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Chapitre 2: Solidarité et marginalité : Le Fondo

1) L’organisation du Fondo

Un des livres internes du groupe en Equateur décrit ainsi le Fondo et son organisation147 :

Le Fondo General Colectivo est développé afin d’organiser une infrastructure économique indépendante permettant au groupe de lutter contre le « système ». La cotisation de chaque membre est de 5$ par mois. Dans le cas où un membre ne peut pas payer, il devra donner 5 paquets de cigarettes estampillés, qui seront destinés à la vente. C’est au trésorier que revient la charge de collecter l’argent. (…) Il lui revient de tenir les comptes à jour, avec la date, le nom de ceux qui ont payé, ou les raisons du non paiement. Une fois l’argent collecté, il le dépose dans un compte bancaire au nom du capítulo et alerte les responsables de la Junta central. Les trésoriers de la Junta en prélèvent une partie en échange d’un reçu, conservé avec le registre des comptes. Seul le président du capítulo a le droit d’utiliser cet agent à des fins collectives. Au niveau de la Junta central, toute dépense effectuée par les trésoriers (au nombre de trois) doit être approuvée directement par le Liderato Maximo.

Je n’ai pas pu voir comment le Fondo fonctionne à New York, en partie parce que je n’étais pas aussi bien intégré au groupe qu’à Barcelone ou même à Guayaquil. Cependant, j’y ai souvent été témoin de petits transferts d’argents entre membres à destination, semble-t-il rétrospectivement, du Fondo. Un soir, après une cérémonie spirituelle148 à Sunset Park, Brooklyn, à laquelle un grand nombre de Ñetas assistent, un homme que je n’ai jamais vu s’approche de Mickey pour lui donner un billet de 20 dollars.

MIKEY : Yo boss, C’est beaucoup trop. [Se tournant vers moi] tu vois Frenchy, ce gars là bosse. C’est vrai qu’il a moins de temps pour les activités du groupe. Mais il oublie jamais sa cotis’.

Il est cependant fréquent que Mikey râle auprès de Tony, chargé de la discipline du capítulo, au sujet de ceux qui oublient régulièrement de payer leur cotisation au groupe. Un jour, alors que nous nous baladons après une réunion, Mikey s’explique avec Tony.

MIKEY : Tu vois, si les gars ne veulent plus être actifs [ne plus faire partie du groupe], c’est

comme ils veulent. Mais ils pourraient au moins le faire savoir. Je vais devoir passer des

147 Je reviendrai plus tard sur l’existence de ces livres et sur la façon dont je les ai eus en ma possession. Afin de

respecter le secret qui entoure les écrits Ñetas, je ne peux divulguer tout leur contenu (voir Partie 2).

heures à donner des coups de fil partout… En attendant, y’en a qui doivent toujours une belle somme d’argent à La Asociación.

À New York comme à Barcelone, les 5 $ ou 5 € peuvent représenter une grosse somme à réunir en fin de mois et constituer une participation significative pour certains membres. Pour Mikey justement, qui n’a pas d’emploi stable, réussir à mettre de côté la cotisation mensuelle relève de l’exploit et il se retrouve bien souvent endetté vis-à-vis de sa mère qui lui prête de l’argent. Cependant, ne pas donner l’argent peut créer des problèmes. En Équateur, un non paiement peut mener à des sanctions disciplinaires corporelles. Si les règles de disciplines sont plus souples dans les capítulos que j’ai fréquentés en Espagne et à New York, le retard de paiement peut tout de même entraîner des sanctions (ranger la salle de réunions, aider un membres dans des travaux chez lui, etc). Mais ces retards entrainent surtout des conflits, lorsque le même membre est retrouvé deux soirs plus tard attablé dans une boite de nuit, consommant de l’alcool acheté au prix fort. Le Fondo devient alors un outil de contrôle social, d’autant plus exacerbé dans le cadre des capítulos où chaque individu sait ce que gagne l’autre, s’il travaille, s’il dépend du système d’assistance publique ou encore de ses parents et ce qu’il achète et dépense en vêtements ou autres objets de consommation.

