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« Au contraire du platonisme naïf que l’on a parfois imputé aux Jivaros, opposant le monde véritable des essences, accessible par les rêves et les hallucinogènes, au monde illusoire de l’existence quotidienne, il me paraît que les Achuar structurent leur univers en fonction du type d’échange qu’ils peuvent établir avec ses hôtes les plus divers, dès lors investis d’une plus ou moins grande réalité existentielle selon le genre de perception auquel ils se prêtent et dont ils sont en retour crédités. »

Philippe Descola, Les lances du crépuscules.

Le bovarysme et ses conséquences produisent un espace nouveau dans lequel les communautés s’actualisent. Le monde moderne nous échappe et nous reconstruisons des pans de réalité commune par le jeu de la fiction bovaryque. Jean Duvignaud écrivait à ce propos : « Les fictions que suscite le jeu emplissent cette « aire intermédiaire » qui s’étend entre nous et les choses et, hors de toute utilité ou efficacité, semblent autant d’efforts pour conquérir un réel toujours en fuite. »239

Il apparaît dans ce que nous avons décrit précédemment, à savoir la chose dans le jeu ou la chimérisation, un détournement de ce qui a fait la modernité. Les techniques ne sont plus des outils de transformation du monde, mais plutôt des moyens de donner chair aux fictions ludiques. Comme si le bovarysme contaminait le technologique. Comme si la technique moderne, pour continuer d’exister, devait revêtir les atours de l’époque contemporaine. Ou peut-être tout simplement parce que ce qui conduisait les conquêtes technologiques se trouve aujourd’hui saturé et, petit à petit, remplacé par ce qu’il avait d’abord cherché à faire disparaître. Dans Spectacle

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et société, c’est ce que Duvignaud nous suggère : « Visualiser les légendes et la

mythologie, rendre visible l’incroyable, voilà ce que réussit la raison agissante. Comme si le siècle entier demandait aux croyances fantastiques de conjurer par une représentation du fantastique une science qui allait rendre le cosmos à l’inertie. »240

Société du spectacle mise en évidence par les situationnistes, il semble bien que le

spectacle, dans sa dimension illusoire, contamine l’ensemble de la vie sociale. Le chevalier d’industrie, l’ingénieur, laissent alors leur place à l’artiste et à l’aventurier de l’illusion. Steve Jobs était certainement un ingénieur remarquable, mais c’est aussi celui qui décida de produire des objets technologiques et de les présenter comme des objets magiques. Par le jeu des contradictoires, « la technique se met donc au service de forces qu’elle a épistémologiquement éliminées. Elle construit un monde fermé et rigoureux pour recréer ce qu’elle supprime. Elle enfante le monde au moment où elle le désenchante. »241

Ce que nous évoquions en introduction, en faisant du chevalier d’industrie l’un des avatars du bovarysme et de l’enromancement médiéval, permet de mieux comprendre le passage de la modernité à la postmodernité qui se joue ici. Si la science, la technique et la rationalisation du monde ont œuvré pendant près de deux siècles, il apparaît aujourd’hui que le désenchantement qu’elles ont produit les pousse à réenchanter le monde. Comme l’a écrit Duvignaud : « La science devient magique parce que le monde réel est probablement insupportable. »242 Et en devenant magiques, la science et la technique deviennent des moyens de faire communauté. L’exemple de l’Apple Store de la 5ème

avenue à New York est ici frappant. Véritable cathédrale contemporaine de la technologie, il reprend les codes et les symboles de l’édifice religieux. Il ne s’agit pas de savoir si l’architecte qui a

240 Jean Duvignaud, Spectacle et société, op. cit., p. 122. 241 Ibid., p. 122-123.

185 conçu ce magasin s’est réellement inspiré de la Mecque, mais il est évident qu’il a cherché à en faire un espace totem d’une communauté de consommateurs.

