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« Dans l’illusion, c’est-à-dire la forme la plus courante de mise à l’écart du réel, il n’y a pas à signaler de perception à proprement parler. La chose n’y est pas niée : seulement déplacée, mise ailleurs. Mais en ce qui concerne l’aptitude à voir, l’illusionné voit, à sa manière, tout aussi clair qu’un autre. »

Clément Rosset, Le réel et son double.

« A la différence des philosophies du sujet qui ont permis en Occident l’essor des sciences positives, en instituant une séparation radicale entre les mots et les choses, entre les idées abstraites de l’entendement et le réel qu’elles appréhendent, les Achuar ne conçoivent pas le travail du wakan comme une mise en forme d’un monde de substance qui lui préexisterait. »

Philippe Descola, Les lances du crépuscules.

Des chevaliers de la table ronde aux zombie walk, en passant par Emma Bovary et Spiderman, nous avons tenté de retracer le chemin du bovarysme jusqu’à ses expressions ludiques contemporaines. Par la fiction bovaryque, chacun raconte une histoire, ou se fait raconter une histoire, c’est certainement là le sens de l’expression « se la raconter » que nous avons choisie comme titre d’un des sous- chapitres précédents. Mais ce qui ressort de notre analyse du bovarysme contemporain est l’émergence d’un espace qui se situe entre fiction et réalité à partir duquel le collectif se retisse. Cet espace, comme nous allons le voir, interroge la traditionnelle distinction entre réel et virtuel, entre fiction et réalité. Sans anticiper notre propos, nous pouvons dire que cette distinction n’est plus opérante sous bien des aspects. Il semble que les comportements ludiques contemporains, qui

178 s’expriment dans le bovarysme, donnent chair et consistance au collectif sans distinction entre relations virtuelles et relations réelles. C’est pourquoi nous allons nous attarder maintenant sur le passage de la distinction entre res cogitans et res

extensa à la res in lusio.

C’est René Descartes qui pose la distinction entre la chose pensante (res

cogitans) et la chose étendue (res extensa). Dans les Médiations métaphysiques, il

met l’ensemble des choses et du monde en doute pour arriver à la certitude du cogito. C’est alors la chose pensante qui se retrouve comme seule chose certaine. C’est à partir de cette certitude que Descartes va alors reconstituer le monde, la chose étendue. La séparation entre l’âme et le monde est affirmée et se déclinera par la suite sur le modèle de la vérité et de la fiction, du réel et du virtuel. C’est en effet le point de départ de la vocation philosophique de Descartes. C’est au cours d’un rêve où il s’imagine assis devant sa cheminée, puis au cours de son réveil où il est dans cette même position, que le philosophe se demande comment distinguer le rêve irréel de la véritable réalité. Cette distinction va ensuite irriguer l’ensemble de notre culture et on la retrouve aujourd’hui dans les nombreuses interrogations que l’on peut entendre sur la « fausseté » des relations en ligne, l’inconsistance des amitiés virtuelles, ou encore les confusions que les jeux de simulation provoqueraient chez certains adolescents, ou encore dans le « principe de réalité » freudien. Mais si le sujet individuel, avatar de la philosophie cartésienne qui fait de l’individu une intériorité, explose en sincérités multiples, on est en droit de s’interroger sur la pertinence sociologique de cette distinction. Tout ce que nous avons présenté depuis le début de ce travail nous pousse à nous interroger sur la valeur sociologique de l’illusion et donc à proposer une interprétation de cet espace ludique contemporain : la chose dans le jeu, la res in lusio. L’espace sociétal ne serait-il pas cette chose dans le jeu ?