Le Fondo est utilisé à deux niveaux : celui de chaque capítulo, puis celui des Juntas Centrales si elles existent. À partir de 2006, les Ñetas new-yorkais établissent, grâce à Bebo, des liens plus forts avec les Ñetas en Italie et en Espagne, et par ces derniers, en Équateur. Il leur est demandé, par la Junta central de New York, d’envoyer une partie de leur Fondo, pour venir en aide aux Ñetas américains, puis plus tard, aux Ñetas portoricains. Surpris par la demande, mais soumis à une hiérarchie implicite, les Ñetas espagnols, italiens et équatoriens s’exécutent. Le Padrino me racontera, amèrement, qu’ils n’avaient pas beaucoup d’argent dans les caisses à cette époque, mais puisqu’ils voyaient dans les chapters de New York les pionniers de La Asociación auxquels ils portaient un grand respect, ils réussirent tant bien que mal à verser une partie (je ne pus savoir combien) du Fondo. Cet échange eut lieu seulement quelques fois, mais suffit à nourrir une rancœur à l’égard des Ñetas de New York. Lorsqu’en 2014, le Padrino est contacté par Mikey afin de recréer une alliance au niveau mondial, c’est avec une certaine méfiance qu’il conçoit de re-travailler avec les membres new-yorkais. Pour le Padrino, chaque capítulo doit gérer individuellement cette question monétaire. Il décide ainsi que son capítulo n’aura pas de collecte mensuelle, dans la mesure où aucun des membres n’a de situation stable dans l’emploi. Il a surtout en mémoire l’échec de la Junta

son président, fut, entre autres, accusé de se servir dans les caisses, ce qui mit un terme à l’organisation collective des capítulos.

- À quoi sert le Fondo

Selon Bebo, dans les années 1990 à New York, le Fondo servait en partie à financer l’achat d’armes à feu. Mais il était aussi mis à contribution pour aider les familles de détenus ou les membres eux-mêmes, en prison ou à l’extérieur. Après la scission du groupe en 1994-1995, il est décidé par la Junta central que l’argent servira uniquement comme support aux membres et à leurs familles. C’est une règle qui doit s’appliquer partout et que Bebo réussit à introduire en Europe, lors de ses voyages.

En février 2014, nous entamons un projet de recherche collaborative à Barcelone avec deux

capítulos, le capítulo du Padrino et le capítulo Toro Alado149. C’est grâce à ce projet que je rencontre la plupart des membres du capítulo Toro Alado, qui est le premier capítulo de Barcelone et qui jouit, de ce fait, d’une certaine réputation. Parmi ces personnes se trouve la

Jeffa, une équatorienne d’une trentaine d’année qui vient juste de sortir de neuf ans de prison

pour vente de drogue. Son appartement, un ancien local, est le lieu de passage des membres. C’est aussi là que se tiennent la plupart des réunions internes du c apítulo. Sans emploi, la Jeffa vit de l’aide que lui apportent les autres membres. En échange, elle en héberge quelques uns et fait à manger à ceux qui passent.

Quelques temps après le début du projet, je reçois plusieurs appels de la Jeffa qui me dit qu’elle n’arrive plus à payer son loyer et que les propriétaires menacent de l’expulser. C’est une situation que je redoute depuis le début de ce terrain et que j’essaye d’éviter. Jusqu’à présent, j’ai réussi à ne donner (prêter serait un euphémisme) de l’argent qu’au Padrino, en échange d’un lit dans sa maison et d’un ou deux repas par jour. L’échange nous semblait honnête à l’un comme à l’autre150. Après avoir raccroché avec la Jeffa, en lui expliquant que je ne peut pas lui donner de l’argent, j’appelle le Padrino pour lui raconter la discussion et nous convenons que nous verrons tout cela à mon retour à Barcelone. Quelques jours plus

149 Je reviendrai en conclusionsur le déroulé de cette recherche.

150 Il m’est cependant arrivé de donner de l’argent au Padrino et à Bebo à quelques reprises, quand le Padrino a

perdu sont emploi ou quand Bebo ne pouvait pas payer ses dettes. Du point de vue personnel, et au-delà de toute considération éthique de la recherche, Bebo et le Padrino sont devenus au cours du temps des amis proches et je ne pouvais pas les laisser dans une situation aussi délicate. J’ai eu maintes discussions avec des amis et collègues sans jamais arriver à une position claire et des principes définitifs. J’ai choisi d’aborder les situations d’un point de vue pragmatique tout en postulant, pour moi même, qu’il n’y a pas de recherche sans relations humaines, avec leur cortège d’émotions, de conflits, d’utilisations réciproques. De fait, partager la vie d’un groupe revient à en partager les règles et les moments de difficultés, être à la fois solidaire mais aussi instrumentalisé.

