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PARAGRAPHE II : LA FONCTION INCULCATIVE DU DISCOURS UNITAIRE : LA MISE EN MAJESTE DU DISCOURS

TABLEAU N° 3 : REPARTITION DES OCCURRENCES PAR PROVINCE

4- La culmination de l’incertitude et « la constellation d’arrivée »

Un violent réquisitoire peut être dressé contre notre approche qui, visiblement évoque la méthode de l’histoire naturelle et la posture "étiologique",

390 Turner (V.)-Le Tambour d’affliction, op. cit. p. 307. Voir pour les rites judiciaires, Antoine Garapon, « Les

fonctions rituelles de la justice » in Université de tous les savoirs : la société et les relations sociales, vol.12, Odile Jacob, pp.23-39 ; Bédaria(F),Nuremberg,1938-1948. Les années de tourmente, de Munich à Prague, Flammarion, Paris, 1995 ; Amery (J), Par delà le crime et le châtiment .Essai pour surmonter l’insurmontable, Actes sud, 1995.

391 Proverbe TIV du Nigeria cité par Georges Balandier (in Anthropologie, Paris, PUF, 1995, P.102)

392 Geertz (Cl.)-Savoir global, savoir local, trad., Paris, PUF, 1985, p.157.

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qui conçoivent les crises politiques de façon linéaire dans une succession de causes à effets393.

Certes, l’enchaînement des faits analysés peut donner du poids à une telle supposition : succession constitutionnelle, déférence à l’endroit du prédécesseur, conflit à transactions collectives, évitement, complot contre la sécurité de l’Etat.

Mais nous nous sommes soumis aux tendances lourdes de la sédimentation de la crise jusqu’à sa cristallisation.

La phase que nous examinons est considérée dans le paradigme classique comme celle de la "sortie de crise"394 suite à une culmination de l’incertitude. L’on s’apercevra que l’infrastructure juridique et les mesures répressives n’auront pas suffit à juguler la précarité de la situation. L’affront subi par l’ancien Président va aboutir à une structure de confrontation macro-physique, c’est-à-dire pour paraphraser Clausewitz à « la continuation de la politique par

d’autres moyens ».

Entre le complot déjoué du 22 août 1983 et le coup d’Etat du 6 avril 1984 les échelles d’escalade se sont succédées de façon quasi-frénétique. L’épuisement des ressources symboliques explique cette célérité anticipative.

Selon le paradigme de Charles Hermann, les acteurs passent d’une "situation réflexive" à une "situation de crise" caractérisée par une menace élevée, un temps réduit et plus spécifiquement la surprise395.

Ce qui importe pour notre analyse n’est pas tant l’issue de ce putsch, encore moins son caractère spectaculaire, que la nature de la fracture ainsi créée. Celle-ci est connotée ethniquement mais avec quelques déclassements stratégiques dictés par le précédent du 22 août 1983.

393 Sur l’illusion étiologique voir ECKSTEIN (Harry) « on the etiology of internal wars », History and theory,

4(2) , 1965, p.139-163. Sur l’histoire naturelle consulter Brinton (Trane), The anatomy of revolution, New York, vantage Books, 1965.

394 Hermann (Ch.)- “International crisis as a situational variable” in Roseneau (J.N.) éd., International Politics

and foreign Policy, New York, The free press, 1969, p.411-416.

395 Heusch (L. de)- “L’ennemi ethnique” in Raisons politiques, Presses des Sciences politiques, n°5, Fev.2002,

p.53-67.

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En regard, tous les officiers supérieurs et subalternes insurgés appartenaient en majorité à la même région qu’Ahmadou Ahidjo ; et plus précisément ceux qui tenaient les postes les plus stratégiques : Le colonel Ibrahim Saleh, commandant de la garde présidentielle, le Colonel Ousmanou Daouda, Chef d’Etat major particulier du Chef de l’Etat, le commissaire principal Sadou, les capitaines Mazou, spécialiste des transmissions, Yaya, Mazou qui tenaient les jardins de la présidence de la république.