179 La modernité a été l’histoire d’une conquête. Conquêtes du monde, conquêtes sociales et conquêtes scientifiques ont ponctué les deux derniers siècles. Ces différentes conquêtes se sont exprimées par la mise en place de frontières et de distinctions. Distinctions entre les classes sociales, frontières entre les pays ou entre les disciplines scientifiques, sont autant d’exemples de ces différentes conquêtes. Cet esprit de conquête et de domination est aujourd’hui remplacé par un esprit d’aventure qui répond à l’ennui généré par nos sociétés. Il s’exprime sous la forme d’anomies créatrices qui prennent l’apparence de comportements ludiques. Dans la fiction bovaryque, on peut voir alors réel et virtuel se confondre. La porosité entre des espaces, jusqu’alors hermétiques l’un à l’autre, devient la règle. L’épochè de la phénoménologie husserlienne se manifeste dans de multiples comportements. La question de la vérité du monde, de la vérité des relations sociales, est suspendue. Leur existence, au sens classique, importe peu. Peu importe que le chef de ma guilde soit un enfant de 12 ans, c’est avant tout un guerrier célèbre et qui a fait ses preuves dans le monde virtuel de World of Warcraft. L’épisode, que nous évoquions précédemment, de la série South Park, Make love not warcraft, met aussi en exergue cette épochè contemporaine. Un no life empêche les autres de jouer pleinement le jeu. Il les tue les uns après les autres. Blizzard met alors tout en œuvre pour le faire disparaître. Paradoxe sémantique, mais aussi porosité phénoménologique, de la mort virtuelle d’un no life. Le simulacre et la simulation, comme dans les Sims (simulation de vie où l’on dirige l’ensemble des actions quotidiennes de son personnage, trouver un travail, se faire des amis, aller aux toilettes, etc.), redoublent la réalité tranchante et inquiétante de la modernité et participent ainsi de son euphémisation. Le double simulé, l’avatar, le virtuel, participe de l’homéopathisation du mal, du désamorçage de la chute que portent la volonté de pouvoir de la dialectique moderne et son imaginaire prométhéen. Le redoublement de la réalité et la double négation revalorisent alors ce qui a été désenchanté.

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Harry Potter, la saga Twilight, les séries Teen wolf ou Buffy contre les vampires, les comics Unwriten ou Fables sont d’autres exemples de cette tendance à

la porosité et à l’épochè. Dans Harry Potter les sorciers et les moldus (les non- sorciers) vivent dans le même monde. Les voitures peuvent être enchantées et voler. Dans Buffy contre les vampires, une adolescente, aidée de ses amis, lutte contre les forces du mal qui sortent de la bouche des enfers, qui se trouvent précisément sous son lycée. Dans Unwritten, le personnage principal découvre qu’il est le produit de la création littéraire de celui qu’il croyait être son père. Dans Fables, les personnages des contes de notre enfance, Blanche neige, le prince charmant, le grand méchant loup, les trois petits cochons, le petit chaperon rouge, vivent à New York. Le fantastique n’est alors plus cantonné dans un monde à part, qui lui soit propre, comme chez Tolkien, ou dans la science fiction et ses utopies. Le fantastique, le merveilleux, l’aventure s’immiscent dans notre monde, ici et maintenant. De la même façon, les émissions de télé-réalité renforcent le sentiment que l’extraordinaire est à notre porte, que notre vie peut changer à tout moment. Réalité et fiction communiquent et participent de l’envie d’aventure. Dans la dernière saison de La

France à un incroyable talent, on retrouve une candidate, Tatiana qui est tourneur-

fraiseur et dont l’incroyable talent est d’être chanteuse lyrique. Ces deux compétences, autrefois contradictoires, se retrouvent maintenant dans un même espace dans lequel l’une est le complémentaire de l’autre. Le désormais célèbre canular d’Orson Welles à la radio américaine, au cours duquel il lut un passage de La

guerre des mondes et provoqua une panique aux Etats-Unis, est un autre exemple de

cette porosité, de cette appétence contemporaine pour l’avènement du fantastique dans la vie quotidienne.

Dès lors on peut se demander avec Palante : « Peut-on encore parler d’illusion ou d’illusionnisme là où toute distinction s’efface entre l’être et le non-être, entre les

181 données du réel et les données imaginaires ? »236 La chose dans le jeu, la res in lusio, trouve dans les exemples ci-dessus de multiples manifestations. Réel et irréel se confondent, réalités et fictions s’interpénètrent.