tard, à Barcelone, nous nous retrouvons pour la seconde réunion collective du projet dans le local de la Jeffa. À la fin de la séance de travail, Edison, le leader du capítulo Toro Alado et le Padrino se mettent à l’écart pour discuter. C’est finalement le Padrino qui vient me chercher pour me tenir au courant de la discussion. Edison a décidé d’allouer une partie de l’argent de son Fondo pour aider la Jeffa à payer son loyer. Il n’est pas habituel qu’une personne extérieure intervienne dans les affaires d’un autre capítulo, mais la position du Padrino lui permet une telle ingérence. En raison de l’urgence de la situation, le Padrino a décidé d’apporter son soutien à la démarche et propose que son capítulo vienne en aide économiquement. Il faut cependant le faire dans les règles et nous faisons apposer la signature d’Edison sur un reçu dans le livre de secrétariat du capítulo du Padrino, que j’ai momentanément sous ma garde (Le Padrino ayant besoin d’un secrétaire et moi d’améliorer mon espagnol). Au total, la Jeffa touche 250 € pour payer son loyer. Sur le chemin de retour, le Padrino m’explique que le Fondo sert à ce genre d’actions. Il se demande si cela va vraiment aider la Jeffa qui ne semble pas vouloir trouver du travail et qui dépend entièrement de l’aide de son capítulo. Mais il ne peut rien dire quant à la gestion interne d’un capítulo qui n’est pas le sien. Il se réjouit cependant que le Fondo serve à aider un membre et lui permette de trouver une alternative au commerce de drogue. C’est, me dit-il, ce à quoi doit servir La

Asociación : empêcher que les membres ne se retrouvent en prison.

C’est somme toute la vision personnelle du Padrino, car l’utilisation du Fondo dépend entièrement du capítulo et de son président. Un des capítulos à Madrid avec lequel le Padrino a eu des frictions, utilise par exemple l’argent de son fondo pour aller en discothèque les week- end. Avec cet argent, le président achète des bouteilles d’alcool fort lors des soirées, s’assurant ainsi de sa popularité auprès des membres qui l’ont élu. Cette fois-ci, le Fondo sert à établir des relations clientélistes afin de garder la présidence du capítulo.

- D’où vient l’argent ?

En 2014, en voyage à Madrid, le Padrino, conseille aux Ñetas de ne pas associer l’argent de la drogue au Fondo. Jusqu’à présent, le Fondo d’un des capítulo madrilène, dont les membres sont jeunes et ne connaissent pas l’ensemble des règles internes, était directement alimenté par la vente de drogue. Le Padrino leur conseille de séparer les comptes tout en acceptant que des personnes vendent de la drogue de manière individuelle, et fassent ensuite des dons au Fondo. Cette stratégie est un leurre, mais doit permettre de protéger l’ensemble des Ñetas et

de garantir que le nom de La Asociación ne soit pas lié au commerce de la drogue. Tout en se désolant de cette alternative pour remplir en partie les caisses de La Asociación, Le Padrino tente de protéger le groupe des problèmes avec la police madrilène.

LE PADRINO [répondant à mon étonnement]: Que veux-tu que je te dise ? Mais les gars vivent

aussi une réalité. Si t’as pas de job, la drogue ne te demande pas la couleur de ta peau. Et c’est une façon de survivre.

De ce point de vue, La Asociación à Madrid fait figure d’exception. La Asociación, à New York et à Barcelone, ne prend pas part au commerce de drogue. Certains membres, individuellement, vendent de la drogue (majoritairement du crack et de l’héroïne à New York dans les années 1990, de l’herbe dans les années 2000 ; Cocaïne et herbe en Espagne) et vivent de ce commerce. Une partie de ces revenus est reversée au Fondo de leur capítulo. Cependant, l’argent du Fondo provient aussi des salaires que reçoivent les membres qui travaillent dans des « legit job ». Ce constat vient contredire les représentations médiatiques qui associent systématiquement les Ñetas à la drogue. De manière générale, les médias ont souvent associé les gangs new-yorkais avec la vente de drogue durant « l’épidémie » de crack des années 1980-1990. Mais, les travaux de Curtis (2003) montrent que cette perception est erronée et que le marché de la drogue passe essentiellement par d’autres réseaux que ceux des bandes organisées. En Espagne, la revente et la diffusion de la drogue ne reposent pas sur la structure des Ñetas, mêmes si certains membres en font commerce. La Jeffa, par exemple, a été une revendeuse pendant quelques temps. Il m’est arrivé de croiser des membres qui venaient de sortir de prison pour avoir tenté de faire passer de la drogue d’Amérique Latine. Chaque fois, le passage avait été organisé par leurs propres réseaux, sans nécessairement en tenir informés les autres membres Ñetas. Par contre, c’est dans les prisons que ces les Ñetas recrutent et renforcent leur structures151.

