• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1 : Gang, Pandillas, Banda Latina : « We are Revolutionaries »

2) Mikey (2011-2013)

25 Mai 2012. J’arrive en retard au rendez-vous que Mikey m’a donné par email. Il y a deux 225st & White Plain Rd dans le South Bronx. L’une complétement à l’Ouest, l’autre plus au Nord. J’ai rencontré Mikey rapidement il y a un mois et il m’a invité à venir lui parler plus longuement lors de cette manifestation appelée Take Back The Bronx. Dans cette partie du Bronx, le train est aérien et surplombe la rue, si bien que White Plain Road est couverte d’un épais amas de fer et de bois qui vibre sous le passage des lignes 2 et 5. De larges escaliers

descendent directement sur la rue, des deux côtés. En bas, accolée à la façade d’un Deli88, une petite troupe d’une quinzaine de personnes est rassemblée. Une table pliante blanche sur laquelle est posé un système de mixage est adossée près de la vitrine entre deux enceintes qui diffusent rap, reggaeton, salsa. Mikey est derrière les platines, contrôlant la musique et le volume sonore. Il fait chaud et le mois de juin qui arrive s’annonce humide. Beaucoup de femmes et d’enfants sont présents. À mon arrivée, Mikey m’emmène à l’écart, en remontant sur la 225, à l’abri entre deux voitures en stationnement.

MIKEY : C’est une no-cop zone, tu as vu les gens ici ?

MARTIN : …

MIKEY [reprenant sans me laisser le temps de répondre] : Il y a des Zulu, Pour nous, on montre

qu’on peut travailler ensemble ! Pas comme en Espagne ou en Équateur.

MARTIN : Ah, mais pourquoi ici ?

MIKEY : Parce que c’est ici que le jeune Ramarley a été assassiné par les flics il y a quelques temps. On veut montrer que la communauté peut se réguler par elle même, sans les flics. Ce qu’on fait ici, on va le faire toutes les trois semaines, dans d’autres endroits partout dans le South Bronx

Le 2 février 2012, le jeune africain américain Ramarley Graham est tué chez lui d’une balle dans le torse par les officiers de police qui le poursuivaient. Les policiers sont entrés sans mandat dans la maison des Graham et après inspection, aucune arme à feu n’est trouvée. Seulement un petit sac de Marijuana. L’affaire indigne la communauté du South Bronx, mais deux ans après le tragique incident, le Ministère de la justice n’a toujours pas donné plus d’informations sur l’enquête alors que le policier qui a fait usage de son arme de service a été reconnu non coupable d’homicide involontaire par un grand jury. Ce 25 mai 2012, les organisateurs de Take Back The Bronx ont décidé de rendre hommage à Ramarley et de mobiliser la communauté autour de cet événement.

Sur le mur, près de la table de mixage, un carton indique : « No Cop Zone », zone sans policiers. De l’autre côté de la rue, une voiture de police est stationnée. Un policier en

uniforme compte le nombre de participants. Les passants ne s’arrêtent pas. La musique passe en boucle. L’après-midi s’écoule lentement. Soudain, deux voitures de polices déboulent du côté Sud de White Plain Road, tous feux allumés, les sirènes hurlantes. À notre hauteur, les voitures s’embouchent dans la 225st, vers l’Ouest, puis se garent, portes ouvertes bloquant la route. L’une d’entre elle percute un van dans un crissement de frein et en emboutit complétement le pare-choc. Bruit de tôle froissée. Les policiers, à peine sortis, plaquent déjà un homme noir à terre. Mikey et Tony s’élancent sur le passage piéton pour s’engouffrer dans la rue en contre-bas. Ils sont suivis par la majorité des manifestants, surpris et curieux d’un tel déploiement policier. L’homme est projeté à terre et deux policiers lui passent les menottes. L’ambiance se charge d’une pression qui monte par à-coups, électrique. Tony et Mikey sortent leur téléphone portable pour filmer la scène. En un rien de temps, l’homme se retrouve à l’arrière de la voiture de police. La puissance de la scène dégage une violence des corps. Pas de coups, de bagarres, mais l’absurdité des rapports de forces. Interdit de tout mouvement, l’homme se laisse emporter au dessus du bitume. Avant de remonter Mikey et Tony disent autour d’eux que si le gars a besoin de preuve contre la brutalité policière, ils ont tout filmé. Ne laissant pas de numéro de téléphone ni d’adresse où les joindre, ils regagnent White Plain Road d’où s’échappent des notes de salsa. Seuls trois Ñetas ont fait partie de la mobilisation du jour.