De même la riposte des forces loyalistes est teintée ethniquement :elle organisée par le Général Sémengué, chef d’Etat-major des armées, Le Colonel Asso Emane commandant du quartier général, Le colonel Akono, le colonel Meka, directeur de la sécurité présidentielle, le commandant Benhae de l’Etat-major particulier du Chef de l’Etat. A ces officiers s’ajoutent les personnalités civiles responsables des corps d’armées.

Mais ce facteur ethnique ne doit pas être absolutisé car dans les rangs des forces loyalistes se trouvaient le Général Oumarou Djam Yaya originaire de la même région que l’ancien Président, le maréchal de logis chef Etienne Hollong, le capitaine Ivo, anglophone originaire de la province du Nord-Ouest.

C’est le lieu de relativiser ce que Luc de Heusch appelle "l’ennemi ethnique" enclin à la frénésie homicide396. Dans la perspective de Heusch, le conflit ethnique est une transformation de la violence négative en violence positive. C’est ce que nous apprend la thèse inédite de Viviane Baeke consacrée à une petite ethnie passionnante du Nord-Cameroun (les Wuli)397.

396 Baeke (V.)- Le temps des rites, l’univers magico-religieux des Wuli, Thèse, Université libre de Bruxelles,

1996.

397 En tout état de cause, le qualificatif de clivage régionaliste est beaucoup plus usité. En donnant les raisons

anthropologiques du choix des éléments de sa garde présidentielle, l’ancien Président révèle qu’un ancien colonel Français lui a suggéré de s’entourer d’une garde présidentielle qui ne fut composée ni d’éléments Bantou, ni d’éléments peuls ; et de choisir ceux qui n’avaient de lien ni avec les uns, ni avec les autres…, « Il me conseilla de constituer ma garde des Mundang, Toupouris, Fafi, ni Peuls, ni Bantous, ni tout à fait chrétiens, ni tout à fait musulmans et davantage animistes… » (Henri Bandolo, la flamme et la fumée, op. cit. pp70).

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a- Mobilisation du capital ‘‘militaire’’

Ce clivage militaro-ethnique va déterminer sérieusement la "sortie de crise".

D’abord par l’interprétation faite par les principaux acteurs du drame. L’ancien Chef de l’Etat en exil à Nice depuis le 19 juillet 1983 déclare à Radio Monté Carlo : « si ce sont mes partisans, ils auront le dessus ». La résonance ethnique d’une telle déclaration n’est pas d’emblée déchiffrable. Son degré d’implication ainsi que la qualité et le grade des insurgés lèvent l’énigme sur le caractère régionaliste du coup. Il va en effet s’avérer que les principaux responsables de la parade de Yaoundé sont bel et bien ses "partisans" ; leurs liens avec l’ancien Chef de l’Etat étaient bien plus qu’étroits :

- la garde présidentielle qui a déclenché les hostilités était essentiellement composée d’officiers, sous-officiers et hommes de troupes appartenant pour l’essentiel à l’ancienne province du nord .

- d’autres personnalités avaient maintenu des contacts permanents avec lui à Dakar, Rabat et sur la Côte d’Azur.

- l’une des grandes préoccupations exprimées dans le programme des mutins évoquant la "parodie de justice" du procès d’Ahidjo, permettait d’identifier les auteurs du putsch comme ses partisans398.

Ensuite, du côté des forces loyalistes, les déclarations font valoir la thèse régionaliste du complot. Le Général Semengué et Andzé Tchoungui Gilbert ministre des forces armées, au mépris de la subtilité langagière utilisée par le Chef de l’Etat à l’annonce faite à la nation, ont largement diffusé cette opinion399. De même dans une déclaration propre à l’ ‘‘AGIT-PROP’’, M. Emah Basile président de la section UNC du Mfoundi, travaillait comme une lame de fond le démarquage ethnique du soutien au Président Biya :

