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LA COMMUNICATION DE PENETRATION POLITIQUE DE LA PERIPHERIE : UNE GEOPOLITIQUE DISCURSIVE EN

PARAGRAPHE II : LA FONCTION INCULCATIVE DU DISCOURS UNITAIRE : LA MISE EN MAJESTE DU DISCOURS

B- LA COMMUNICATION DE PENETRATION POLITIQUE DE LA PERIPHERIE : UNE GEOPOLITIQUE DISCURSIVE EN

PROGRESSION EXCENTRIQUE

La pénétration directe et indirecte de l’Etat dans son territoire politique238, ne peut prospérer qu’assortie d’une pénétration idéologique et discursive d’une égale importance. Le pouvoir central ne s’affirme contraignant qu’en venant à bout de toute allégeance intermédiaire, en fixant dans la relation de citoyenneté la sujétion directe de l’individu au centre.

Les discours diffusés à partir du centre sont de nature jacobine : ils ne se déplacent pas, mais pourtant ils confortent l’idée d’un « seul centre d’impulsion

politique ».

Les discours propagandistes et de visites internes constituent des exemples-type de discours de pénétration politique de la périphérie. Ce sont des ‘‘discours-baladeurs’’, car la prise de parole présidentielle est ici assortie de la présence physique du locuteur qui aggrave corrélativement sa charge d’affectivité. Le déplacement du chef de l’Etat vers les provinces suggère toujours métaphoriquement l’idée d’un déplacement du « centre force »239 vers le Cameroun profond. Gouverner dans ce contexte, n’est pas seulement paraître par l’entremise de la dramatisation télévisuelle ; infiniment plus, c’est ‘‘être’’ par sa présence physique ; le déplacement du chef de l’Etat constitue un travail d’assistance à la parole qui réduit la distance verticale et horizontale entre l’émetteur et le récepteur. Horizontalement, les discours propagandistes et de visites internes rapprochent le centre de la périphérie ; verticalement, ils établissent une relation communielle entre les gouvernements et les gouvernés. Ces déplacements physiques visent à témoigner et à établir un lien entre le chef

238 Sindjoun (L). Construction et déconstruction locales… thèse, op.cit pp. 50-189.

239 Willy (P) « la crise de mai 1877 : la construction de la place et de la compétence présidentielles » in le

Président de la République, op. cit., pp. 80-93.

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et la "communauté émotionnelle" de ses adeptes240. Ce sont pourtant ces déplacements qui représentent "la part la plus étrange du travail charismatique d’un leader" écrit Michel Dobry241.

Les dividendes politiques résident dans les ‘‘effets de croyance’’ que génère cette pratique. En effet, les ‘‘bains de foule’’ présidentiels imposent pesamment une illusoire proximité de personne à personne. Le chef de l’Etat joue sur le registre de la ‘‘politique d’affection"242 où la "société d’Etat, la société de parenté" et les manipulations politiques sont intrinsèquement corrélées.

Les visites internes du chef de l’Etat dans les provinces sont l’occasion de canaliser anthropologiquement les potentialités ethniques, culturelles et

économiques de chaque province. Pour cerner le déploiement spacial du discours présidentiel, nous avons

emprunté à la géopolitique classique le concept d’ « anneaux »* ; l’anneau sera l’espace spécifique sur lequel s’applique un type particulier de discours. Nous aurons ainsi un « anneau intérieur » qui est un espace politiquement proche du président Biya par l’appartenance ethnique (le Sud, le Centre, l’Est), et un « anneau extérieur » bien plus distant politiquement (le Nord, l’Ouest, le Nord-ouest, le Sud-ouest), qui lui impose une reconquête en raison du poids historique de l’influence de son prédécesseur. L’anneau intérieur c’est l’espace de parenté où se déploie la « politique d’affection » ; l’anneau extérieur c’est la

zone indocile où la prudence discursive est constamment de mise.

240 Weber (M) –Economie et Société, Paris, Plon, T1, 1971 P. 249-261, 464-480.

241 Dobry (M.)-Sociologie des cirses politiques, Paris, P.F.N.S.P,1992, P.234.

*242 Le concept d’anneau a été inventé par Sir Halford J. Mackinder Théoricien de l’espace vital ; il part d’un

pivot central qui est l’Europe centrale pour montrer que la puissance s’étend en cercles concentriques vers les extrémités du monde ; l’anneau intérieur est constitué des terres entourant le pivot central, l’anneau extérieur, des terres qui par progression excentrique entourent l’anneau intérieur(« The geographical pivot of the history » in geographical Journal, 1904). Le discours présidentiel étant un discours de conquête, nous avons emprunté ce schéma qui paraît avoir une robuste portée explicative dans notre contexte.

