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Nous avons contrasté la NGP à la bureaucratie afin de soulever la pertinence d’accorder plus d’autonomie aux administrateurs publics de terrain. Le besoin d’exercer un pouvoir discrétionnaire est déjà bien documenté (Garant, 2010). Mais sa subordination à des principes élevés, tels que l’équité (Protecteur du citoyen, 2004; Brady et Hart, 2006), rend sa mise en application moins claire parce que la notion de bon sens s’avère impuissante (Gawthrop, 1998). Les situations plus délicates sollicitent un jugement « intérieur » (Kant, 1976). Notamment, dans un environnement imprévisible qui se prête moins bien à l’application systématique de l’entendement formel.

Nous situons l’administration publique dans un environnement « diversifié, complexe et dynamique » (Kooiman, 2003). Cet environnement conditionne des frictions qui se manifestent partout aléatoirement (Clausewitz dans Hahlweg, 1980et Beyerchen, 1994; Williamson, 1994). Elles accompagnent inévitablement la mise en œuvre, et peuvent être un prélude à des changements de deuxième ordre (Watzlawick et al, 1974). Les frictions créent des occasions de faire preuve d’un jugement critique lorsque les situations irrégulières posent un intérêt sociopolitique. Ce jugement critique acquiert une importance stratégique lorsqu’il guide les administrateurs de terrain, alors qu’ils exercent un pouvoir discrétionnaire ayant pour effet de contribuer au processus d’actualisation d’une politique publique. Cette fonction stratégique est d’autant plus justifiée dans un secteur d’activité exposé à des frictions (Clausewitz dans Hahlweg , 1980 et Chaliand, 2006). Notamment, dans le secteur de l’éducation, où un grand nombre d’individus interagissent, et leur sensibilité au facteur moral (psychologique) confère aux frictions une importance dont la magnitude échappe au calcul linéaire (Clausewitz dans Beyerchen, 1994).

Confrontées aux limites de l’entendement formel, les sciences administratives réfèrent à l’art avec un esprit de résignation (Simon, 1946). Le présent cadre de référence confère à l’Art non un rôle accessoire, mais plutôt une interprétation stratégique qui accorde aux agents publics, le pouvoir de créer leur environnement (Bryson, 2003), et d’influencer les règles qui les affectent (Bovaird, 2008). Les obligations administratives doivent tout de même être reliées à des fonctions

de métagouvernance148(Painter et Pierre, 2005). L’ART ADMINISTRATIFest cette jonction stratégique

qui tient compte des incidences sociopolitiques des actes posés, lorsqu’il y lieu d’anticiper les problèmes qui se manifestent localement, et de mitiger les dilemmes et paradoxes (Gawthrop, 1998;Kettl, 2002 ; Brady et Hart, 2006) qui s’interposent ici et là.

Le théorème d’incomplétude de Gödel met en lumière qu’un système de pensée a des limites et à cause de celles-ci, la logique formelle ne peut résoudre certains problèmes sans accéder à un système d’intelligibilité plus élevé. L’avancée de l’esprit scientifique dépend alors d’une intuition qui la met en lien avec une unité parfaite (Cassou-Noguès, 2012), et Le Beau artistique est cette source d’inspiration qui s’exprime par le biais d’un jugement esthétique (Kant, 1976; Hegel, 1979). Ce jugement est philosophiquement associé à « l’Art ». Il élève la « faculté de juger » à un second niveau149, c’est-à-dire, un niveau critique de la valeur même des connaissances pures150, à priori de l’entendement formel (Kant, 1968; 1976). L’Art permet d’accéder à ce niveau de pensée très abstrait. Cette justification est nécessaire à l’approche épistémologique réaliste

critique qui ne se limite pas aux observations empiriquement observables. Ce positionnement

tient compte d’une réalité potentiellement réalisable (Sayer, 2004).

L’Art exprime un jugement critique des forces non apparentes qui conditionnent les structures sociales et les valeurs qu’elles véhiculent (Weiss dans Lachaud, 2012). Ce jugement dépend d’un lien intuitif avec Le Beau artistique, et tient du libre arbitre, en absence duquel il serait impossible de remplir un rôle actif et créatif. Ce jugement se valide intersubjectivement (Habermas, 2008; Taylor, 1992). Il expose également « l’artiste » à la critique (Kandinsky, 1989; Taylor, 1992). Les diverses parties prenantes peuvent alors par leurs interactions se montrer critiques à l’endroit du « quoi » et forcer un jugement esthétique qui, dans le secteur public, devrait faire appel à des « principes supérieurs de justification » (Boltanski et Trévénot, 1991) orientés sur le bien public (Gawthrop, 1998), de même qu’à des critères de justice universels (Habermas, 2008). Ce jugement esthétique apporte un contenu substantif qui structure la vie des citoyens (Lipsky,

148Parce que le rôle politique auquel il est associé joue sur les paramètres de gouvernance qui accentuent ou

réduisent le pouvoir discrétionnaire des administrateurs publics de terrain.