Nous sommes ici loin du linéaire de supermarché, symbole de la rationalisation de la consommation. L’espace est réenchanté. La fiction bovaryque et ses conséquences sur notre rapport au monde, à l’identité et à la technologie modifient notre rapport à l’espace et à la mémoire. On se vit comme un autre. C’est-à-dire à la fois différent de soi et aussi comme les autres membres du groupe. Le groupe nous possède et nous façonne par l’intermédiaire de rites ludiques et de micro- mythologies. Tout cela transforme notre rapport au territoire et à l’imaginaire collectif. L’espace n’est plus simplement considéré comme une abstraction, une chose étendue modélisée mathématiquement dans un repère cartésien. Il se charge d’une dimension symbolique et d’une valeur mnémonique collective. Il se fait paysage et réceptacle des communautés qui l’habitent. C’est ce qu’a bien montré Stéphane Hugon à propos de l’imaginaire du voyage dans l’expérience internet. La navigation, le surf, sont autant d’expressions qui marquent la logique territoriale qui se joue sur internet. Chaque forum, site, page, sont autant de lieux qui cristallisent des imaginaires communautaires. A la logique temporelle de la modernité semble succéder une logique territoriale que nous allons étudier dans ce qui suit.

La fiction bovaryque que nous avons décrite s’exprime dans des micro-récits qui sont autant de mythologies éphémères fondatrices de communautés. Ces communautés et ces fictions ont lieu dans un espace particulier qui est celui de la res

in lusio. Cet espace se manifeste par l’émergence de communautés multiples et

éphémères et renvoie alors à une logique territoriale, c’est-à-dire à une logique symbolique qui s’incarne dans un espace. Il est maintenant temps de comprendre l’importance de l’espace dans les comportements ludiques contemporains, notamment dans les processus d’élaboration d’une mémoire collective. Il s’agira, en

186 quelque sorte, d’établir dans le chapitre suivant les contours d’une « paysageologie » mnémonique contemporaine.

A la manière des hommes que décrit Baudelaire dans Chacun sa chimère, la société contemporaine semble produire des fictions narratives, des chimères comme autant de socialités potentielles :

« Je questionnai l’un de ces hommes, et je lui demandai où ils allaient ainsi. Il me répondit qu’il n’en savait rien, ni lui, ni les autres ; mais qu’évidemment ils allaient quelque part, puisqu’ils étaient poussés par un invincible besoin de marcher.

Chose curieuse à noter : aucun de ces voyageurs n’avait l’air irrité contre la bête féroce suspendue à son cou et collée à son dos ; on eu dit qu’il la considérait comme faisant partie de lui-même. Tous ces visages fatigués et sérieux ne témoignaient d’aucun désespoir ; sous la coupole spleenétique du ciel, les pieds plongés dans la poussière d’un sol aussi désolé que le ciel, ils cheminaient avec la physionomie résignée de ceux qui sont condamnés à espérer toujours. »243

243 Charles Baudelaire, « Chacun sa chimère », in Le Spleen de Paris. Petits poèmes en

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« Le baroque, en revanche, a un sens cosmique, bien nettement révélé par le fait de son éternelle prédilection pour le paysage. Pour le paysage et pour le folklore. (…) De même que les dialectes sont des idiomes naturels, le baroque est l’idiome naturel de la culture, celui où la culture imite les procédés de la nature. Le baroque contient toujours, dans son essence, quelque chose de rural, de paysan. Pan, dieu des champs, dieu de la nature, préside à toute œuvre baroque authentique. »

Eugénio D’Ors, Du Baroque.

« C’est l’homme aux mille tours, Muse, qu’il faut me dire, Celui qui tant erra quand, de Troade, il eut pillé la ville sainte, Celui qui visita les cités de tant d’hommes et connut leur esprit, Celui qui, sur les mers, passa par tant d’angoisses, en luttant pour survivre et ramener ses gens. Hélas ! même à ce prix, tout son désir ne put sauver son équipage : ils ne durent la mort qu’à leur propre sottise, ces fous qui, du Soleil, avaient mangé les bœufs ; c’est lui, le Fils d’En Haut, qui raya de leur vie la journée du retour. Viens, ô fille de Zeus, nous dire, à nous aussi, quelqu’un de ces exploits. »

Homère, L’Odyssée.

« Il n’est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude ; jouir de la foule est un art ; et celui-là seul peut faire, aux dépens du genre humain, une ribote de vitalité, à qui une fée à insufflé dans son berceau le goût du travestissement et du masque, la haine du domicile et la passion du voyage. » Charles Baudelaire, Les foules.

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Chapitre 3 – Les transformations de la mémoire :