101 Sindjoun (L) – La politique d’affection en Afrique noire…, Boston University, Graps, 1998, pp 1-45.

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1- Le discours dans l’espace de parenté (anneau intérieur) : La "politique d’affection"

La province du Sud apparaît comme le lieu d’expression de la « société de

parenté ». Ici l’ethos présidentiel prend un relief éminemment paroissial. En juin

1983, il le révélait dans un syllogisme plein d’évocations :

-"Par la force des choses et par la volonté de Dieu, je suis originaire du centre-sud.;

-Il me paraît tout aussi nécessaire de déclarer haut et clair que si assurément je suis né dans le Centre-Sud.

-Je suis le président de tous les Camerounais".

Ce discours d’évidence enveloppé de la langue de bois, est d’une texture stratégique : il comporte une exaltation de son ethnie d’origine et une feinte qui débouche sur la dimension nationale de sa personnalité. C’est un discours de ralliement à valeur tactique. Le Président de la République apparaît ici comme l’élément fédérateur de l’ethnie Beti. C’est une forme d’institution de l’ethnie légitime ou pour emprunter l’image de Bourdieu, une institutionnalisation de la « noblesse ethnique »243. Bien qu’il existe une unité civilisationnelle et historique entre les Ewondo, les Eton, les Manguissa, on peut toujours s’autoriser à penser que la véritable construction de cette "noblesse ethnique" a commencé avec l’accession du président Biya au pouvoir.

Il reste qu’en évoquant son origine ethnique (centre-sud) comme une opération divine, le chef de l’Etat réactive le "mythe de Nazareth" ou de la béatification : "bien heureuse sera donc la province où naîtra le Messie (le père de la nation)", pourrait-on dire. C’est l’aveu de la prégnance de la culture politique paroissiale qui établit une antériorité de considération entre l’ethnie et

243 Bourdieu (P.), La noblesse d’Etat ; Grandes écoles et esprits de corps, Paris, Presses de la FNSP 1373.

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l’Etat ; c’est un signifiant qui engendre un signifié et qui impose trivialement certains schèmes de représentation. On parlera ainsi de "pouvoir Béti" ou " de pays organisateur" pour traduire ces hyperboles244.

Dans cette homogénéité ethnique construite par le discours présidentiel, toute rivalité avec un autre groupe ethnique constitue une alerte à l’existence de l’"ennemi dans la maison". D’où l’attachement quasi-indéfectible des ressortissants de l’ancienne province du centre-sud au régime du président Biya. Même si cet ensemble monolithique n’a pas tardé à se fissurer avec la libération politique245, il demeure le minimum incompressible du soutien politique au chef de l’Etat ; bien plus stratégique est l’usage politique qu’il fait de l’heureuse concomitance des deux centralités dans cette province du centre246. Il le rappelle d’ailleurs a dessein afin de susciter l’adulation paroissiale.

« Me voici sur cette terre du centre-sud, ferme et généreuse comme ses fils, et qui a porté mes premiers pas, qui a alimenté non premier souffle patriotique…

« Heureux d’être né dans cette province qui est en même temps le centre des institutions…

Je me félicite alors de pouvoir dire que c’est ici à Yaoundé siège des institutions nationales que s’illustre ainsi plus que partout ailleurs, mieux que partout ailleurs l’unité de la Nation […] »247.

Province de naissance du Président de la République et siège des institutions nationales, le Centre-sud apparaît ainsi comme l’unité administrative la mieux côtée à la bourse de valeurs provinciales. Yaoundé revêt un caractère mythique ; le mythe selon Roland Barthes, a un fonctionnement tridimensionnel ; pareillement, Yaoundé exercerait trois fonctions :

244 Certains analyses tentent d’asseoir ces formules dans les esprits en les exacerbant ; Ces analystes se font

prendre au piège de la politique qui les conduit à jouer le rôle peu glorieux de porte-parole d’une ethnie. Voir E.K. POKAM. La problématique de l’unité nationale au Cameroun, Paris, Harmattan, 1986.

245 Voir le nouvel indépendant n° 14 du 4 janvier 1994, p8.

Voir également le patriote, n° 133 du 13 au 20 janvier 1994, p 2, ce qui est évident, c’est que les clivages tribaux subissent le phénomène de l’ethnolyse, c’est-à-dire la maturation de la physionomie de l’ethnie.

