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F EMME N ATION : F IGURES FÉMININES , NATIONALISME ET R ÉVOLUTION TRANQUILLE

À ce titre, c’est moins la Révolution tranquille en tant qu’événement historique qui nous intéresse dans le présent volume, que l’effervescence et l’éclatement de ces discours et mouvements politiques qui traversent la société québécoise et qui, tout au long des années 1960 et jusqu’à la fin des années 1970, trouvent dans l’acte de (re)naissance du cinéma québécois autour de l’Équipe française de l’ONF, un terrain fertile dans l’invention d’une collectivité.

Bruno Cornellier, « Démystifier ou démythifier la Révolution tranquille » (2006)

Tous les écrivains du Québec couchent avec la même fille qui s’appelle Nation. Mais cette fille n’a pas de maison. C’est pourquoi on dira de celui qui veut devenir écrivain qu’il est un pionnier : comme les pionniers, il lui faudra simultanément construire la maison et baiser la fille, installer l’eau courante, l’électricité, couper le bois, TOUT faire. Ce qu’un jeune écrivain québécois devrait savoir, c’est qu’il ne pourra exercer sa sexualité de façon normale tant qu’il ne vivra pas dans un pays normal.

Jacques Godbout, Le réformiste (1975)

En 2004, la revue en ligne Nouvelles vues sur le cinéma québécois publiait, sous la direction de Bruno Cornellier, un numéro intitulé « Sexe, sexualité et nationalité ». La question principale posée par les contributrices et contributeurs du numéro était la suivante : comment est-ce que le cinéma québécois peut nous permettre d’interroger l’évolution du lien socioculturel entre discours sexuel et question nationale? Dans son article d’introduction « Sexe, sexualité et nationalité : coït interrompu ou orgasme continuel », Cornellier se penche sur le discours sexuel dominant dans le cinéma québécois, et ce, précisément durant la Révolution tranquille :

[…] la définition de la nouvelle nation québécoise se voulut d’abord celle d’une remise en scène du récit œdipien patriarcal appliqué au développement et à l’imaginaire d’une communauté. Bref, l’authenticité nationale, selon ce modèle, passe nécessairement par une allégorisation identitaire du sujet national/collectif qui se fait bien souvent par le détour de l’économie des sexes97.

Les révolutions sexuelles des années 1960 et 1970, à travers le monde, accorderont une place primordiale à la libération sexuelle de la femme. Ce fut le cas au Québec. Or, tel que le remarquent plusieurs historien.nes98, ce mouvement pour la libération des femmes ne bénéficiera pas de l’attention, ou du moins, de l’autonomie qu’elle méritait. En effet, l’une des spécificités de la révolution sexuelle québécoise est qu’elle prit place durant une révolution nationaliste : la Révolution tranquille (1960-1976)99. Comme le souligne la sociologue

      

97 Cornellier, Bruno (2004), « Introduction. Sexe, sexualité et nationalité : coït interrompu ou orgasme continuel », Nouvelles vues sur le cinéma québécois, n° 2 (été-automne). En ligne :

http://www.nouvellesvues.ulaval.ca/fileadmin/nouvelles_vues/fichiers/Numero2/parler_c ornellier.pdf

98 Pour des écrits proposant une réécriture critique de l’histoire de la Révolution sexuelle au Québec, on réfère aux textes suivants :

- Schwartzwald, Robert (1997), « La fédérastophobie, ou les lectures agitées d’une révolution tranquille. », Sociologie et sociétés, vol. 29, n° 1.

- Vacante, Jeffery (2005), « Writing the History of Sexuality and “National” History in Quebec », Journal of Canadian Studies, vol. 2, n° 39.

- Warren, Jean-Philippe (2012), « Un parti pris sexuel: la sexualité dans la revue Parti pris » dans Jean-Philippe Warren, dir., Une histoire des sexualités au Québec au XXe siècle, Montréal, Éditions VLB.

