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Le bovarysme qui s’exprime, comme nous venons de le voir, sous forme d’une fiction narrative supra-individuelle, est une des marques de notre époque et des comportements ludiques qui la traversent. Si les Grand Récits sont saturés, on peut donc voir une multiplicité de petits récits agrémenter le quotidien. Cette narration perpétuelle de tous les événements de la vie quotidienne renvoie à la structure même du mythe telle qu’elle est présentée par Eliade. La temporalité du récit mythique ne se situe pas dans une chronologie historique, mais dans ce qu’il appelle le in illo

tempore. Il s’agit d’une temporalité spécifique dont on est à chaque fois le

contemporain quand on récite de nouveau l’histoire mythique, ou lorsque, par le rituel, on reproduit les actions qui sont au fondement de l’état du monde. Le bovarysme, comme fiction narrative, participe donc de cette élaboration mythologique contemporaine, de ce réenchantement du monde par l’élaboration de nouvelles mythologies éphémères. Dans une société où les discours structurants, les conduites exemplaires, les stéréotypes ne sont plus ceux portés par les institutions et les grands récits, on peut voir les petites histoires quotidiennes prendre le relais. Enromancement de la vie quotidienne et narration de soi apparaissent comme le substitut contemporain des récits mythiques exemplaires. Lyotard, dans La condition

postmoderne, avait bien repéré ce niveau de discours propre à notre époque : « A

titre d'imagination simplificatrice, on peut supposer qu'une collectivité qui fait du récit la forme-clé de la compétence n'a pas, contrairement à toute attente, besoin de pouvoir se souvenir de son passé. Elle trouve la matière de son lien social non pas seulement dans la signification des récits qu'elle raconte, mais dans l'acte de leur récitation. La référence des récits peut paraître appartenir au temps passé, elle est en

164 réalité toujours contemporaine de cet acte. C'est l'acte présent qui déploie à chaque fois la temporalité éphémère qui s'étend entre le j'ai entendu dire et le vous allez

entendre. »210

Nous reviendrons plus précisément dans notre chapitre suivant sur les transformations que cela implique concernant la mémoire individuelle ou collective. Mais notons simplement qu’elle ne renvoie plus nécessairement à un souvenir passé. Peut-être faudra-t-il y voir ce que Nietzsche nous suggérait dans la généalogie de la

morale, à savoir une mémoire de l’avenir ? Peut-être est-ce d’ailleurs ici que se situe

la dimension sociologique de l’œuvre de Nietzsche. En effet, c’est peut être dans l’élaboration d’une relation de promesse avec lui-même et avec les autres, que l’individu souverain se relie au monde ? Promesse et mémoire de l’avenir qui ne sont pas des projections dans le futur, des reports de jouissance, mais bien des éthiques présentes.

L’importance de la narration dans nos sociétés, ce que Christian Salmon a bien illustré par son livre Storytelling, marque également l’aspect sociétal du bovarysme. Comme l’indiquait déjà Jean-Marie Guyau dans l’Art au point de vue sociologique, « Notre conscience (…), malgré son unité apparente, est elle-même une société, une harmonie entre des phénomènes, entre des états de conscience élémentaire, peut-être entre des consciences cellulaires. »211

C’est-à-dire que les expressions esthétiques que sont toutes les micro-narrations quotidiennes sont elles-mêmes des phénomènes sociaux. Ou pour le dire avec Jean Duvignaud : « Je suis toujours plus que je ne serais si je n’étais que moi. »212

Dans la fiction bovaryque se déroule un processus qui nous projette vers l’autre et qui projette l’autre en nous. La structure mythologique de la répétition narrative nous relie aux autres en les rendant contemporains des événements que nous racontons. Nous participons alors d’un

210 Jean François Lyotard, La condition postmoderne. Rapport sur le savoir, op. cit., p. 42. 211 Jean Marie Guyau, L’art au point de vue sociologique, op. cit., p. 8.

165 même événement, d’une même refondation d’un espace collectif. Le film

Logorama213

du collectif de graphistes H5 en est une bonne illustration. Ce film raconte l’histoire d’une course poursuite dans les rues d’une ville américaine fictive. L’ensemble des décors, des véhicules, des personnages sont des logos de marques. Ainsi, les policiers sont des bibendums Michelin et le méchant de l’histoire est incarné par Ronald Macdonald. Ce qui est frappant dans ce court métrage est le fait que l’utilisation de tous ces logos n’est pas choquante d’un point de vue narratif. Bien au contraire, chacun des éléments de l’histoire est chargé d’un imaginaire collectif par les images et les symboles que sont les logos de chacune des marques utilisées. L’histoire est légitime parce qu’elle fait référence à toutes ces micro- narrations que sont les publicités, auxquelles nous sommes confrontés au quotidien. Il n’y a ici rien de très original, mais cela marque bien comment la vie quotidienne et les narrations qui la ponctuent sont aujourd’hui le terreau sur lequel s’élaborent les mythologies de nos sociétés. Le détournement ludique opéré par le collectif H5 montre bien ce mécanisme et manifeste comment la fiction bovaryque, ici appliquée aux images de marques, est un élément contemporain qui revitalise l’imaginaire collectif.

