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Huizinga n’est pas sociologue et s’il est surtout connu pour son Homo Ludens, il est peut-être avant tout un spécialiste de l’Europe du Moyen-Âge. Mais peut-être n’est-ce pas une coïncidence que le premier penseur de l’époque contemporaine à s’intéresser à la question ludique soit un fin connaisseur de cette époque. Comme nous le verrons dans notre chapitre consacré à la mémoire et à la constitution des lieux communs dans le monde contemporain, il existe de nombreuses similitudes

125 Michel Maffesoli, La conquête du présent. Pour une sociologie de la vie quotidienne,

éditions Desclée de Brouwer, Paris, 1998 (1979), p. 62-63.

126 Michel Maffesoli, La conquête du présent. Pour une sociologie de la vie quotidienne,

100 entre notre époque et le Moyen-Âge. Traditionnellement présenté comme un moment sombre de l’histoire humaine, nous savons aujourd’hui qu’il n’en est rien et nombre d’ouvrages insistent aujourd’hui sur les fêtes et les jeux qui ont façonné une partie de la vie quotidienne à cette époque.

Mais ne nous arrêtons pas de nouveau sur le Moyen-Âge et venons-en au fait. C’est-à-dire à l’exposé de la pensée de Huizinga concernant le ludique. C’est en 1938 qu’Homo Ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu est publié. Comme le titre l’indique, il s’agit pour l’auteur de s’intéresser à une dimension particulière de l’humain : le jeu. En deçà, ou au-delà d’homo sapiens, l’homme qui pense, Huizinga attire notre attention sur homo ludens, l’homme qui joue, et sur l’importance sociale de cette activité. Là où certains replacent le jeu dans le giron de l’inutilité et de la frivolité, Huizinga rend attentif au pouvoir signifiant du jeu. Il ne s’agit pas, selon lui, d’une activité instinctive, en son sens biologique, elle ne répond à aucun besoin de conservation ou de reproduction. Et pourtant, elle possède un pouvoir sur notre vie. « Dans le jeu "joue" un élément indépendant de l'instinct immédiat de la conservation, et qui prête à l'action un sens. »127

Il ira même plus loin. Si l’on s’interroge aujourd’hui sur le jeu comme source d’addiction, d’excitation, de déviance, voire de folie, le penseur néerlandais insiste sur cette intensité spécifique à l’activité ludique et en fera son origine et sa substance. Autrement dit, c’est parce que le jeu est une activité intense qui dépasse le cadre de la nature biologique, qu’il peut être le jeu. "L'intensité du jeu ne se trouve expliquée par aucune analyse biologique. Et c'est justement dans cette intensité, dans ce pouvoir de surexciter que réside son essence, ce qui lui est proprement originel."128

On ne peut s’empêcher ici de rapprocher la pensée de Huizinga de celle de Jean-Marie Guyau qui, dans son

127 Johan Huizinga, Homo Ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, éditions Gallimard,

coll. tel, Paris, 2008 (1951), p. 16.

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Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, fera de l’intensité de la vie

l’origine et la finalité de la vie morale.

Le jeu est une activité qui produit de la signification et dont l’origine est une intensité, une surexcitation. Cela a notamment pour conséquence de faire des espèces joueuses des espèces particulières. Si l’on quitte Huizinga un instant pour comprendre ce qu’il nous dit, on s’aperçoit, avec Bateson, que pour jouer il faut avoir une certaine appréhension de ce que jouer peut être. Lorsque des chatons jouent à se bagarrer, le coup de patte a quelque chose du coup de patte de la bagarre, mais il est aussi quelque chose d’autre. La morsure, toujours dans le cadre du jeu, est un simili de morsure. Autrement dit, les chatons ont l’intuition, conscience ou connaissance, peu importe, qu’ils se prêtent à une activité particulière, qui a une signification spécifique et qui ne relève pas, dans ce cas précis, d’une bataille entre chats de gouttière pour une querelle de territoire. On ne se bat pas pour se faire mal. Mais pour s’amuser, pour apprendre à se battre, pour décharger un trop plein d’énergie, pour se toucher, peut-être est-ce pour tout cela à la fois ou pour tout autre chose. Une chose apparaît pourtant au travers du jeu, les êtres qui jouent sont capables de sortir des impératifs mécaniques de la biologie et de la nécessité. Autrement dit, « l'existence du jeu affirme de façon permanente, et au sens le plus élevé, le caractère supra logique de notre situation dans le cosmos. Les animaux peuvent jouer : ils sont donc déjà plus que des mécanismes. Nous jouons, et nous sommes conscients de jouer : nous sommes donc plus que des êtres raisonnables, car le jeu est irrationnel ».129

