbolique « tient à sa capacité de transformer

les représentations que l’acteur se fait lui-même »382.

L’issue de ces consultations importe peu puisqu’elle épouse la mode monolithique383. Ce qui aiguise pourtant la curiosité, c’est cet incessant travail rituel de légitimation par l’élection dont le dénouement révèle la dimension toujours sacrée du pouvoir.

Le rite électoral se referme généralement par la prestation de serment. Les anthropologues l’ont abordé comme un mode "euphémisé" d’autolimitation384. Le caractère magico-religieux qu’ils prêtent à cette cérémonie ne manque pas de pertinence. Le Président face à l’Assemblée nationale réunie pour la circonstance, est donc par relais médiatiques devant le peuple ; il prête serment devant le peuple camerounais en présence des membres du Parlement, du conseil Constitutionnel et de la Cour suprême réunis en séance solennelle. Le Président de l’Assemblée nationale dans un ton grave qu’il adopte sans doute pour le besoin du rituel, lui rappelle les termes de son engagement auxquels il acquiesce la main droite levée. La formule du serment est la suivante :

« Monsieur le Président de la République, vous engagez-vous sur l’honneur à remplir loyalement les fonctions que le peuple vous a confiées et jurez-vous solennellement devant Dieu et devant les hommes de consacrer toutes vos forces à conserver protéger et défendre les lois de la République du Cameroun, à veiller au bien général de la Nation à soutenir et défendre l’unité, l’intégrité et l’indépendance de la patrie camerounaise ? ». Cette mise en scène se rapproche

du sacrement du baptême chrétien385, puisque Dieu et les hommes sont invoqués et l’engagement a trait à la protection et à la défense des lois de la République et

381 Braud (Ph.)-L’émotion en politique, op. cit, p.136.

382 Bourdieu (P.)- Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1987, p.124.

383 Le Président Paul Biya obtient finalement 99,99%.

384 Voir à ce sujet :David Kertzer, Ritual, Politics and power, New Haven, Yale university Press, 1988 ; Victor

Turner , Le tambour d’affliction, trad., Paris, Gallimard 1977 ; Claude Levi-Strauss, L’homme nu, Paris, Plon, 1971.

385 On se rappelle que le Président des USA prête serment sur la Bible.

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de la Nation, l’intégrité, l’unité et l’indépendance de la patrie. L’insertion du symbolique dans l’enceinte de l’hémicycle atteint un degré particulièrement élevé d’émotion puisqu’elle mobilise le lieu, les objets politiques, les individus. Partant du rituel Ndemba, Victor Turner conclut que « dans toutes les sociétés

humaines anciennes et modernes, il semble y avoir des intermèdes dans le temps historique, des périodes de temps hors du temps, qui sont consacrés à la célébration des postulats fondamentaux de la vie humaine […], ce temps hors du temps est celui de la célébration du rituel »386.

La cérémonie de prestation de serment est l’occasion de la profusion des modes d’expression symbolique du pouvoir. Dans son discours de circonstance il emploie des expressions à forte condensation émotionnelle : « Par la volonté,

les habitudes, les mœurs et les comportements, l’intégration nationale doit progressivement créer en chaque camerounais un patriotisme puissant et authentique, véritable ciment de l’unité nationale, véritable bouclier contre les tentations et les menaces de division, un patriotisme qui condamne et exclut les discriminations, les privilèges de clan et les méfiances, prétentions et manœuvres tribales »387. "Unité", ‘‘patriotisme’’, ‘‘intégration’’, ‘‘tribalisme’’

sont des mots pour dire des valeurs, affirmer une identité, formuler des grandes causes.

Dans les systèmes politiques à la quête de l’efficacité de l’action, ces liturgies, pratiques cérémonielles et rituelles ne sauraient être ravalées au rang des curiosités périphériques ; elles jouent un rôle central « pour dire l’ordre

social et ses permanences les plus fondamentales »388.