398 Une mise au point urgente a été faite à ce sujet par le ministre de l’information précisant qu’il s’agissait de

quelques éléments égarés de la Garde présidentielle-

399 Une mise au point urgente a été faite à ce sujet par le ministre de l’information précisant qu’il s’agissait de

quelques éléments égarés de la Garde présidentielle-

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« Nous autres du Centre-Sud, nous sommes des hommes de parole, nous n’avons qu’une parole, nous vous donnons notre parole et vous avez notre parole, vous assurant que à vou,s sont entièrement acquis notre confiance et notre inconditionnel soutien. »

Ce sont ces "logiques de situation"400, c’est-à-dire ces contraintes, qui pèseront sur les perceptions et les calculs et qui structureront la "sortie de crise".

La "sortie de crise" est le point de jonction entre les conjonctures critiques et les conjonctures routinières. L’adoption du concept de "sortie de crise" ne doit pas nous installer dans l’illusion héroïque également décriée par Dobry401 ; celle de croire qu’un leader exceptionnel serait intervenu en raison de son charisme pour mettre un terme à la crise. Ce serait se démarquer du paradigme stratégique qui objective les crises politiques à travers le prisme des médiations rationnelles des acteurs sociaux. Le capital juridique également en a été un puissant bouclier.

b- Mobilisation du capital juridique

la gestion d’une situation aussi complexe que celle qui résulte du coup d’Etat du 6 avril 1984 suppose la mobilisation de ce que Bourdieu appelle le "capital symbolique", c’est-à-dire dans la perspective à l’auteur « toute

propriété (n’importe qu’elle espèce de capital, physique, économique, culturel, social), lorsqu’elle est perçue par des agents sociaux dont les catégories de perception sont telles qu’ils sont en mesure de la connaître, de la reconnaître, de lui accorder valeur »402.

La "sortie de crise" sera dominée par un processus de concentration du "capital juridique", forme objectivée et codifiée du capital symbolique. Les armes du symbole par ordre d’importance associent, le décret, l’activité

400 Sur la notion de « logiques de situation », (Bourdieu (P.)- Raisons pratiques sur la théorie de l’action, Paris, le

Seuil, 1994).

401 Dobry (M.) – Sociologie des crises…op. cit., p.28-32.

402 Bourdieu (P.)- Raisons pratiques sur la théorie de l’action, Paris, le Seuil, 1997. p.116.

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législative et le processus de construction des structures juridico-administratives constitutives de l’Etat403.

L’importance du décret dans la gestion des passions politiques réside dans l’essence mystérieuse du pouvoir de nommer. Ce «power of appointing and

dismissing the high officers of state» selon la formule de Blackstone, est la

source des honneurs, des statuts et des privilèges.404 Dans le processus de recrutement politique et de construction

juridico-bureaucratique, le président de la République utilisera le décret pour sélectionner, gérer et contôler les fidélités et les allégéances405.

De la succession constitutionnelle à la sortie de crise, (six) 6 décrets remanient et réajustent le Gouvernement. Le pouvoir décrétal aura injecté trente (30) nouvelles personnalités dans le système contre dix-huit (18) sortants. Soit cinq (5) recrues par remaniement et trois (3) "congédiés" par remaniement.

Mais dès l’ouverture de la crise, ce chiffre est allé croissant en fonction de son évolution et à mesure que le champ d’action du Président de la République s’autonomisait. Aussi du 12 avril 1983 au 7 juillet 1984, on peut compter vingt-cinq (25) recrues et dix-sept (17) "renvoyés" sur des gouvernements qui comptaient en moyenne trente (30) membres. Cette période qui incarne les deux "points nodaux" du "temps incertain" (complot et coup d’Etat) est ponctuée par 5 décrets en raison d’un remaniement par trimestre. Cette frénésie décrétale est caractéristique des "conjonctures critiques". Les remaniements eux-mêmes obéissent aux conditions de leur production.

Celui du 12 avril 1983 est consécutif au conflit de préséance résultant d’une tentative de constitutionnalisation de la suprématie du parti sur l’Etat406. Aussi note-t-on sept (7) ministres entrants et quatre (4) sortants. Le dispositif

403 Hanley (S.) – « Engendering the State : Family formation and State building in Early Modern France »,

French historical studies , 16(1), Printemps 1989, p.4-27.