Huizinga voit ici une démonstration de la liberté de jouer. Mais n’est-on pas aussi possédé par le jeu ? Si le jeu est certainement une activité qui se détourne des simples mécanismes biologiques ou de la pure rationalité, il n’en est pas pour autant

102 un espace de totale liberté. Les nombreux cas d’addiction aux jeux recensés bien avant l’invention de la psychiatrie en sont un exemple. Ou bien encore, comme nous le rappelions en introduction de ce chapitre, l’expérience du chamane en transe, activité désignée dans le vocabulaire des peuples de Sibérie comme un jeu, est aussi un moment de possession vécue en tant que telle. Et n’oublions pas les règles du jeu qui en font un espace possédant ses propres normes, ses limites et ses interdictions. Peut-être s’agit-il d’une servitude volontaire ? Peut-être s’agit-il aussi d’une extase, c’est-à-dire d’une dépossession de soi par une vacance, un espace en creux ? L’illusion, rappelons-le est, étymologiquement, le fait d’être dans le jeu.

Huizinga relevait déjà cela lorsqu’il écrivait : « Le jeu n'est pas la vie "courante" ou "proprement dite". Il offre un prétexte à s'évader de celle-ci pour entrer dans une sphère provisoire d'activité à tendance propre. »130

Utopie interstitielle, zone d’autonomie temporaire, espace fantasmatique, monde imaginal, fonction symbolique, il est clair que le jeu nous ouvre un domaine qui n’est pas celui du « principe de réalité ». Mais la dichotomie que fait l’auteur néerlandais n’est peut- être pas tout à fait exacte. Nous n’excluons pas le jeu de la vie courante, bien au contraire. Il est un espace particulier, mais il est avant tout un espace poreux, un espace transitionnel, pour reprendre ici les termes de Winnicott. Comme dans l’exemple de nos chatons jouant à se battre, l’espace ludique renvoie simultanément à la véritable bagarre et à son simulacre. Il n’est ni tout à fait l’un, ni tout à fait l’autre. Mais il est aussi tout l’un et tout l’autre. Souvenons-nous ici de l’exemple des joueurs de jeux vidéo recrutés pour devenir pilotes de course. Et il ne s’agit pas simplement ici de la puissance de simulation des consoles de jeux. Il existe d’ailleurs de nombreux exemples littéraires dans lesquels, se faisant passer pour un autre, le héros de l’histoire finit par devenir ce dont il jouait le rôle. Dans le film de Walt

130 Ibid., p. 24.

103 Disney, Aladin, par la magie du génie de la lampe, devient le prince qu’il n’est pas, pour finalement devenir un vrai prince. Le jeu navigue alors entre supercherie et révélation. Peut-être peut-on y voir une sorte d’apocalypse, en son sens étymologique. Notre époque n’est d’ailleurs pas avare de cet imaginaire apocalyptique. Le jeu ne serait-il pas alors ce moment où une société disparaît dans sa propre imitation comme le suggère Baudrillard dans Simulacre et simulation ? Imitation détournée dans laquelle s’élaborerait alors l’être-ensemble en gestation ?