Le financement du Fondo ne peut être complétement attribué au commerce de substance illicite et les Ñetas, surtout en Espagne, gèrent constamment le dualisme, entre légalité et

151 J’ai rencontré une membre Ñeta d’origine catalane qui venait de passer 6 ans dans une prison de Lima, au

Pérou, pour avoir essayé de faire passer de la drogue du Pérou en Espagne. Comme c’est souvent le cas, le passage lui permettait ainsi de revenir en Espagne et de vivre confortablement pendant quelque temps ou bien de se lancer dans un projet (ouvrir un bar, etc.). Avant de s’embarquer pour ce voyage, elle avait eu connaissance des Ñetas, mais passait plus de temps en compagnie de Latin Kings de son quartier. Une fois en prison, ce n’est que grâce au soutien de certains Ñetas qu’elle put manger et avoir de quoi s’habiller. Les 6 ans accomplis, elle obtint une libération sous condition et put sortir de prison en journée. Elle profita d’une de ces journées pour s’enfuir et passer illégalement la frontière entre le Pérou et l’Équateur. À Quito, elle s’adressa à l’ambassade espagnole pour y obtenir un nouveau visa et put retourner en Espagne. C’est à son retour qu’elle rencontra le Padrino et décida de faire partie de son capítulo et devenir Ñeta.

illégalité. Même le Padrino, qui rechigne à vendre de la drogue, est obligé d’accepter la situation des autres membres et ne peut que leur demander d’être prudents. Il lui arrive parfois d’être dur à l’encontre de ceux qui préfèrent vendre de la drogue plutôt que d’avoir un travail légal, critiquant leur attrait pour la vie facile et les sorties en discothèques. C’est le cas de la

Jeffa, avec qui Le Padrino finira par se brouiller définitivement. Mais il sait se montrer

conciliant à d’autres moments, conscient de la réalité difficile de la vie quotidienne.

Le Fondo peut aussi être financé par des activités collectives. En janvier 2014, le capítulo

Toro Alado organise une compétition de football dans un parc public. Tous les groupes de

Barcelone et des alentours sont conviés. La Jeffa a cuisiné pendant toute une nuit une épaule d’agneau asado, accompagnée de pommes de terre, qui sera offerte au gagnant de la compétition. Invité par le capítulo, j’arrive le matin par le bus de nuit de Madrid dans le local que loue la Jeffa et où logent, de manière aléatoire, deux à trois membres du groupe qui trouvent à s’entasser là où ils peuvent. Tout le monde dort encore quand Steven, un jeune équatorien de 20 ans, vient tirer le rideau de fer pour m’ouvrir. Depuis quelques mois maintenant, il occupe le canapé du salon. Il a quitté la maison de son père après une dispute familiale et il travaille par intermittence comme électricien sur un chantier.

Le local est une ancienne boutique de coiffeur. L’entrée donne directement sur le salon, où sont installés deux canapés. Une autre pièce, donnant elle aussi sur la rue, contient un lit. Dans le salon, la télévision, toujours allumée, occupe une place centrale, à côté des photos des enfants de la Jeffa restés en Équateur. Trois garçons, entre 15 et 10 ans, qui vivent chez sa sœur. La Jeffa dort dans une pièce adjacente à la cuisine, pas plus grande que 5m2, occupée totalement par un lit à deux places et une étagère à linge. Au mur, des photos et des dessins représentant Carlos La Sombra. Un drapeau de l’Équateur. Plusieurs fois, elle me parle de repartir en Équateur chercher ses enfants. Son plus jeune passe par une mauvaise période, fume de l’herbe et ne va plus à l’école. Le plus âgé est Ñetas, comme elle. Elle voudrait repartir en Amérique du Sud, peut-être au Chili où des membres Ñetas Équatoriens se sont installés à leur retour d’Espagne.

Vers 1h de l’après midi, les habitants de la maison émergent doucement de leur torpeur. Ils ont passé la nuit en discothèque, comme c’est souvent le cas le vendredi soir et sont encore ankylosés par l’alcool. Edison, le président du capítulo, vient nous chercher en voiture. Il vit en dehors de Barcelone et parcourt chaque jour plusieurs kilomètres pour se rendre sur le chantier où il travaille. Entassés dans la voiture, Edison, La Jeffa, Steven et moi nous dirigeons vers le terrain de sport public où doit avoir lieu le tournoi. Sur place, nous sommes

peu à peu rejoints par une quarantaine de membres, entre 18 et 25 ans pour la plupart, surtout des hommes. Six équipes sont composées et chaque capítulo donne 20 euros de participation. Le tournoi est organisé pour collecter des fonds afin de venir en aide à Josué, membre du

capítulo Toro Alado, qui s’est fait arrêter à Madrid. À la fin de la journée, Edison demande à

tous de venir au centre du terrain de foot. Debout côte à côte, nous formons un cercle. Il prend la parole pour expliquer la situation de ce membre incarcéré à Madrid et remercie tous les participants de leur contribution. Les 120 euros de la collecte iront dans le Fondo du capítulo.

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Le Fondo permet une forme de solidarité économique interne. Il vient en support de certains