404 Blackstone, cité par Pierre Bourdieu in les raisons pratiques sur la théorie de l’action, op. cit., p.116-117.

405 Mousnier (I ), Les institutions de la France sous la monarchie absolue, I , PUF, 1980, p.4.

406 Le texte est resté en tout cas dans les coulisses sans doute pour ne pas aiguiser la curiosité, et attendre

patiemment le moment venu.

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gouvernemental laissé par Monsieur Ahidjo n’est visiblement pas disloqué ; il présente toutefois des interstices d’une légère modification. C’est une modification périphérique puisqu’elle ne touche pas les maillons les plus forts du régime d’Ahidjo ; notamment le Docteur Maïkano Abdoulaye des forces armées, MM. Ayissi Mvodo Victor de l’A.T) et Eboua Samuel de l’Agriculture.

Dans le crédit innovateur du Président Biya l’on est amené-contre l’impression d’immobilisme communément admise- à constater qu’il y a eu dans les trois (3) décrets de 1983, seize (16) ministres sortants dont les plus en vue se voient remerciés le 22 août 1983.

Ces trois décrets sont intervenus dans un ordre serré (12/04/83, 18/06/83, 22 août 1983), avec un écart temps-type de 2 mois. Ce qui témoigne d’une insécurité générée par l’adversité grandissante de la période bicéphale.

Plus spécifiquement, celui du 22 août intervient immédiatement après la découverte d’un complot contre la sécurité de l’Etat. La concomitance des faits au moins peuvent créditer la méthode étiologique de quelque prospérité. C’est le "chant du cygne" qui ruinera définitivement le "monopole militaire"407 de Monsieur Ahidjo.

Le décret du 4 février occasionne cinq (5) départs, sept (7) entrants et huit (8) permutations. Il constitue avec celui du 7 juillet 1984 des actes de "purge gouvernementale". Ce dernier décret intervient au point culminant du "divorce" entre le Président et son prédécesseur. En effet, l’on note un équilibre numérique entre les six (6) sortants et les six (6) entrants et une réduction considérable du taux de permutabilité (3 permutations) : Le dauphin-si l’on ose ce raccourci métaphorique-semble avoir mis fin au référent paternaliste qui l’astreignait pour toute décision à portée significative, à une consultation préalable de son prédécesseur.

Reste la variable ethnique de la gestion décrétale du temps incertain que nous avons évoquée plus haut, et dont il ne faudrait pas exagérer la portée. Il

407 Elias (Norbert) – La société de cour, Paris, Flammarion, 1974, p.192-271.

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s’agit d’une gestion qualitative et non quantitative ; la géopolitique des dosages gouvernementaux étant restée quasi-intacte du 6 novembre 1982 au 7 juillet 1984. il n’est donc pas de notre propos de légitimer une notion au demeurant critiquable, caractéristique de "l’Etat mou"408. En effet, le décret du 6 novembre 1982 hérité d’Ahmadou Ahidjo réservait huit (8) membres de gouvernement à la province du Centre-Sud dont le Président Biya est originaire. Ce chiffre est resté inchangé jusqu’au décret du 22 août 1983 ; c’est-à-dire jusqu’à la sortie de la crise.

La gestion ethnique qualificative a trait ici à la déstabilisation des maillons les plus forts du système d’Ahidjo. Il s’agit des hommes-lige qui détenaient à la fois ce que Norbert Elias appelle le monopole politique et le monopole militaire : Maïkano Abdoulaye, Ibrahima Wadjiri, Bouba Bello, Aminou Oumarou tous originaires du Nord ; à ceux-ci pourrait s’ajouter la greffe allogène : Samuel Eboa, Ayissi Mvodo Victor ; le monopole militaire reviendra à Gilbert Andzé Tchoungui à la défense, Jean Marcel Menguémé ministre d’Etat, Mbarga Nguele délégué à la sûreté nationale. Cette ethnicité qualificative s’objective ainsi dans la proximité ethnique des nouveaux détenteurs des appareils répressifs de l’Etat avec le Président Biya.