Huizinga formule la définition suivante du jeu : « Sous l'angle de la forme, on peut donc, en bref, définir le jeu comme une action libre, sentie comme "fictive" et située en dehors de la vie courante, capable néanmoins d'absorber totalement le joueur ; une action dénuée de tout intérêt matériel et de toute utilité ; qui s'accomplit en un temps et dans un espace circonscrits, se déroule avec ordre selon des règles données, et suscite dans la vie des relations de groupes s'entourant volontiers de mystère ou accentuant par le déguisement leur étrangeté vis-à-vis du monde habituel. »131

On voit ici apparaître la dimension sociale du jeu qu’évoquait l’auteur dans le sous-titre de son livre, mais aussi la dimension particulière qui qualifie cette relation ludique. Mystère et étrangeté sont de la partie et teintent l’activité ludique d’une dimension quasi surnaturelle. Pour l’historien, c’est « dans la forme et dans la fonction du jeu, qualité spécifique, (que) la conscience qu'a l'homme d'être intégré dans le cosmos trouve sa première expression, la plus haute et la plus sainte. Dans le jeu pénètre peu à peu la signification d'un drame sacré. Le culte se greffe sur le jeu. Le jeu en soi fut toutefois le fait initial ».132

On assiste ici à un nœud très important de l’analyse de Huizinga. Ludique, rite et sacré semblent apparentés. Le jeu se trouvant à l’origine des deux autres dimensions. Encore une fois, on peut se rappeler ici ce que nous disions sur les transes chamaniques. Mais l’on peut également

131 Johan Huizinga, Homo Ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, op. cit., p. 31. 132 Johan Huizinga, Homo Ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, op. cit., p. 37.

104 évoquer les différents jeux de plateau, échec, go, mah-jong, qui sont des représentations du monde et qui renvoient à des cosmogonies spécifiques. Remarquons simplement ici que cette parenté entre espace sacré et espace ludique renvoie à ce que Corbin a défini comme monde imaginal133

ou encore à cette fonction symbolique décrite par Gibert Durand134

. On comprend dès lors mieux comment Huizinga peut écrire : « Cette sphère du jeu sacré est celle où l'enfant, le poète et le primitif se retrouvent dans leur élément. »135

Ce que l’auteur d’Homo Ludens cherche avant tout à mettre en exergue ici, en rapprochant le sacré et le ludique, c’est la dimension culturelle de l’activité ludique. C’est-à-dire le jeu comme producteur de culture, ou plutôt la culture comme activité ludique en tant que telle : « La culture naît sous forme de jeu, la culture, à l'origine, est jouée. »136

Et c’est bien de cela dont il sera question dans les chapitres qui vont suivre, à savoir, comment l’esprit du jeu dans les sociétés contemporaines est-il avant tout la manifestation d’une culture en train de se jouer ? De ce point de vue nous sommes en accord avec Huizinga lorsqu’il écrit : « On peut affirmer du XIXe siècle, que dans presque toutes ses manifestations culturelles, le facteur ludique passa notablement à l'arrière plan. (...) Les idéaux de travail, d'éducation et de démocratie ne laissaient guère de place au séculaire principe du jeu. »137

Or, les différents

133 « Le mundus imaginalis de la théologie mystique visionnaire est un monde qui n’est

plus le monde empirique de la perception sensible, tout en étant pas encore le monde de l’intuition intellective des purs intelligibles. Monde entre-deux, monde médian et médiateur, sans lesquels tous les évènements de l’histoire sacrale deviennent de l’irréel, parce que c’est en ce monde-là que ces évènements ont lieu, « leur lieu »., in Henry Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn’Arabi, éditions Entrelacs, Paris, 2006 (1958), p. 18.

134 « La fonction symbolique est donc dans l’homme le lieu de « passage », de réunion des

contraires : le symbole dans son essence et presque dans son étymologie (Sinnbild en allemand) est « unificateur de paires d’opposés ». Il serait en terme aristotélicien la faculté de « tenir ensemble » le sens (Sinn = le sens) conscient qui perçoit et découpe précisément des objets, et la matière première (Bild = l’image) qui, elle, émane du fond de l’inconscient. », in Gilbert Durand, L’imagination symbolique, op. cit., p. 68.

135 Johan Huizinga, Homo Ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, op. cit., p. 48. 136 Johan Huizinga, Homo Ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, op. cit., p. 74. 137 Ibid., p. 267.

105 éléments de notre enquête montrent le retour de ce « séculaire principe » et la mise au second plan du travail et de l’éducation en leur sens moderne.