149Le premier niveau est un jugement porté sur l’adéquation du pairage entre l’entendement formel et l’empirie,

comparativement au second qui porte sur la valeur du système de penser qui soutient cet entendement formel.

1980). Nous posons alors à cet Art l’obligation d’inspirer Le Beau, un Idéal ; pour que les créations de l’artiste demeurent esthétiques, même dans leur déviance151.

Un jugement esthétique est nécessaire pour conditionner l’unité entre ce que les situations apportent de singulier, et la représentation sociale d’un état général idéal. C’est le jugement de « l’homme esthétique » qui tient en harmonie deux extrêmes (Schiller, 2004). D’une part, celui de « l’homme sensible » dominé par ses pulsions, et, d’autre part, de « l’homme moral » soumis à une rationalité extérieure. Ce jugement remplit une fonction stratégique indispensable au développement de la capacité politique de l’administration publique, lorsqu’elle relie les capacités administrative et étatique (Painter et Pierre, 2005). Cette thèse s’intéresse au jugement esthétique lorsqu’il appuie une fonction stratégique, dans l’optique du processus de la décision politique (Anderson, 2000).

Nous associons cette fonction stratégique à un positionnement central, men in the middle in a

bridging role (Broom et Selznick, 1958), qui correspond à la « position structurale d’acteur

dominant » (Lemieux, 2006). Ce positionnement central (Knoke, 1990) s’explique par des liens d’influence réciproques qui permettraient de remplir un rôle régulateur en des points sensibles (Rojot, 2003; Bovaird, 2008). Ils permettent d’activer des interactions socialement intelligentes en considérant les personnes comme des êtres entiers (Broom et Selznick, 1958). Cette réciprocité rend possible la critique intersubjective par le biais d’approches participatives et inclusives (Selznick, 1958; 1966; Bogason, 2006). Pour cette raison, avons-nous ajouté au modèle de Lemieux (2006) la condition que l’influence soit davantage « positive » à l’endroit des parties prenantes activement impliquées152. Une relation positive d’influence sur les sentiments et les attitudes apparait plus propice à la cooptation (Broom et Selznic, 1958 ; Selznic, 1966) des parties prenantes disposées à travailler ensemble, et à la coopération interne et externe153, comparativement à un climat de compétition154 qui divise. Ces interrelations facilitent la confrontation des diverses perspectives qu’entretient une société pluraliste, comparativement à des jeux politiques.

151Elles ne pourraient cautionner impunément le recours à des moyens illégitimes, illégaux, ou poursuivre des

intérêts particuliers qui, sous le couvert du bien collectif, agiraient à son insu.

152C'est-à-dire des parties prenantes qui sont en recherche de solutions et qui peuvent penser hors-cadre.

153Favoriser la coopération des détenteurs externes de pouvoir réduit les sources internes de dissension (Mintzberg,

1984) et cette coopération permet de transformer les frictions en occasions d’apprendre.

La domination bureaucratique (Weber, 1995) privilégie la conformité à des règles impersonnelles et compte sur le géni d’un entendement rationnel, du moins en intentions (Simon, 1946). L’art opérationnel assouplit cette approche. Il accompagne une fonction de mésogouvernance par laquelle les décisions stratégiques sont décentralisées au commandant d’un théâtre d’opérations. Mais le concept demeure ancré dans le paradigme de la bureaucratie classique. Les jugements normatifs sont attirés vers le sommet hiérarchique. L’art opérationnel a pour autre limite d’être destiné aux opérations militaires. Ce secteur entretient avec l’environnement une relation très différente des autres, tels que l’éducation. Dans le premier, l’environnement et l’action militaire entretiennent une relation typiquement contraire155 (Hahlweg, 1980). Dans le second, ceux en position de remplir un rôle actif deviennent des agents de changement en favorisant la coopération avec les citoyens et la cooptation des parties prenantes (Selznic, 1966 ; Meyers et Vorsanger, 2003).