Dans cette perspective de la "solution finale"409, même les maillons les plus faibles410 seront "liquidés" par le décret du 7 juillet 1984. la configuration qui s’y dégage est des plus novatrices et s’offre complètement expurgée des derniers "spasmes" du régime d’Ahidjo.

408 Rotchild (D.) – « Hegemony and state softness »- The precarious balance: State and Society in Africa, West

view press, Bolder and London, 1988. L’expression est de Gunnar Myrdal, “L’Etat mou en pays sous-développé” ,Revue Tiers-Monde, n°37, T.10 Janvier-mars 1969, p.5-24.

409 « La solution finale » est un emprunt du vocabulaire hitlérien pour qualifier l’extermination des juifs. L’usage

que nous en faisons est à l’évidence modéré.

410 La stratégie « du maillon le plus faible » dans la théorie marxiste consiste à concentrer la pression sur la

brique pourrie pour faire écrouler l’édifice. Celle du « maillon le plus fort » consiste à s’emparer d’abord de la locomotive dans l’espoir qu’elle entraînera les wagons dans son sillage.

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L’arme décrétale a ainsi permis au Chef de l’Etat de distribuer souverainement les honneurs et les "trophées" politiques en participant à la construction de l’institution présidentielle comme "centre-force"411.

411 Pelletier (W.) – « La crise de mai 1977. La construction de la place et de la compétence présidentielle », in Le

Président de la République : Usages et genèses d’une institution, op. cit.p.80.

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Tableau N° 4 : MOBILITE GOUVERNEMENTALE 1982-1985.

Année Remaniement ou réajustement Effectif Sortants % Entrants % Permutations % Emporté %

1982 Décret n°82/560 du 6 Nov. 1982 34 0 0 2 5,88 4 11,76 25 73,52 Décret n°38/388 du 22/08/1983 38 6 15,78 1 2,63 2 5,26 30 78,94 1983 Décret n°23/178 du 12/04/1983 36 4 11,11 4 11,11 2 5,55 25 69,44 Décret n°83/276 du 18/06/1983 38 6 15,78 7 18,42 3 7,89 23 60,52 1984 Décret n°84/32 du 4/02/1984 35 5 14,29 7 20 8 22,85 20 57,14 Décret n°84/667 du 7/07/1984 35 6 17,14 6 17,14 3 8,57 26 74,28 1985 Décret n°85/1173 du 24/08/1985 40 12 30 12 30 4 10 24 60 4 7 256 39 15,20 39 51,20 26 10,15 173 67,57

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Elle a permis au Président de la République « de se prendre pour le

Président de la République »412 , selon la belle formule de J. Austin ; toutefois, la plénitude de la puissance présidentielle ne s’objective véritablement que dans la territorialisation du pouvoir. En d’autres termes, il existe une consubstantialité entre le pouvoir d’Etat et le territoire413.

Le pouvoir présidentiel accusait effectivement un déficit de territorialisation. Le maintien de l’homogénéité de la province du Nord demeurait un facteur d’identité construite et pouvait de ce fait aggraver la fracture macro-politique entre le Nord et le Sud. Ce "défaut de territorialisation"414 aurait en tout cas constitué une ressource anthropologique politiquement convertible par l’ancien Chef de l’Etat. Le décret du 22 août 1983 est décisif à ce propos puisqu’il intervient le jour où le Président Biya révèle un complot contre la sécurité de l’Etat : La province du Nord est divisée en trois (3) provinces. Cette décision capitalise le mécontentement des populations chrétiennes et animistes du Nord longtemps sous le joug de la minorité peul. Le chef de l’Etat travaillera ainsi silencieusement leurs ressentiments pour se positionner comme leur libérateur. C’est dans cette opération de charme que s’affirmera le mouvement animiste et chrétien de la kirditude dont les élites (qui s’en réclamaient) s’y positionnaient progressivement comme alternative politique dans l’axe canonique Nord/Sud. De même, la fragmentation de la province du Sud est constitutive de sens. Il s’agit pour le Président de la République de se créer un centre d’impulsion ethnique pour ne plus apparaître à Yaoundé (capitale politique et fief des Ewondo) comme un allogène. La configuration administrative était ainsi taillée à la mesure des enjeux de la

