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Dans cette troisième section d’analyse, nous nous pencherons sur la mise en récit des « miracles » de Bernadette ainsi que sur son opposition face au dogme religieux. Ce qui nous intéresse dans ces « miracles », ce n’est pas leur mise en scène en tant que telle, mais plutôt leur rôle dans le récit du film. Plutôt que de mettre l’accent sur la véridicité ou la fausseté de ces deux miracles, soit le retour de l’eau du puits et la guérison de l’enfant handicapé, Carle emploie ces symboles religieux pour mettre en scène l’asservissement catholique et ses perversions.

Le premier miracle débute lorsqu’une femme du village nommée Madeleine fait don de son enfant à Bernadette. Ayant la réputation au village

d’une femme volage et frivole, Madeleine se perçoit comme étant inapte à élever son enfant qui souffre d’un sérieux handicap (le garçon de 5 ans ne peut ni marcher ni parler). De son côté, Bernadette accumule les admirations pour son don de soi, sa charité et son côté maternel125. La piété de ces villageois judéo- chrétiens les amène à se méprendre à l’égard de ces qualités humaines et à les considérer comme des indices de sainteté. On se précipite pour faire de Bernadette, la Sainte-Bernadette. Madeleine saisit l’opportunité à son tour et abandonne son enfant chez cette femme idolâtrée. On apprendra plus tard que la jeune mère s’est enlevé la vie en sautant dans la rivière.

      

Il est important ici de noter l’ironie dans cette mise en récit de la sainte (Bernadette) et de la putain (Madeleine). Carle, par la mise en scène de ces jugements précipités face aux « miracles » de Bernadette, propose une piété encore bien présente dans les campagnes québécoises. Ajoutons que ce sont la culpabilité et la honte engendrées par les jugements des gens du village qui entrainent le suicide de Madeleine. À force de lui suggérer que le handicap de son enfant est une punition divine due à la « mauvaise vie » qu’elle a vécue, Madeleine s’éloigne de son enfant afin de le sauver de sa malédiction. Bernadette condamne les gestes et les dires des gens du village qui ont poussé Madeleine à ce geste fatidique.

Ce n’est pas non plus un hasard que Carle nomme le personnage de la femme-putain du village Madeleine. On perçoit, en effet, un lien entre ce prénom et la figure de Marie-Madeleine, la prostituée repentie de l’Évangile catholique. En forgeant ce lien entre la Madeleine condamnée du film et la Marie-Madeleine pardonnée par Jésus-Christ, le cinéaste souligne la mauvaise interprétation et l’application équivoque des valeurs chrétiennes par les villageois et leur clergé.

Le choix du prénom de Bernadette fait également référence à l’histoire du catholicisme : celle de Sainte-Bernadette-Soubirous. L’histoire de cette sainte trouve directement écho dans le deuxième « miracle », celui du retour de l’eau.

Bernadette dans le film Gilles Carle (Gauche) et Bernadette Soubirous en peinture sur la couverture du livre Bernadette vous parle (René Laurentin, 1972) (Droite)

Bernadette Soubirous est née à Lourdes en 1844. Elle est reconnue pour avoir été témoin de 18 apparitions à l’âge de 14 ans. Ces apparitions eurent toutes lieux au même endroit : une grotte non loin de sa bourgade dans les Pyrénées. Lors de ces apparitions, on raconte que Bernadette creusait avec ses mains le sol de la grotte, attendait la venue de l’eau et buvait l’eau boueuse tel que le lui demandait la figure de son apparition, la Sainte-Vierge. Peu à peu, le plancher de la grotte laissait passer un filet d’eau de plus en plus grand et de plus en plus pur. Cette eau est alors rapidement envoyée au village et donnée aux grands malades.

Dans l’une des mises en récit les plus complètes des apparitions et interrogatoires de la jeune sainte, René Laurentin dans Bernadette vous parle : une vie de bernadette par ses paroles (1972) relate la réticence de la jeune femme elle- même, par rapport au potentiel « miraculeux » de l’eau qu’elle a fait venir à la grotte :

Bernadette, qui oublie les tracasseries, ne s’attarde pas davantage au merveilleux.

« Y a-t-il, à votre connaissance, des faits miraculeux, des cures opérées miraculeusement? »

« On m’a dit qu’il y avait eu des miracles, mais à ma connaissance, non! »

Paul de Lajudie est si étonné qu’il repose la même question sous une autre forme. Elle répond de même :

« …Pas à ma connaissance personnelle, je ne les ai pas vus. » « On a dit que vous aviez contribué à quelques-uns de ces miracles. Est-ce vrai? »

Elle répond…en souriant…

« Oh! Non, Messieurs ! Non, Monsieur ! aucun ! »126

Mis à part le retour de l’eau miraculeuse, il est possible de tracer un second parallèle entre le récit de Bernadette Soubirous et celui de La vraie nature de Bernadette : le doute de la sainte face à ses pouvoirs divins. Tout comme Bernadette Soubirous, malgré la pression des gens du village et des médias127, le personnage principal du film de Carle refusera d’admettre un quelconque caractère miraculeux à son action lorsque Roch, le boiteux, lui demandera de guérir sa jambe.

- [Roch] Bernadette, je veux que tu guérisses ma jambe! Tu es capable Bernadette, j’ai foi en toi. Je sais que tu peux me guérir si tu le veux.

- [Bernadette] Non Roch, je te défends de penser quelque chose comme ça, je te le défends […] un miracle ça se peut pas. (1 :15 : 35- 1 :16 :05)

      

126 Laurentin, René (1972) Bernadette vous parle, Paris, Édition Lethielleux, p. 213-214.

127 Notons ici que la référence à Bernadette Soubirous est faite explicitement dans le commentaire d’un journaliste à la radio : « Est-ce qu’on peut parler d’une nouvelle Sainte-Bernadette Soubirous québécoise? » (1 :25 :25)

Voyant la tournure catastrophique que prennent les événements (le malheur de Roch face au fait qu’il ne peut être guéri, l’enlèvement de son enfant adoptif, le pillage de sa maison par les pèlerins), Bernadette se résout à prendre des moyens violents afin de faire comprendre aux gens attroupés près de sa maison que leur pèlerinage n’est pas bienvenu chez elle. Elle se joindra ensuite à Thomas et aux manifestants syndicaux et, armée d’une carabine, tirera sur la foule réunie sur la route.

Tel que mentionné en introduction de chapitre, Cusack et Bhreathnach- Lynch proposent que le symbole de la nation est, la plupart du temps, personnifié par une figure féminine : « Meanwhile, the nation, with its abstract civic virtues, is commonly allegorised in images of stereotypical female figures128». En prenant en considération cette idée dans notre interprétation du personnage de Bernadette, on s’aperçoit que Carle investit cette figure de la Femme-nation tout en mettant à l’épreuve les conceptions stéréotypées de celle- ci. Au tout début du film, Carle présente Bernadette en tant que stéréotype de cette Femme-nation : elle est mère de tous, on projette sur elle les « civic virtues »,

      

128 Cusack, Tricia, et Síghle Bhreathnach-Lynch (2003), Art, Nation, Gender: Ethnic Landscapes, Myths, and Mother-Figures, Aldershot, Édition Ashgate, p. 1.

mais aussi les valeurs socioculturelles de la nation (judéo-chrétienne, agriculturiste). Or, coup de théâtre, à la fin du récit la Femme-nation se révolte contre le caractère vertueux, associé à la sainte et à la mère, qu’on lui impose. Elle sort de son statisme (objet-nation) pour prendre les armes (sujet-nation) et punir ceux qui voulaient faire d’elle une Saint-Bernadette nationale.