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M ARIA , UN MODÈLE PASSIF DE LA SURVIVANCE NATIONALE ?

Tel que l’indique le quatrième de couverture rédigé par Nicole Deschamps de l’édition du Boréal (1988) du roman d’Hémon, Maria Chapdelaine a « longtemps été récupéré par les idéologies conservatrices qui ont voulu le présenter comme un « modèle de littérature canadienne » et même comme un « chef-d’œuvre catholique » »74. Le personnage de la jeune femme était central au modèle de survie et de fidélité à la nation canadienne-française qu’Hémon promouvait. Son choix de rester dans sa colonie en fin de récit véhiculait parfaitement les idéologies conservatrices auxquelles fait référence Deschamps. Or, le choix de rester n’est pas de son ressort, mais lui est imposé par l’entrée en scène de voix surnaturelles, un deus ex machina pour la Femme-terroir.

Dans le roman d’Hémon, ces voix surviennent lorsque Maria prend une décision finale par rapport à son avenir. Décision précipitée par la mort de sa

      

74 Deschamps, Nicole (1988) « Quatrième de couverture » dans Maria Chapdelaine, Montréal, Éditions du Boréal.

mère : « Alma-Rose était encore toute petite; sa mère était morte et il fallait bien qu’il restât une femme à la maison »75. Or, dans le film de Carle, non seulement ce ne sont pas les voix qui lui commandent de rester pour perpétuer le travail de défricheuse et colonisatrice de sa mère, mais le drame qui la poussera à prendre cette décision sur son avenir sera la mort de son prétendant, François Paradis. Carle inverse la place de la mort de François Paradis et de la mort de la mère Chapdelaine dans la chronologie du récit. Dans le livre d’Hémon, l’annonce de la mort de François survient à la page 112 des 201 pages du roman, donc environ à la moitié du récit tandis que la mère Chapdelaine succombe à son mal à la page 179, en fin de récit. Cependant, dans le film, François quitte son camp de bûcheron puisque Maria lui a écrit son inquiétude par rapport à l’état de sa mère. La mère Chapdelaine meurt à la 77e minute du film de 105 minutes. L’annonce

de la mort de François n’arrivera quant à elle qu’à la 100e minute, 5 minutes

avant le générique de fin et non en milieu de récit. Le choix de Maria de rester sur sa terre native et de prendre Eutrope comme mari n’est pas issu d’un dilemme existentiel précipité par la mort de sa mère tel que présenté dans le roman, mais découle plutôt de la perte d’un avenir amoureux qu’elle avait choisi elle-même, en toute liberté, malgré les protestations de sa mère face au style de vie moderne et libertin de François Paradis. C’est la mort de François qui fait basculer la vie de Maria et non le décès de sa mère. L’hiver emporte François, les rêves et les ambitions de Maria.

      

Par ces changements apportés à l’œuvre d’Hémon dans son adaptation cinématographique, Carle met en évidence le caractère propagandiste nationaliste que l’écrivain véhiculait dans son roman et plus particulièrement au moyen de ce personnage de la Femme-terroir colonisée qu’est Maria Chapdelaine. Or, comme le mentionnent Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge dans leur Histoire de la littérature québécoise (2007), il n’est pas du ressort du personnage de la Femme-terroir (Maria) de rester ou non sur ses terres natives canadiennes-françaises.

Maria, perméable à toutes les voix extérieures, celle de la nature comme celle de la religion, est une figure d’autant plus centrale qu’elle accueille ces voix en silence, en les laissant se répondre les unes aux autres. Dans un monde dominé par la blancheur froide de l’hiver, elle incarne une autre forme de blancheur, celle de la vierge, mais aussi celle de l’absence, du vide, du détachement absolu76.

Alors que plusieurs, comme Servais-Maquoi, percevaient l’interaction de Maria avec les voix « de la nature » comme une simple démonstration de la proximité entre le personnage féminin et les cycles de la terre77, Biron, Dumont et Nardout- Lafarge proposent que ce soit cet arrimage entre femme et terre (hivernale) qui confère cette passivité au personnage. Or, comme il sera démontré dans le troisième chapitre portant sur la figure Femme-nature, ce n’est pas le lien privilégié entre femme et terre qui confère au personnage féminin une certaine

      

76 Biron, Michel, Dumont, François et Nardout-Lafarge, Élisabeth (2007), Histoire de la littérature québécoise, Montréal, Éditions du Boréal, p. 203.