Le Président de la république a jusque-là géré la crise bicéphale en privilégiant les solutions juridiques : rappel à l’ordre constitutionnel, révision constitutionnelle, élections anticipées etc.…acculant son adversaire à des dénégations compromettantes ; en le contraignant à quitter les sites légitimes de

386 Turner (Victor), Les tambours d’affliction, op.cit, p.15.

387 Paul Biya, discours de prestation de serment, le 21 janvier 1984.

388 Braud (Ph.)-L’émotion en politique, op. cit. p.138.

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la confrontation pour l’illégalité : tentative de constitutionnalisation du parti unique et de consécration de sa suprématie sur l’Etat, complot contre la sécurité de l’Etat etc. Mais toutes ces précautions cachaient surtout le versant rituel qui a

contribué à la sauvegarde symbolique de l’institution présidentielle. Il en est de même de la mobilisation du rituel judiciaire.

Le procès d’Ahmadou Ahidjo qui s’ouvre le 23 février 1984 constitue un acte de désacralisation optimum du prédécesseur de Biya. Le symbole réside dans le fait que c’est toujours la solution juridique qui est envisagée. Les instruments juridiques qui servent de base à l’accusation sont des textes particulièrement liberticides pris sous le régime d’Ahmadou Ahidjo389, et qui ont été mobilisés pour anéantir la rébellion « upéciste ».

Symbolique également est le caractère public de l’audience relayée par de nombreux hauts parleurs installés autour d’un lieu symbolique : le tribunal militaire. Le but visé étant de répercuter les aveux des conspirateurs, afin d’inscrire les aspects légitimants au plus profond du psychisme collectif. La scène est le premier outil de la justice avant même l’argumentation, car elle fournit à cette dernière un lieu pour s’articuler ; d’où l’importance du lieu qui permet d’échafauder la scène. Le procès de Nuremberg s’est déroulé dans la ville où s’est forgée l’idéologie nazie. Condamner son prédécesseur par les lois qu’il avait lui-même élaborées, constitue l’ultime désacralisation. L’imaginaire contemporain ne retient très souvent de la justice que son aspect rituel au détriment de sa dynamique argumentative. La scène judiciaire se pose en surplomb de la scène politique, parce que la justice incarne quelque chose à la quelle nous sommes tous subordonnés ; pour paraphraser J.J Rousseau, devant la justice : « le grand devient petit, le riche devient pauvre, le monarque devient

sujet ». Même si on peut s’interroger sur les conditions dans lesquelles les aveux

ont été obtenus, la seule mise en scène de l’institution judiciaire est une modalité

389 Il s’agit notamment de l’ordonnance n°62-OF-18 du 12 mars 1962 portant répression de la subversion et de

l’article 95 du code pénal sur la conspiration.

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de construction judiciaire de la réalité ; la grâce présidentielle qui lui est accordée un mois seulement après le verdict, lève le voile sur cette stratégie machiavellienne d’arrangement du vraisemblable.

L’argument anthropologique donne du corps à une telle assertion ; c’est à cette conclusion que Victor Turner aboutit dans son étude consacrée aux communautés Ndembu : « C’est par le drame rituel et le drame judiciaire que

les membres d’une société prennent conscience des valeurs et des lois qui les unissent, ainsi que de la nature des forces qui mettent celles-ci en danger»390. Juger ne fait pas que rappeler les fondements communs, il les appelle et les fait advenir. C’est la manifestation suprême de l’ordre à travers cette cruauté limpide de la machine judiciaire, qui libère par sa procédure particulière, l’énergie de la vérité.

L’activation de la règle de droit dans le travail de construction de la légitimité du pouvoir montre non seulement qu’« on y accède en dévorant la

substance de son adversaire»391, mais aussi que « la majesté du pouvoir est

fabriquée, elle n’est pas innée »392

Cette crise bicéphale va connaître une certaine fluidité provoquée par la rapidité des anticipations des acteurs, résolument préoccupés par "la solution finale".

4- La culmination de l’incertitude et « la constellation