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D ÉTERRER D ÉMÉTER

3.6.2 L A TURBULENCE DES FLUIDES

En 2002, la cinéaste Manon Briand écrit et réalise La turbulence des fluides. Le film raconte l’histoire d’Alice, une sismologue qui se voit forcée de quitter Tokyo, sa ville de résidence, pour enquêter sur l’arrêt de la marée dans son village natal québécois, Baie-Comeau163.

Arrivée sur les lieux, la sismologue se rend vite compte que les citoyennes et citoyens de Baie-Comeau sont très affectés par la situation. Une importante

      

163 La ville de Baie-Comeau fut nommée en l’honneur de Napoléon-Alexandre Comeau, un géologue et naturaliste de la Côte-Nord qui s’est intéressé à la vie autour du fleuve Saint-Laurent. Comeau, qui vécut de 1848 à 1923, est reconnu comme un héros de la région pour avoir secouru ses compagnons en traversant le fleuve Saint-Laurent en 1886 (Beaudin, Réjean (2006), Napoléon-Alexandre Comeau. Le héros légendaire de la Côte-Nord, Montréal, XYZ Éditeur). Cette corrélation entre le géologue naturaliste qui sauva ses compagnons de la noyade et la sismologue naturaliste native de Baie-Comeau sauvée in extremis de la noyade par les Baie-Comois résulte peut-être d’une coïncidence, mais consiste néanmoins en une clé d’interprétation importante aux spectatrices et spectateurs du film connaissant ce pan de l’histoire de la Côte-Nord québécoise.

équipe de scientifiques de toutes sortes ont d’ailleurs érigé un campement sur le bord du fleuve Saint-Laurent pour observer de plus près ce phénomène qui dérègle le village au grand complet. Les gens du village semblent vouloir associer l’arrêt des marées à la cause de leurs différents maux : leur peine, leurs craintes, leurs phobies, leurs angoisses, toutes seraient associées à la disparition de la marée. Devant toutes ces confessions de la part des Baie-Comoises et Baie-Comois, Alice en vient à perdre patience et dévouement à l’égard de son mandat. Peu à peu, la sismologue développe un intérêt pour un pilote de chasse rencontré lors de son arrivée à l’aéroport. Elle apprendra que ce pilote, Marc Vandal, est en fait un jeune veuf ayant perdu sa femme Marie un an plus tôt dans les eaux du Saint-Laurent lors d’un accident d’avion. Marc arrive difficilement à faire son deuil puisque le corps de sa femme n’a jamais été retrouvé.

Alice fera également la rencontre de la jeune Chinoise Camille, une enfant adoptée par Marc et Marie. Camille visitera Alice à plusieurs reprises pour lui poser des questions sur la marée. Cette petite fille souffre de somnambulisme qui l’amène à la plage toutes les nuits à l’heure exacte à laquelle la marée serait censée monter. Colette, la serveuse de nuit du casse-croûte local, raccompagne Camille quotidiennement à son lit. Cette serveuse, ayant récemment quitté la communauté des sœurs religieuses, s’avère avoir été la première figure

maternelle d’Alice à l’orphelinat de Baie-Comeau où la sismologue a été recueillie lorsqu’elle était bébé164.

Quelque temps après l’arrivée d’Alice, un collègue de Marc demande l’aide de la sismologue. Ce dernier croit avoir « ramassé », il y a quelques semaines, le corps de la défunte Marie Vandal en faisant le plein d’eau nécessaire à son avion dans le fleuve afin d’éteindre les feux de forêt. Effrayé à l’idée de jeter le corps de Marie dans les flammes lors de son déversement, il a plutôt décidé de vider sa cargaison dans une clairière loin des feux de forêt. Il demande à Alice s’il est possible que le corps de Marie ait pu flotter toute l’année au même endroit. Le moment de la sortie de l’eau de Marie coïnciderait heure pour heure avec l’arrêt de la marée quelques semaines plus tôt. Grâce aux instruments à son campement, Alice est en mesure de retrouver le corps de la défunte. Marc et Camille enterrent Marie et peuvent enfin commencer à faire leur deuil. Après la cérémonie pour la défunte, Marc et Alice se retrouvont sur la plage et ont une relation sexuelle. En plein milieu de leurs ébats, la terre se met à trembler et la marée revient. L’eau entoure les deux amoureux au plus grand malheur d’Alice qui ne sait pas nager. Marc tente de la ramener vers la rive en vain; Alice panique

      

164 Soulignons ici que le personnage de Colette est joué par l’actrice de renom Geneviève Bujold. Cette dernière a été l’un des visages importants du cinéma québécois des années 1950 et 1960. À partir de la fin des années 1960, Bujold tournera davantage à Hollywood et en France. La turbulence des fluides est l’un des rares films dans lequel on retrouve Bujold en terre québécoise. Il y a donc en quelques sortes un double retour pour cette filiation mère-fille : le retour du personnage d’Alice dans sa Beauce natale et le retour de l’actrice Geneviève Bujold dans une œuvre cinématographique québécoise. Pour une étude de la carrière internationale de Bujold et des implications de ses racines canadiennes-françaises dans l’offre des rôles à Hollywood et en France, on se réfère au chapitre de Liz Czach « The Transnational carrer of Geneviève Bujold » (2013).

et se frappe la tête sur un rocher. Elle flotte quelque temps nue dans les eaux du fleuve avant d’être rescapée par les secours nautiques du village. Le film se termine sur un plan de Marc et Alice enlacés sains et saufs sur la berge.

ANALYSE FILMIQUE

Everything matters in La turbulence des fluides. It matters that Alice’s heart was broken by an ex-lover, that Alice was born in Baie-Comeau and loved by a nun, it matters that Catherine loves Alice, that Alice loves Marc, that Marc loves his lost wife. It matters that the dead body is found, magnetically. It matters that it is Québec, that Camille is Chinese-Canadian, that Claudette thought she would never again see Alice’s eyes. Science matters. Religion matters. Matter is at stake, in the body, in the mass, form, weight, size, breadth of the world and its synchronous becomings.

Erin Manning « Fluid Relations: Quebec Cinema and the Church » (2005)

Afin d’étudier la représentation de la figure de la Femme-nature démétérienne dans La turbulence des fluides, on privilégiera trois axes d’analyse. Tout d’abord, on étudiera la mise en scène du personnage féminin, Alice, et plus particulièrement la représentation de son lien (absent) avec son territoire natal, Baie-Comeau par rapport à Tokyo, ville symbolisant la mondialisation dans le film de Briand. En prenant comme fondement théorique les idées proposées par l’auteure écoféministe Ariel Salleh quant à l’impact de la mondialisation sur les femmes et l’environnement, il nous sera possible de penser les constructions de

la figure de la Femme-nature au moyen de l’évolution narrative de la sismologue « mondialisée » à la villageoise baie-comoise.

En deuxième lieu, on se penchera également sur les tiraillements entre croyances scientifiques et foi catholique tels que présentés dans le film. Il sera démontré que, dans cette œuvre cinématographique québécoise, ces tiraillements prennent un sens bien spécifique. L’analyse du cheminement interne du personnage d’Alice face à son raisonnement scientifique ainsi que le développement d’une croyance spirituelle nous mènera à l’étude d’Alice comme figure de la Femme-nature exerçant ses pouvoirs surnaturels sur sa terre natale.

On terminera cette section avec une analyse de la représentation de la filiation mère-fille entre Colette et Alice ainsi que Marie Vandal et Camille. À travers l’outil analytique de la figure démétérienne, il sera démontré que la cinéaste Manon Briand propose, dans ce film, un réinvestissement de la nature comme espace féministe.