77 « Les sentiments de Maria, dans leur trame évolutive, transfigurent les multiples paysages de la terre et, en retour, chaque saison, bouleversant la vie de la terre, fait de celle-ci le symbole et le témoin d’un état d’âme. » (Servais-Maquoi 1974, 56)

forme de passivité face à l’Homme-culture; c’est plutôt une construction socioculturelle du système patriarcal qui a transformé ce lien de cette façon.

Dans son film, Carle choisit de ne pas inclure ces « voix extérieures ». Le choix de Maria ne se fait toutefois pas de son plein gré, mais son fardeau lui est imposé, cette fois-ci, par les insistances d’Eutrope et le sermon que lui fait le curé, deux séquences narratives n’existant que dans l’adaptation cinématographique. Dans le film de Carle, les formes de violence envers Maria sont identifiables et surtout dénoncées.

Dans le scénario de Carle, ce ne sont pas les voix, mais plutôt les hommes qui lui commandent de rester. Maria n’est plus une terre passive qui se laisse porter par des voix surnaturelles et le cycle des saisons, elle devient ici une Femme-terroir que les hommes (Eutrope, son père et le curé) colonisent en lui imposant de rester.

Dans le film de Carle, Maria n’est toujours pas complètement indépendante face à ses propres décisions, mais contrairement au roman

d’Hémon, elle ne vit pas son choix de rester comme une délivrance. Comme on peut le voir dans les séquences où Eutrope et le curé du village font leur sermon à Maria, cette dernière demeure passive plutôt que d’engager le regard des deux hommes et d’entrer en conversation avec eux. Par cette mise en scène, le cinéaste ajoute un aspect dramatique et critique aux sermons des hommes faits à Maria; aspect totalement absent du roman.

À la lumière de notre analyse de la figure de la Femme-terroir et de ses transformations entre le roman de Louis Hémon de 1913 et le film de Gilles Carle de 1986, on constate que le rôle de Maria Chapdelaine en tant que symbole de survivance nationale est toujours bien présent. Or, le film de Carle, par ses altérations du récit original, nous permet toutefois de constater l’assujettissement de la Femme-terroir par le patriarcat dans l’imaginaire national tel que mis en scène par ce classique des romans de la terre. Ces choix narratifs font ressortir différents aspects sexistes pour les femmes du discours nationaliste du roman d’Hémon tout en participant à une redéfinition de la figure de la Femme-terroir.

1.3.2 UN HOMME ET SON PÉCHÉ

En 1949-1950, Paul Gury propose une adaptation en deux temps d’un des classiques de la tradition des romans de la terre intitulé Un homme et son péché (1933) de Claude-Henri Grignon. En 2002, 30 ans après la diffusion du dernier et 495e épisode de l’adaptation télévisuelle du roman de Grignon, Les belles histoires des pays d’en haut (1956-1970), Charles Binamé adapte à son tour ce classique. Cette fois-ci, la trame narrative est basée sur celle du roman de 1933, mais également sur celle des films de Gury de 1949-1950. Dans cette section du chapitre, il s’agira d’étudier les traces de la figure Femme-terroir chez le personnage principal féminin (Donalda) de sa version classique de 1933, en passant par ses adaptations cinématographiques de 1949-1950 jusqu’à 2002. Comment le personnage de Donalda s’est-il transformé entre 1933 et 2002? Si la figure de la Femme-terroir dans les romans de la terre de la fin du 19e et du début

du 20e siècle nous informait sur l’importance qu’accordait la société canadienne-

française à la fécondité de la terre et de la femme, que se passe-t-il lorsque cette figure est mise en récit à une époque (1949-1950) où le Québec délaisse l’agriculture au profit de l’industrialisation? Ou encore au début du 21e siècle

alors que les exploitants agricoles ne représentent que 0,64 % de la population québécoise78? Est-ce que les différentes mises en scène de Donalda, la Femme- terroir, symbolisent ce passage de la société agraire à la société industrielle? Qu’en est-il des transformations de la place des femmes et de leur rôle dans la société québécoise? Est-ce que les altérations de la figure de la Femme-terroir et son lien avec la fécondité reflètent également les changements sociaux et culturels du Québec de 1933 à 2002?