246 Yaoundé est à la fois le siège des institutions et la capitale de la province d’origine du chef de l’Etat

247 Discours de visite officielle dans la province du centre le 11 juin 1983.

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-le "Sa" qui correspond à l’exaltation de Yaoundé comme siège des institutions de la République

-le "Sé" qui est la traduction du patriotisme

-la signification : privilège pour les populations originaires de cette province248.

L’orateur le traduit de façon subreptice dans un métalangage symptomatique de certaines dispositions pertinentes de la constitution au 18 janvier 1996 relatives aux droits des minorités et des autochtones.249

« …Yaoundé capitale du pays, cité cosmopolite par vocation où cohabitent dans l’harmonie toutes nos diversités ethniques, culturelles et religieuses assurées du meilleur accueil et de la tolérance des populations autochtones qui malgré leur attachement à leur terre, n’ont jamais failli à leur tradition d’hospitalité »250.

Yaoundé devient le signifiant majeur qu’on promène comme une icône, destinée à entretenir le divin mystère de l’Etat251. Indépendamment de sa signification immédiate (centre des institutions de la République), entre alors dans un système de significations dérivées, un code second au sein duquel il intervient comme signe d’appartenance ou de discrimination. Yaoundé donne

naissance selon l’expression de Miller « à une véritable industrie

signifiante »252,assurant une duplication de l’image présidentielle : originaire du Centre-sud, mais surtout président de tous les camerounais.

Si on reconstitue ce discours selon une lisibilité significative, on s’aperçoit que le Président de la République inaugure la très controversée distinction autochtone / allogène, consacrée par l’acte constitutionnel du 18 janvier 1996. Il saisit les populations du centre-sud dans leur fibre sensible. Et, c’est autour de

248 Barthes ( R ) - « Rhétorique sur l’image », communications, 4-1964. Voir également les mythologiques,

points, 1970.

249 La révision du 18 janvier 1996 avait finalement constitutionnalisé ce qui ne relevait que de petites querelles

quotidiennes ; l’Etat a aussi la charge de protéger les minorités et de sauvegarder les droits des autochtones (préambule de la loi constitutionnelle du 18/01/96).

250 Discours du président Biya, 11 juin 1983 à Yaoundé

251 Legendre (P). Jouir du pouvoir, essai sur la bureaucratie patriote, Ed. Minuit, 1976, pp. 54 et 161.

252 Miller (G). Le pousse-au-jouir du général Pétain, Seuil, 1975, pp. 58-59.

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ce discours que se construisent des anathèmes comme : "pouvoir Beti", "c’est notre tour", "pays organisateur", "envahisseurs anglo-bami", "la récupération de la terre de nos ancêtres" ; Le discours ambigu du Président de la République tient à mettre en garde contre toute confusion entre intégration nationale et conquête nationale253. D’où un comportement de regroupement ethnique spontané dès que le pouvoir accuse quelque fébrilité du fait de la contestation ; cette construction hégémonique qui a pour but inavoué de "sulbalterniser" les autres groupes ethniques, vise officiellement à "barrer la route de l’aventure et

de l’anarchie à tous ceux qui veulent dynamiter l’unité nationale"254. C’est une

modalité d’"immatriculation ethnique de la société"255. Ce sont ces mêmes prétentions qui alimentent le projet de création d’un micro-Etat renfermant le groupe Beti-Pahouin proposé par le MOREPAH (Mouvement de renaissance pahwine) lors du débat national sur la reforme de la constitution en mars 1993.

Le discours propagandiste du Président de la République repose donc sur une perception qui fait de Yaoundé non seulement l’instance de "civilisation" jacobine de l’Etat, mais également le lieu de promotion d’une certaine "parentocratie gouvernante". La boutade "Tant que Yaoundé respire, le

Cameroun vit", lâchée dans les "conjonctures critiques" de la libéralisation,

opère ainsi comme un signifiant travaillé silencieusement par un signifié, ethniquement connoté.

Cette opération séductive de manipulation anthropologique du champ politique paroissial devient quasi-systématique dans le discours présidentiel : c’est l’une des modalités techniques les plus efficaces propre à la gestion de l’émotion dans l’univers politique256.

253 Les Bamiléké sont souvent ciblés en raison de leur prolificité et de leur tendance à s’installer tous azimuts sur

le territoire national ; comportement assimilé abusivement à une sorte de conquête nationale.