Chacune des fictions bovaryques qui s’actualise dans les micro-récits de la vie quotidienne, manifeste alors l’appartenance à une communauté. Peu importe qu’elle soit durable ou éphémère. La fiction bovaryque se fait goût de l’autre. Ce que l’on observe c’est une appétence, une envie de se relier à l’autre, aux autres. Les sincérités successives des multiples fictions bovaryques marquent alors la dimension collective de chacune des identités que nous révélons dans telle ou telle situation relationnelle. « Que chaque individu puisse ainsi jouer plusieurs rôles sociaux (gardien de but, secrétaire de syndicat, instituteur, ouvrier, père de famille, etc.), écrit

213 Le film logorama est visionable gratuitement sur youtube :

166 Jean Duvignaud, montre que les vies particulières sont prises dans plusieurs trames de rôles et participent à diverses cérémonies qui impliquent, chaque fois différemment, une action collective déterminée. »214

Le rituel narratif, mais peut-être est-ce là une tautologie, nous inscrit dans un groupe. Comme l’a bien montré Denis Jeffrey : « Les rituels, en fait, connectent chacun avec une humanité commune. »215

Et il ajoute : « Une narration forte met en scène les événements d’une mémoire commune, ou mieux encore des événements qui tissent le destin commun de tous les êtres humains. Elle signale qu’une personne n’est pas seule à vivre tel ou tel événement »216

.

La société anomique contemporaine fait de chaque situation une situation dramatique, théâtrale. La fiction bovaryque n’apparaît plus alors comme une névrose individuelle, peut-être est-ce une névrose collective, mais bien comme le processus par lequel on tisse, de nouveau, du lien social. L’exemple paroxystique des communautés de cosplayers en est une illustration. Chacun appartient à un groupe dont le sentiment collectif naît du déguisement et de la performance dans l’incarnation du rôle de tel ou tel personnage fictif. Les communautés se soudent autour de celui qui incarnera le mieux le Joker, Naruto ou tel autre personnage de films ou de bandes dessinées. Katune nous disait lors de nos entretiens : « On se retrouve pour jouer des personnages différents de nous et c’est comme ça qu’on se retrouve. » L’exemple du cosplay n’est pas à généraliser, mais il montre bien, de façon caricaturale, ce qui est en jeu dans le comportement ludique de la fiction bovaryque contemporaine. C’est ce que l’on retrouve également dans le phénomène des zombie walk qui s’organisent dans différentes villes et qui rassemblent plusieurs milliers de personnes à chaque fois. On se déguise et on se comporte comme des

214 Jean Duvignaud, Spectacle et société, op. cit., p. 20.

215 Denis Jeffrey, Eloge des rituels, éditions des Presses Universitaires de Laval, Québec,

2005, p. 38.

167 zombies pour se retrouver dans une foule où les corps se décomposent et se frôlent. La zombie walk, comme le cosplay et la fiction bovaryque en général, marque cette érotique sociale propre à notre époque. Comme l’a écrit Jean Duvignaud, « tout se passe donc comme si la société dramatisait certains rôles pour créer ou construire une société plus cohérente et plus intense que la société positive. Comme si certains groupes n’existaient que par cette cohérence supplémentaire et imaginaire qu’ils acquièrent au cours de ces manifestations exceptionnelles mais régulières. »217

Les flashmob en sont un autre exemple. Ces rassemblements font communauté simplement par le rôle que chacun y joue au moment du micro-événement organisé.

Le bovarysme contemporain ne se résume donc pas à une fiction de soi, à une projection dans une irréalité. Il est une fiction narrative qui, sous bien des aspects, participe d’une remythologisation de nos sociétés. Remythologisation qui, à son tour, produit toujours et à nouveau un sentiment d’appartenance. Il nous faut maintenant avancer plus avant dans la compréhension de ce jeu des masques que représente le bovarysme en tant que comportement ludique contemporain. Autrement dit, quelle signification les comportements ludiques du bovarysme ont-ils ?