La contribution de Clausewitz se transpose en partie à la NGP, ainsi qu’à d’autres secteurs d’activités. La NGP n’échappe pas aux rapports non-linéaires, à la difficulté à bien saisir les conditions initiales, et ne peut se soustraire à l’irrégulier, l’imprévisible, ainsi qu’aux frictions qui entravent la puissance d’agir des administrateurs publics. L’approche systémique de même que la théorie de la Gestalt (Piaget, 2007) aident à appréhender le concept de totalité. Toutefois, il est inhabituel et original de référer au « centre de gravité » dont le choix est, selon Clausewitz, l’un des grands moments du jugement stratégique puisqu’il détermine la concentration d’efforts (Hahlweg, 1980; Chaliand, 2006). La pensée clausewitzienne nous rejoint aujourd’hui dans notre tentative de faire coexister l’efficience et la créativité, l’intuition et les émotions, dans un environnement qui se démarque dans la mesure de sa diversité, sa complexité et sa dynamique (Kooiman, 2003).

La jonction stratégique que Clausewitz établit avec la politique est délibérée et correspond à une manifestation de la capacité politique de l’administration publique (Lipsky, 1980 ; Meyers et Vorsanger, 2003; Painter et Pierre, 2005), non dans un but de substitution, mais pour remplir un besoin d’anticipation et de prise en charge qu’élus et hauts fonctionnaires ne sont pas en position de combler. Sans cette notion, des résultats pourraient être interprétés positivement, du point de

vue du management des organisations, alors que du point de vue du management des politiques publiques156, les effets pourraient être moins concluants. La réussite doit s’expliquer globalement, en fonction des effets sur la réalisation des objectifs d’une politique publique, en tenant compte des valeurs en cause, ainsi que du « contexte politique du moment » (Clausewitz dans Beyerchen, 1994)qui est caractérisé par l’irrégulier et l’imprévisible plutôt que par la stabilité.

La capacité politique de l’administration publique peut prendre des formes très décentralisées, à savoir, une capacité politique relationnelle « relationnal policy capacity » (Yayasuriya, 2005). Comparativement à l’art opérationnel, le paradigme de la NGP anticipe l’implication active157 des administrateurs publics de terrain professionnels et compétents auprès des citoyens (Lipsky, 1980; Aucoin et Barkvis, 2003). On leur accorde un rôle normatif important qui peut contribuer au bienêtre des citoyens en répartissant les sanctions et les bénéfices (Frederickson, 1971, Waldo, 1984, Painter, 2002,; Frederickson et Smith, 2003). Cette approche relationnelle facilite l’intégration des divers facteurs en cause. Elle permet l’auto-ajustement d’acteurs qui ont une discrétion d’agir. L’art opérationnel et la capacité politique relationnelle sont les envers d’une même médaille. La transposition de l’art opérationnel à l’ART ADMINISTRATIF se distance de la bureaucratie

hiérarchique. Mais elle n’emprunte pas non plus la forme extrême de l’autogestion158, pas plus qu’elle ne peut s’imposer en un modèle décision consensuel. Ces deux modes de gouvernance fondamentalement différents offrent, l’un par rapport à l’autre, des explications conflictuelles. Appliqués au mauvais contexte, ils risqueraient d’amplifier les frictions qui signalent un écart difficile à évaluer, entre la planification et la mise en œuvre (Clausewitz, dans Beyerchen, 1994). Le succès de la NGP dépend de la mise à contribution des compétences des administrateurs de terrain sélectionnés parmi les meilleurs (Aucoin et Barkvis, 2003). Ces derniers doivent pouvoir remplir un rôle actif, au-delà de la question des qualifications professionnelles qui n’offrent

156Par exemple, au niveau primaire, la réussite scolaire des élèves ferait bien paraitre l’établissement. Ce résultat

pourrait être toutefois superficiel s’il n’encourageait pas par exemple la participation des parents dans le cheminement des élèves. Il y aurait également lieu de se questionner sur des stratégies de réussite (parents et établissements) qui se feraient au détriment des principes d’équité sociale (Van Zanten, 2011).

157Dans notre cadre de référence, le qualificatif « actif » suppose un libre choix (arbitre) sans lequel la créativité

demeure lettre morte.

qu’un point de départ lorsqu’il y a lieu d’adapter et d’innover159 (Mintzberg, 2011). Ce cadre de référence s’attarde plus précisément aux éléments plus actifs160 qui peuvent saisir les occasions d’intervenir, lorsque les frictions se manifestent. Ils sont les éléments porteurs d’une puissance d’agir. Mais pour s’exécuter, ils ont besoin d’une discrétion à pouvoir recourir à leur libre arbitre au profit du « bien commun » (Gawthrop, 1998; Perry, 2000).