254 Cameroun Tribune, N° 440645 du lundi 28 mai 1990, P. 5.

255 Sindjoun (L). La politique d’affection en Afrique noire… op.cit P.6

256 Philippe (Braud)-L’émotion en politique , Paris, P.F.N.S.P, 1996, p.77, voir également Christian Le Bart - Le

discours politique, Paris, PUF 1998. P. 103.

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2- La production discursive dans l’ "anneau extérieur" : malléabilité du discours et exaltation du potentiel anthropologique des zones rebelles.

a- L’usage de la langue de bois se déploie avec plus d’habileté dans la

province de l’Ouest où tous ses discours épousent une fonctionnalité démagogique. C’est une avalanche de superlatifs qui se bousculent dans ses allocutions pour magnifier et « exceptionaliser » les populations de l’Ouest :

« Le dynamisme, l’ardeur du travail de ses populations, leur esprit d’entreprise, leur solidarité agissante; des populations jamais oisives, jamais désœuvrées et qui savent compter sur elles-mêmes ». C’est un discours qui rassure en

recouvrant la réalité d’un voile enchanteur.

Ces glorifications cachent mal quelques insinuations caractéristiques de la vie politique camerounaise ; surtout celle de la prégnance d’une culture politique paroissiale qui s’apparente très souvent à des projets de sédentarisation ethnique des populations : « C’est par cette mise en valeur systématique de vos terres que

la province de l’ouest se développe bien». Visiblement le chef de L’Etat

voudrait insinuer l’idée que chaque entité est propriétaire exclusif de son espace vital : comme dans le Centre et dans le Sud, les populations de l’Ouest ont leur terre.

La langue de bois se délie subitement et s’ouvre sur des mises en garde : « mais si le dynamisme, l’esprit d’entreprise et le goût des affaires demeurent

des facteurs positifs de développement, ils ne sauraient, je le dis ici avec force dégénérer et se pervertir dans l’affairisme, l’enrichissement illégal et effréné… Si chaque camerounais sait aimer son terroir, sa province et s’y attacher, chaque camerounais doit également connaître et aimer les autres provinces, connaître et s’y attacher…gardons-nous des méfaits du provincialisme, du tribalisme…de la provocation… »

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"C’est dire que si la nation camerounaise est constituée de ses provinces, le destin des provinces dépend du destin de la nation… »257.

L’analyste peut s’autoriser ici quelques détours de curiosité, pour s’apercevoir que dans cet artifice, gît l’imposture, et sans doute une certaine capacité de séduction qui s’enchaîne dans une admirable et irréfutable logique. Il y a dans ce message des enjeux « phatiques » qu’offre cette lutte où triomphe l’intention du "sa" (signifiant) sur le "sé" (le signifié)258. La province d’origine est ainsi mise en relief par des "anaphores contextuelles pures"259 telles que : "votre", "vos", "vous", soutenues par des lexèmes comme "Ouest", "Centre-sud" etc. qui aggravent la capacité de représentation "actancielle" des « originaires de » , qui à son tour constitue une anaphore métalinguistique décrochée et redondante260.

L’orateur joue également à la perfection la partition dialectique de l’un et du multiple : il use de façon presque instantanée de ce que les linguistes appellent "les modalités déontiques " (c’est-à-dire des formes verbales de nécessité) : "Je le dis avec force…", "chaque camerounais doit…", "gardons-nous de…" ; ce sont des "énoncés performatifs" de nature décorative, impérative, prohibitive. Et, après avoir exalté l’attachement de chacun à son terroir, il proclame ensuite que le destin des provinces dépend du destin de la nation ; ce jeu d’équilibre entre l’un et le multiple constitue la forme raffinée du "double-speak" qui caractérise la langue de bois.

C’est un fait que le discours propagandiste, lorsqu’il est placé dans de ses conditions de production, peut permettre à l’acteur politique de s’essayer dans des nouvelles architectures administratives. Ceci est perceptible dans la

257 Visite officielle dans la province de l’ouest à Bafoussam (18 mars 1983).

258 Maillard, (L) Communication, Paris, Seuil, 1972, 19, pp. 93-104.

259 La notion d’"anaphore contextuelle pure" évoque tantôt un lieu textuel, tantôt un lieu situationnel

translinguistique. Voir HJELMSLEV, prolégomènes, Paris, Minuit, 2, 1968.