412 Austin (J.L.) – Quand dire, c’est faire, Seuil, 1970 (trad.). P.24.

413 Kontchou (K.A) – « De la statolité en Afrique : à la recherche de la souveraineté » in Revue sciences et

techniques, vol VI, n°3-4, juillet-décembre 1989, p.19-33.

414 Badie (B.) et Smouts (M.C.) – Le retournement du monde, sociologie de la scène internationale, Paris,

PF.N.S.P, Dalloz, 1992, p.35.

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"politique d’affection"415. La création de la province du Sud est une stratégie de construction de l’ethnie charismatique et de son privilège d’élection. Le commerce des valeurs ethniques étant un élément fondamental de la dynamique politique camerounaise, cette province lui offre un point d’ancrage qui va dans une certaine mesure fracturer l’homogénéité qu’on prête parfois volontiers au groupe ethnique Béti. Cet instinct de sécurité ethnique s’exprimera au sortir de crise du 6 août 1984 par la nomination dans l’appareil militaire de Monsieur Meva’a Meboutou Michel originaire de la même province que le Président Biya.

En conclusion, la gestion du "temps incertain" de la crise bicéphale n’a pas suivi une évolution unilinéaire. Le paradigme stratégique que nous avons emprunté laisse observer dans le comportement des acteurs une palette foisonnante des tactiques : des temps morts impliquant déférence à l’endroit du prédécesseur, évitement, tabou sur le nom ; des temps de "transactions collusives" avec un marquage entre les deux personnalités, des temps d’actions (joutes oratoires) et d’actions décisives (confrontations armées).

Le "temps incertain" apparaît ainsi comme une catégorie particulière de conjoncture où l’action des protagonistes est profondément structurée par la fluctuation des événements. Il s’est agi d’un temps fait d’urgences et de temporisation, de précipitations et de moment opportun, de lenteurs et d’attentes excessives. Un temps où-selon Javier Santiso - « volonté et hasard, Virtus et

Fortuna se taillent une place de choix dans des contextes particulièrement fluides et mouvants »416.

Le ‘‘temps certain’’ quant à lui est caractérisé par une relative liberté de l’acteur détaché des contraintes d’un rival anéanti, mais potentiellement nuisible. C’est un temps héroïque que le Président cherchera à marquer politiquement. Son répertoire d’actions inclura la mobilisation idéologique et

415 L’expression est du Pr. Sindjoun Luc. Ce qui est en réalité une reprise politiquement reformulée du titre de

l’ouvrage de Goran Hyden sur « L’économie d’affection » (Beyond the Ujamaa in Tanzania, underdevelopment and uncaptured peasantry, Londres, Heinemann, 1980, 270 p) .

416 Santiso (J.) « Les horloges et les nuages : Temps et contretemps des démocratisations », in voies et impasses

de la démocratisation, Hermès, n°19, CNRS-Edition 2000, p.169.

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discursive et l’usage d’un "capital juridique"417 que lui reconnaît la constitution à ce titre.

PARAGRAPHE II : LE "TEMPS CERTAIN" ET LA CONSTRUCTION D’UN "MOI" POLITIQUE HEGEMONIQUE : LE TRAVAIL DE FABRICATION D’UN LEADERSHIP DE COMPOSITION ET L’APPARITION DES LIGNES DE DISSONANCE COGNITIVE.

« Rien n’est plus libre, ni plus contraint à la fois que l’action du bon joueur »418. Cette observation ne nous semble pas superflu ; en effet Pierre Bourdieu interpelle le sociologue sur le vieux débat pour le moins futile entre