L’individualisme méthodologique de Crozier (dans Rojot, 2003) explique que les membres d’une organisation adaptent leurs routines en fonction de leurs préférences. Ce faisant, ils développent des stratégies personnelles (Crozier, 1963; Sandfort, 2000). Les directions administratives occupant un positionnement central peuvent habiliter les agents plus actifs, et agir en « attracteurs étranges » pour faciliter la convergence (Bovaird, 2008). Elles peuvent ainsi créer de la régularité et améliorer la capacité de prévoir. La faculté d’anticiper se bute néanmoins à un processus de changement non linéaire. Le changement s’expose aux tensions produites par l’interaction entre, d’une part, une stratégie « intentionnelle » délibérément mise en œuvre, et, d’autre part, une stratégie qui « émerge » des préférences individuelles (Crozier, 1963; Sandfort, 2000; Minztberg, 1994, 2011) provenant de décisions d’exception prises ad hoc (Mintzberg, 1982; 1994).

Ce rapprochement avec les intervenants en contact avec les citoyens permet d’envisager, en marge de la planification centralisée, l’émergence de stratégies. La planification stratégique renvoie, en gestion, aux fonctions de la technocratie, tandis que la stratégie qui émerge du terrain relève plutôt de l’artisanat (Mintzberg, 2010; 2011). Le défi consiste à faire converger en une puissance d’agir cohérente, la stratégie intentionnelle et l’émergence de ce flux d’initiatives. Influencer l’élaboration de la stratégie sous ces deux formes161 tient davantage de l’Art que de l’artisanat ou de la science. Cette jonction stratégique devient ART ADMINISTRATIF lorsque

l’influence permet à la fois des adaptations pratiques, et d’entretenir une cohérence avec le bien collectif visé par les orientations générales d’une politique publique.

159Pour innover, il faut que les professionnels puissent mettre en commun leur expertise plutôt que de coordonner

leurs actions exclusivement sur la base de leurs qualifications professionnelles au sens strict (Mintzberg, 2011).

160Tous les administrateurs de terrain peuvent être actifs, mais seulement certains se manifestent comme tels en

raison des opportunités, de leurs compétences, intérêts, et motivation (motivation du secteur public).

Notre vision de l’administration publique se déplace ainsi vers un mode de fonctionnement postbureaucratique qui, selon le secteur d’activité, atténue les caractéristiques de la hiérarchie bureaucratique, sans toutefois s’y soustraire. Chaque milieu institutionnel offre une façon d’encadrer le pouvoir discrétionnaire et d’équilibrer ces deux tendances (Kernaghan et al, 2001). Les modes de gouvernance auraient plutôt tendance à se superposer, et à constituer des formes hybrides qui entretiennent plus d’une logique interne (Kooiman, 2003). L’ART ADMINISTRATIF est

présenté dans l’optique d’une forme hybride de gouvernance, et associée à la production d’un bien semi-public, dans son application au secteur de l’éducation. Le terme « hybride » ne suggère pas l’image d’une chimère qui superpose des modes indépendants de gouvernance. Il faut y voir une possible Gestalt qui puisse transcender au besoin, des perspectives fondamentalement différentes lorsqu’elles sont considérées en isolation, mais qui, dans la logique d’un système supérieur d’intelligibilité (Watzlawick et al, 1974; Cassou-Norguès, 2012), permet de sortir du paradoxe de la confusion, et de voir à l’interprétation, l’adaptation, l’évolution, et le renouvèlement du système. Les attentes paradoxales deviennent alors des occasions de conditionner de l’unité.

Notre intérêt converge sur les bases d’action162 qui peuvent créer des conditions favorables au développement d’une capacité d’adaptation, en tenant compte des obligations de la bureaucratie publique. La base d’action la mieux placée pour assumer ce rôle est celle qui, dans le chaos apparent, permettrait d’agir en attracteur étrange163 (Bovaird, 2008) auprès des différentes parties prenantes en cause. Plus précisément, les directions administratives sur le terrain en position d’intervenir directement sur les sources de frictions, avant qu’elles ne prennent de l’ampleur, ont l’occasion de remplir un rôle stratégique. Elles devraient ainsi être en mesure de contribuer activement à la capacité politique de l’administration, lorsqu’elles occupent164 le centre de gravité du mode de gouvernance qui caractérise leur système d’action.

Au regard de ce centre de gravité (Clausewitz dans Chaliand, 2006) l’analyse structurale permet d’identifier les bases d’action165 pouvant occuper la position structurale de l’acteur dominant

162C’est-à-dire les postes d’où partent et arrivent des relations d’influence (Lemieux, 2006). 163Ceux qui apportent de la régularité et de la cohésion dans le chaos.