260 Boyomo (A.L.C) « Je vous verrai… », op.cit. p.21. Voir également Austin (J-L) – Quant dire, c’est faire, Paris, trad., Seuil, 1970 .

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géopolitique des déplacements du chef de l’Etat dans la partie septentrionale du pays.

b- Lors de sa toute première visite de prise de contact dans le Nord, alors

que dans toutes les autres provinces il s’arrêtait à leur chef-lieu, il a tenu à parcourir longitudinalement toute la province (Ngaoundéré, Garoua, Maroua). Sans doute, il s’agissait d’une mission de "reconnaissance du terrain" dans l’ancienne province du Nord, bloc de soutien à l’ancien chef de l’Etat, et dont le bicéphalisme ambiant à la tête de l’Etat lui imposait le démantèlement.

Malgré les euphémismes et les prudences expressives261 qui ont à l’occasion caractérisé ses discours, la question du démembrement de la province du Nord était plus que jamais à l’ordre du jour ; en témoigne le découpage d’août 1983 qui crée trois nouvelles provinces en portant consécutivement le nombre de départements à 45 et d’arrondissements à 171. Même si les discours présidentiels paraissent moins parlants à l’occasion, ce déplacement en trois escales (Ngaoundéré, Garoua, Maroua) constituent déjà "une prise de parole"262. Le temps politique est ici géré avec doigté : les trois (3) visites se situent successivement entre le 4 et le 6 mai 1983 ; période à laquelle le bicéphalisme était sinon inexistant du moins perlé ; le chef de l’Etat ayant dissimulé cette question dans une langue de bois de facture éminemment stratégique.

Dans ses différentes communications, il usera d’une figure de style presque immuable, enchaînant "monstration" (c’est-à-dire la mise en relief de sa personnalité) et culte de providentialité voué à son prédécesseur.

A Garoua ville natale de l’ancien président de la République, il l’exprime ainsi : « c’est bien pourquoi, les camerounais de tous les horizons se sentent liés

par des liens affectifs à cette province qui vit naître le père de la nation camerounaise, premier Président de la République et Président National de

261 Le chef de l’Etat ne voulait vraisemblablement pas de heurt avec l’ancien chef de l’Etat à qui il collait

volontiers l’étiquette d’« illustre prédécesseur » ; c’ aurait été d’ailleurs une rupture brusque et périleuse avec son discours politique.

262 Bourdieu (P) – "De quel droit", in ARSS, n°64, sept. 1986, pp-8-19.

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notre grand parti, l’Union Nationale Camerounaise, son excellence Ahmadou Ahidjo auquel je rends ici un hommage déférent du peuple camerounais ». L’on

remarquera que la déférence est faite après qu’il ait précisé dans la même allocution qu’il s’exprime en tant que Président de la République et chef du gouvernement ; ce qui constitue une modalité tactique de légitimation du rôle et du titulaire du rôle.

A Maroua, il est porteur d’un message d’unité qui, dit-il « participe de sa

fidélité à l’héritage légué par (son) illustre prédécesseur, le président AHMADOU AHIDJO, fondateur de la nation camerounaise, qui mérite l’hommage profond de tout le peuple camerounais »263. A l’évidence, le chef de

l’Etat joue merveilleusement sur le chiasme et le paradoxisme264.

A Ngaoundéré, il est certes moins prolixe, mais fidèle à sa logique. Il réaffirme sa qualité de chef de l’Etat et de gouvernement et de vice-président du comité central de l’Union Nationale Camerounaise, de même que

« l’attachement aux institutions que nous nous sommes librement données, sous l’impulsion et la conduite éclairées du Président AHMADOU AHIDJO , l’histoire retiendra à jamais son nom illustre »265.

Il est à noter qu’à ce niveau d’analyse, le territoire politique conditionne la texture du discours. Les conditions spatiales de production du discours lui interdisent tout parricide. Le président AHIDJO demeure la référence idéale. ‘‘C’est en lui et pour lui’’ que parle son successeur ; l’on pouvait alors croire que le pouvoir n’a pas véritablement changé de main, il n’a changé que de porte-voix ; les populations du nord n’ont donc aucune raison de ‘‘paniquer’’.

C’est le complot du 22 août 1983 qui acculera le chef de l’Etat à trancher avec cette logique prudentielle. Ce n’est plus le territoire mais la conjoncture qui

263 Biya (P) ,visite dans la province du Nord le 4 mai 1983, Maroua 5 mai 1983.

264 Le chiasme est un procédé de style qui consiste à placer les éléments de deux groupes formant une antithèse