Quelques jours plus tard, le 8 juin 2012, j’assiste à une autre mobilisation de Take

Back the Bronx au coin de Hoe Avenue et Aldus Avenue, dans le quartier de Morisiania,

South Bronx. C’est là que le corps criblé de 5 balles de Abdul « Showtime » Garcia a été retrouvé quatre jours plus tôt. Membre du gang des Bloods, il aurait subi la vengeance d’un autre gang. Sur le sol, des bougies rouges et blanches sont allumées et protégées sous un petit autel en carton. Des fleurs jonchent le sol, et des photos accompagnées de messages sont collées à même le mur. Mikey est derrière une table, diffusant la même musique. Les amis de Showtime, en pleurs, appellent à la vengeance. Tony est là. En tout, trois membres des Ñetas. 16 juin, événement Take Back the Bronx à l’intersection de la 225th St et de White Plain Road en mémoire de Ramarley. Mikey, Tony et Smokey sont présents. Moins de 20 participants.

15 septembre, rassemblement à l’intersection de 169th Street et Franklin Avenue. Le 7 du même mois, Reynaldo Cuevas, employé de 20 ans à l’épicerie du coin de la rue est abattu d’une balle dans le torse par la police alors qu’il réussit à s’enfuir du magasin où il a été, ainsi que son oncle, pris en otage par un voleur. Aucune arme n’est retrouvée sur lui. Une

cinquantaine de manifestants sont présents et partent en marche silencieuse. Je les retrouve à la fin de la manifestation. Aucun Ñetas n’y était, comme me le confirmera Mikey plus tard.

15 mars 2013. La chaleur de l’été a laissé la place au froid hivernal, et des nuages épais envahissent l’espace laissé vacant par le soleil. Cependant, la pluie qui menace d’éclater ne vient pas à bout de la détermination des quelque quatre-vingt personnes réunies ce jour-là entre la 138th Street et Third Avenue. Parquée sur un terre-plein, surplombée par les Projects de Mott Haven, la petite troupe semble ne pas vouloir s’organiser. Les regards hagards de froid se croisent, les mains fourrées dans les poches, on attend. De l’autre côté de l’avenue, quelques policiers qui, emmitouflés dans leurs longs manteaux bleus, coiffés de leurs casquettes, rechignent à sortir de leur voiture. De la station de metro 138St – Grand Councourse, il faut longer la 138e street vers l’Est, croisant tour à tour Park Av, Canal St W, Canal Pl, Rider Av, pour rejoindre le point de départ de la Unity March, la manifestation contre la brutalité policière et les lois de « Stop & Frisk », qui doit rejoindre Harlem depuis le Bronx.

Je retrouve Smokey, Tony, Mikey sur le terre-plein au centre. Quelques blagues fusent, cela fait longtemps que je ne les ai pas vus. La pluie froisse nos sourires. Smokey sort une banderole plastifiée, colorée en bleu, avec la tête de Carlos dessinée et quelques mots : Stop

the cop, Asociacion pro-derecho confinado, anti police brutality. Le cortège s’ébranle après

une heure trente d’attente. Police devant et en fin de cortège, une trentaine d’hommes environ qui encadrent quelques quatre-vingt manifestants. Nous passons au dessus de la Harlem

River, sur le 3rd Ave Bridge, bloquant des conducteurs ahuris. Quelques slogans criés au

mégaphone, les voix s’enrouent dans le froid et se perdent dans les rues vides, imperceptibles au vrombissement de la ville.

MARTIN : Où sont les autres Mikey, on est que 5 si je me compte ?

MIKEY : …

[Mikey garde le silence et hausse les épaules].

Nous traversons Harlem, descendons block par block jusqu’au Adam Clayton Pwoel Jr. State Office Building, où se termine la manifestation.

Lorsque j’arrive à New York en 2011, un grand mouvement de coalition s’organise contre les lois « Stop & Frisk ». Les événements de Occupy Wall Street éclipsent quelque peu ce mouvement, concentrant les médias sur Zucotti Park. Mais durant l’hiver 2011-2012, les petites manifestations se multiplient, jusqu’aux grands rassemblements du printemps 2012, regroupant une large coalition afro-américaine et latino. Cette méthode policière n’est pas nouvelle, puisqu’elle est appliquée depuis le jugement Terry contre l’État d’Ohio de 1968, où la Cour suprême avait jugé en 1968 le « Stop & Frisk » constitutionnel (sous certaines conditions). Dans les années 1980, la méthode est déjà utilisée par la police de plusieurs États, mais l’arrivée du Préfet de police (Police Commissioner) Wiliam Bratton à New York dans les années 1990 change la donne. Les arrestations dues au « Stop & Frisk » sont comptabilisées et intégrées dans le système Compstat. Par la suite, les responsables chargés d’appliquer le « Stop & Frisk », font pression sur leurs subordonnés pour faire monter les chiffres89. Entre 2004 et juin 2012, le département de police de New York a effectué quelque 4,4 millions de contrôles et 2,3 millions de fouilles, faisant monter les chiffres de l’action policière. En 2013, le NYPD procède 191,558 fois à des interpellations dans le cadre des lois « Stop & Frisk ». 169,252, soit 88%, des arrêtés sont innocents. 56% des arrêtés sont noirs, 29% Latino et 11% blancs. En 2012, le NYPD procède 532,911 fois à des interpellations dans le cadre de ces mêmes lois, avec 89% d’innocents interpelés90. En août 2013, suite aux larges mobilisations, la juge Shira Scheindlin juge la pratique du « Stop & Frisk » inconstitutionnelle, déclarant qu’il s’agit d’une « politique de profilage racial »91. Cette décision vient modifier les termes du débat des élections municipales prévues pour novembre 2013. Le maire Michael Bloomberg fait appel et, en octobre 2013 la Cour d’appel des Etats- Unis bloque le jugement de la juge Scheindlin qui est révoquée. Mais politiquement, le débat autour des lois « Stop & Frisk » permet à Bill de Blasio, alors médiateur municipal, de connaître un regain de popularité en dénonçant certaines pratiques policières. En 2014, De Blasio, élu maire de New York, promet de réformer la loi et change le Police Commissioner. Ce sera W. Bratton, l’ancien Chief Commissioner sous Giuliani qui sera appelé en renfort.