99 Bien que la plupart des historien.nes s’entendent sur le début de la Révolution tranquille comme étant l’année de l’entrée au pouvoir de Jean Lesage, plusieurs débattent encore aujourd’hui de l’année devant constituer le marqueur historique de la fin de la Révolution tranquille. Deux écoles de pensée prévalent : une vision défaitiste voulant que la Révolution tranquille se termine avec la crise d’Octobre de 1970 qui aurait mis un important frein aux revendications révolutionnaires et une vision triomphaliste voulant que la Révolution ait pris fin avec la victoire du Parti Québécois de René Lévesque en 1976. D’un point de vue culturel, et plus spécifiquement dans le cadre d’une étude de la cinématographie québécoise, il serait faux de croire qu’à partir d’Octobre 1970 les artistes ont ralenti leurs explorations et réflexions révolutionnaires en lien avec ce mouvement politique et socioculturel. Après de nombreux visionnements des films produits durant les décennies 1960 et 1970, nous pouvons affirmer que les tenants de cette Révolution se poursuivent bel et bien après 1970. C’est pour cette

Diane Lamoureux dans son texte « Nationalism and Feminism in Quebec : An impossible attraction » (1987), les différents discours en faveur de la libération sexuelle des femmes étaient fortement ancrés dans les discours de libération nationale de l’époque. Les mouvements féministes québécois100 eux-mêmes allaient jusqu’à penser la libération des femmes comme étant indissociable de la libération nationale :

One of the most important slogans of the feminist movement in the late 1960s was “Pas de libération des femmes sans Québec libre, pas de Québec libre sans libération des femmes”. This slogan not only indicates the importance of the national question in the political radicalization of women, it also shows that feminists saw their struggles, first and foremost, as part of a wider struggle for national liberation101.

Comme le souligne Lamoureux, les femmes prônaient non seulement la centralité de la cause nationale à la libération sexuelle des femmes, mais elles croyaient également qu’il n’y aurait « pas de Québec libre sans libération des femmes ».

       

raison que lorsque nous étudions le cinéma de la Révolution tranquille, nous faisons références aux œuvres produites entre 1960 et 1976.

100 Notons également le choix évocateur du titre du plus important collectif féministe de la fin des années 1960 et du début des années 1970 : le Front de Libération des Femmes (FLF). Ce titre était bien sûr influencé par l’acronyme du Front de Libération du Québec (FLQ), un collectif activiste politique en faveur de l’indépendance de la province du Québec. Tel que le souligne Sean Mills dans son livre Québécoises debouttes!! (2004), le FLF prit ses distances de la cause indépendantiste lorsque le mouvement indépendantiste majoritaire cherchera à inciter les femmes à retourner au foyer : « De nombreuses féministes ont cherché à mettre en lumière la nature exploitante de la famille nucléaire, mais pour les nationalistes québécois des années 1970, « la famille, n’est pas seulement l’unité de base de la société, c’est le microcosme de la nation ». Et, comme on peut s’y attendre, « dans le cadre d’une conception de la famille comme microcosme de la nation, le rôle de la mère est central » […] En outre, au lieu de « valoriser la femme en tant qu’individu, c’est la Femme-mère qu’on glorifie » (1987, 201). 101 Lamoureux, Diane (1987) « Nationalism and Feminism in Quebec: An Impossible Attraction »,

dans Heather J. Maroney et Meg Luxton (dir.), Feminism and Political Economy, Toronto, Éditions Methuen, p. 53.

Or, si comme le suggère Cornellier, l’authenticité de la nouvelle nation québécoise s’est formée autour d’un récit œdipien patriarcal, quelle a bien pu être la place des femmes et des discours promouvant leur libération sexuelle? Plus précisément en ce qui nous concerne : De quelles façons le cinéma a-t-il été influencé par la libération sexuelle de l’époque? Mais aussi comment les discours genrés mis en récit par le cinéma de l’époque ont-ils également joué un rôle dans l’évolution de la pensée en lien avec la révolution sexuelle au Québec? Ce cinéma a-t-il participé, interrogé ou critiqué le déploiement de cette mise en récit de l’authenticité nationale par le sexe?