Autre exemple de cet espace ludique, dans lequel s’exprime le bovarysme contemporain compris comme fiction narrative, les dispositifs de réalité augmentée. Le terme n’est d’ailleurs peut-être pas très bien choisi pour décrire ce que nous essayons de mettre en lumière. Les différentes applications qui permettent à nos téléphones de nous présenter des informations supplémentaires sur l’environnement dans lequel nous nous trouvons en sont une illustration. Les consoles de jeux portables qui communiquent entre elles alors que nous déambulons dans les rues, les puces RFID, sont autant d’exemples qui illustrent cette porosité entre réalité et virtualité. Notre environnement est augmenté de significations, d’imaginaires collectifs, et se retrouve gros d’un potentiel virtuel qui prend chair dans de nombreux dispositifs technologiques.

Mais à l’inverse de la culture moderne de la technique, l’objet technique n’est pas ici un objet de domination, d’expertise ou de transformation. Il est un objet de reliance. La promesse contemporaine de la technique n’est d’ailleurs pas de se montrer en tant que telle, c’est-à-dire en tant qu’objet technique, mais bien de disparaître au profit d’une naturalité et d’une continuité d’usages et de comportements237. C’est ce que Stéphane Hugon a bien mis en avant avec la notion

d’affordance. L’affordance est la capacité d’un objet technique à suggérer, par lui- même, son usage. Elle fait écho aux gestes, aux comportements et aux imaginaires qui sont déjà présents chez l’utilisateur. Cela a pour conséquence de faire de l’objet technique un objet magique, une res in lusio. C’est-à-dire un objet qui se trouve à la

236 Georges Palante, Le Bovarysme, une moderne philosophie de l’illusion, op. cit., p. 29. 237 CF. Stéphane Hugon, L’étoffe de l’imaginaire. Design relationnel et technologies, op.

182 croisée des chemins de la technologie et de l’illusionnisme. Un objet technique qui prend tout son sens dans son détournement ludique. L’exemple de la Twingo est ici frappant. Le constructeur Renault a, par le design particulier de cette automobile, détourné l’image traditionnelle de la voiture comme objet spécifiquement technique et masculin. Les couleurs et les formes renvoient à l’imaginaire du jouet, voire du hochet.

Avec le dépassement de la distinction res cogitans/res extensa par la mise en place de la res in lusio, le bovarysme contemporain fait de « l’Univers une œuvre d’illusionnisme magique. »238 A la manière des animaux fantastiques du Moyen-Âge

que nous évoquions dans l’introduction de ce chapitre, les différents registres que sont les objets, l’imaginaire, la communauté, le virtuel, s’interpénètrent et se confondent. La res in lusio est à comprendre comme un processus de chimérisation, de sample. Tout peut être combiné, associé. L’assemblage baroque est un procédé répandu aujourd’hui, sur lequel Maffesoli attire notre attention. Les baskets Adidas auxquelles sont ajoutées des ailes, rappelant les chaussures mythiques d’Hermès, en sont une illustration.

L’objet technique qu’est la chaussure de sport est alors détourné de sa fonction et de son utilité pour devenir une chimère de la mode, à mi-chemin entre l’imaginaire de l’athlète et celui de la mythologie grecque. Le mouvement des Real life super- heroes est un autre exemple de cette chimérisation, de ce dépassement des anciennes distinctions entre réel et virtuel, réalité et imaginaire. Dans ce mouvement, des personnes se sont fabriqué des costumes de super-héros et patrouillent réellement dans leur ville pour lutter contre le crime ou l’incivilité.

La chose dans le jeu, le bovarysme contemporain, l’enromancement de la vie quotidienne, participent d’une réappropriation de la technique et des anciennes

183 distinctions de la modernité par la société contemporaine. Chacun d’entre nous est en quelque sorte un magicien, un porteur de masque, un créateur de chimères. Concluons maintenant ce chapitre en développant quelques-unes des manifestations de cette res in lusio.