164Position structurale d’une base d’action (Lemieux, 2006).

(Lemieux, 2006). La lecture de la stratégie intentionnelle d’un Ministère permet d’identifier le positionnement structural critique à l’intégrité du système, et qui devrait être considéré comme le « centre de gravité » de cette stratégie (Chaliand, 2006). Cette approche permet de présenter la contribution de l’administration publique au processus d’élaboration des politiques publiques, non comme une participation anonyme et accidentelle, mais en fonction d’un centre de gravité (Chaliand, 2006). La capacité à exercer l’ART ADMINISTRATIF en ce centre de gravité donne des

indications sur la robustesse d’une politique sectorielle. L’ART ADMINISTRATIF est une

manifestation de la capacité politique de l’administration publique (Painter et Pierre, 2005)que nous traduisons en puissance d’agir.

Les directions administratives en position de supporter cette puissance d’agir au regard du bien public influencent des choix. L’influence sur ces choix est comparable à un champ de forces166 (Köhler, Wertheimer et Lewin dans Piaget, 2007) qui peut prendre différentes formes, où chaque moyen d’action a l’effet d’un mécanisme générateur. L’analyse structurale dévoile les forces qui conditionnent le fonctionnement du système167. La forme de cette influence s’explique en fonction du contrôle qu’une direction administrative exercera sur des moyens d’action (Lemieux, 2006). Par analogie avec l’art opérationnel, la portée du jugement stratégique dépend du contrôle exercé sur les moyens qui permettent de concilier les différents facteurs qui affectent un secteur d’opérations (économique, informationnel, technique et technologique, moral ou psychologique). Tout comme à l’endroit d’un commandant du niveau opérationnel, la fonction stratégique suppose que le poste soit destinataire d’une décentralisation verticale et horizontale suffisante pour contrôler tous les moyens (d’action) à sa portée. L’étendue de ce contrôle permet d’exercer une influence. Exercer un jugement esthétique consiste à recourir aux bons moyens d’action au bon moment, pour influencer la réalisation de la bonne chose, en des circonstances irrégulières. En évaluant l’étendue du contrôle exercé sur différents moyens d’action ainsi que la façon dont ce contrôle est exercée, un lien peut être fait entre la stratégie et l’art. L’Art symbolise le besoin de donner à la stratégie un sens « tactile » (Chaliand, 2006), et de faire appel à une forme « tacite » de connaissance (Strati, 2004, p.128) qui retentit intérieurement (Taylor, 2000) dans la présence d’un jugement esthétique.

166Où les éléments sont constamment subordonnés au tout.

167L’analyse structurale ne s’attarde pas aux attributs des individus, et reconnait que les forces en cause peuvent

Plus concrètement, un jugement esthétique se manifeste par une influence positive qui a pour dessein d’habiliter l’action des administrateurs de terrain les plus « vertueux168 » (Gawthrop, 1998), en leur accordant le pouvoir (discrétionnaire) de mettre en valeur leur intuition et leur expérience, mais, en guidant les choix qui les exposent à des dilemmes. Ce qui requiert, de la part des directions administratives, de la flexibilité et de la créativité dans la façon de recourir à différents moyens d’action, de sorte à harmoniser l’exercice du pouvoir discrétionnaire au bien commun, socialement représentatif des valeurs démocratiques (Perry, 2000). Les fins et moyens sont liés, ils font appel au jugement critique, et incidemment, à des choix normatifs.

Le contrôle de chaque moyen d’action est pertinent, bien que certains soient théoriquement plus déterminants que d’autres. Le modèle de Lemieux (2006), présenté au Tableau 3.1 de la section précédente, précisait l’importance relative que peut apporter le contrôle de chaque moyen d’action. En nous inspirant de l’art opérationnel (Clausewitz dans Hahlweg, 1980, et Chaliand, 2006), nous pouvons établir une correspondance entre chaque moyen d’action et les dimensions qu’une direction administrative devrait contrôler. Ces dimensions posent un intérêt au champ du management organisationnel, au regard du contrôle des ressources physiques, humaines, économiques, informationnelles, sous la couverture d’une autorité formelle. Elles posent aussi un intérêt pour le leadership, en considération des facteurs humain et normatif associés aux valeurs, qui doivent s’ajouter aux compétences attendues du titulaire d’un poste de direction. Les moyens d’action relationnel et normatif sont des atouts (Lemieux, 2006) qui pourraient s’avérer encore plus importants dans une forme hybride de gouvernance où plusieurs logiques se rencontrent (Kooiman, 2003 ; Bogason, 2006). Non parce que ces moyens d’action sont