L’étude de la figure de la Femme-nation nous permettra de soulever les différents éléments convoqués lors de la mise en récit d’une association entre sujet national et objet sexuel. Par le biais de cette figure opératoire élaborée dans les rouages du courant théorique des « Gender and Nation », nous sonderons la construction des discours genrés féminins de trois films québécois des années 1960 et 1970.

Le premier film à l’étude est Valérie de Denis Héroux de 1968. Cette œuvre marque le début du courant Maple Syrup Porn102. Le deuxième film est Q-bec my

      

102 Plusieurs articles soulignent le fait que c’est le magazine états-uniens Variety qui a attribué le titre de Maple Syrup Porn à cette vague de films québécois. (Citons en exemples les articles « To know Ourselves: Possible Meanings of Canadian Pornography » (Tim Covell, 2016) ou encore « "Maple Syrup Porn": The Secret History of Quebec Popular Cinema » (Canuxploitation, 2009)). Or, aucun de ces articles ne fournit la source précise du numéro ou de l’année de la première publication de ce terme. Il important de préciser qu’au Québec, plusieurs critiques de cinéma reconnaissaient bien avant le magazine Variety une certaine corrélation entre ces différentes productions cinématographiques québécoises qu’ils

love de Jean-Pierre Lefebvre sorti un an plus tard, soit en 1969, et se voulant un coup de gueule au phénomène de « sexploitation » de l’époque qu’a provoqué le succès de Valérie. La troisième œuvre à l’étude est La vraie nature de Bernadette, une œuvre de Gilles Carle réalisé en 1972. Ce film met en scène les tiraillements entre urbanité et ruralité, ainsi qu’entre conservatisme et modernisme (éléments fondamentaux à la Révolution tranquille) à travers la quête existentielle du personnage principal féminin.

Afin d’étudier la construction du lien entre femmes et identités nationales dans les représentations visuelles et narratives que propose le cinéma québécois, nous nous pencherons sur la façon dont les films ont parfois contribué à un discours national genré unifié et homogène, mais également comment, dans certains cas, le médium cinématographique a été employé afin de questionner certains éléments du discours patriarcal hétérosexiste nationaliste. La figure de la Femme-nation nous semble le point d’entrée idéal pour étudier ce lien entre discours sexuel et question nationale.

2.1 FICTIONS NATIONALES,« GENDER AND NATION » ET FEMME-NATION

Le choix de la figure de la Femme-nation pour interroger, dans les fictions nationales le lien entre discours sexuel et question nationale est né de la lecture

       

nommèrent à l’époque Films de fesses. Nous choisissons d’emprunter le terme Maple Syrup Porn puisque celui-ci nous semble plus précisément faire référence d’abord directement aux films québécois, mais aussi faire une seconde allusion à l’aspect sucré/ « sugar coded » des histoires et des propos parfois risibles et grossiers de ces productions.

du livre Art, Nation and Gender: Ethnic Landscapes, Myths and Mother-Figure dirigé par Cusack et Bhreathnach-Lynch et introduit plus tôt. Dans le chapitre introductif, Cusack se penche sur la place ou plutôt, sur l’absence de la femme dans la tradition des cultures nationales : « [T]he “national culture” is necessarily a “selective tradition” and reflective of particular interests, rarely those of women »103. Un second point important soulevé par Cusack est l’aveuglement de la littérature scientifique par rapport au caractère genré construit par les fictions nationales :

Meanwhile, the nation, with its abstract civic virtues, is commonly allegorised in images of stereotypical female figures. Yet most texts on nations and nationalism have overlooked, or understated, the significance of gender for the construction of nationalist ideology, national life and the constitution of the state104.

Afin de pallier à cet aveuglement, une branche théorique des « Gender studies », les « Gender and nation », concentre leurs analyses sur les discours genrés des fictions nationales et plus précisément sur la représentation de l’identité féminine dans les récits nationaux.