Les Ñetas se sont mobilisés contre les lois « Stop & Frisk », dénonçant les morts de Ramarley Graham par exemple. Mais pendant les deux années de terrains à New York, j’ai pu assister à

89 “The Real History of Stop-and-Frisk.” NY Daily News. Accessed August 17, 2014.

http://www.nydailynews.com/opinion/real-history-stop-and-frisk-article-1.1088494.

90 Voir le travail de recension du New York Civil Liberties Union : http://www.nyclu.org/content/stop-and-frisk-

data

91 “No Surprise: ‘Stop-and-Frisk’ Ruled Unconstitutional.” MSNBC, August 12, 2013.

différentes actions organisées par les Ñetas, autres que ces manifestations contre les brutalités policières. Mikey et les autres m’ont aussi raconté le type d’actions conduites par le passé, comme l’aide au mouvement Occupy Wall Street (OWS) pour gérer sa sécurité de manière pacifique dans Zuccotti Park92. S’ils ont donné des conseils, les Ñetas n’ont cependant pas pris part aux actions, ni même au mouvement OWS. Pour Mikey, comme pour Bebo d’ailleurs, il s’agit d’un mouvement de jeunes blancs riches qui n’ont aucune notion de la réalité que doivent affronter chaque jour les pauvres de couleur. Ils s’indignent quand OWS communique autour de la brutalité policière alors que les premières cibles du harcèlement policier sont les jeunes de couleur.

Mis à part OWS, les Ñetas ont apporté leur soutien aux habitants mexicains sans papiers menacés d’expulsion d’un immeuble délabré près de Sunset Park, Brooklyn. Les Ñetas y ont organisé une fête de Halloween pour les enfants de l’immeuble et distribué bonbons et gâteaux pendant la soirée du 31 octobre. Tony est aussi venu plusieurs fois en urgence pour empêcher le propriétaire d’expulser une famille.

Les Ñetas interviennent chaque année auprès de la communauté dans le South Bronx, au moins à deux reprises. En organisant des Ñetas Toy Drive le jour de Noël, où les membres donnent aux enfants les plus pauvres des jouets achetés par La Asociación, et lors d’une soirée organisée à Thanksgiving pour les sans-abris dans une association du South Bronx. À Sunset Park, en septembre 2013, les Ñetas ont organisé une journée de mobilisation pour demander la libération de Oscar Lopez, un indépendantiste portoricain emprisonné depuis 1981 et membre de la Fuerzas Armadas de Liberacion Nacional (FALN). Ce jour là, un nombre record de Ñetas sont présents, à savoir une dizaine de membres. Enfin, les Ñetas font partie du Jails Action Coalition (JAC), une coalition d’activistes, qui regroupe des avocats et des activistes communautaires, pour la promotion des droits de l’homme, de la dignité et de la sécurité pour les prisonniers. Je me suis rendu à plusieurs de leurs meetings auxquels Mikey m’avait convié, mais je n’y ai jamais croisé de membres Ñetas, pas même Mikey.

Si les Ñetas prennent part officiellement à plusieurs activités politiques, avec d’autres organisations, j’ai rarement vu plus de 4 ou 5 membres réunis à la fois, mis à part lors des cérémonies spirituelles.

92 De septembre à novembre 2011 des manifestants occupent le parc de Zucotti, situé dans les environs de Wall

Street, entamant ce qui sera appelé par la suite le mouvement Occupy Wall Street, mais qui s’étendra à plusieurs autres villes nord-américaines.

SPLINTER : Depuis qu’un grand nombre de leaders sont partis, fin 90’s, le groupe n’est jamais

redevenu ce qu’il était.

MARTIN : Et maintenant, c’est en déclin ?

SPLINTER : Ouais. Avant, on aurait rempli une Église en une heure. Il suffisait de passer un

coup de fil, et on avait 700 membres qui étaient présents. (…) Aujourd’hui, les leaders ont plus de contrôle sur l’organisation… mais y’a vachement moins de monde.93