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« Ce que sont pour le libertin les cuisses ouvertes, ce qu’est un vol d’oiseaux migrateurs pour l’ornithologue, ce qu’est la tenaille pour l’ajusteur, voilà ce qu’était pour le jeune Stencil la lettre V. Il rêvait, une fois par semaine, peut-être bien, que tout cela n’avait été qu’un rêve, et qu’à présent il se réveillait pour découvrir que la poursuite de V. n’était après tout qu’une recherche purement intellectuelle, une aventure de l’esprit, selon la tradition du Rameau d’or ou de la Déesse

blanche. »

Thomas Pynchon, V.

Dénicher le ludique là où il s’est terré jusqu’à aujourd’hui. Tel le chien d’arrêt tout d’abord, écouter, renifler essayer de trouver la piste qui mènera le chasseur à sa proie. Puis, une fois la perdrix ou la bécasse repérée, fixer son regard et ne plus bouger jusqu’à l’arrivée du chasseur. Voilà une métaphore qui décrit bien le travail de celui qui cherche à observer les comportements ludiques dans l’ensemble de la vie sociale. Les plus petits signes peuvent nous mettre sur la piste des lieux où les comportements ludiques se dévoilent et s’épanouissent aujourd’hui. Le « renifleur social, écrit Maffesoli, qu’est le sociologue, ne peut pas ne pas considérer tous ces multiples éléments qui privilégient le sort, le destin, les astres, la magie, le tarot, les horoscopes, les cultes de la nature, etc. Il est même certain que le développement des jeux de hasard tel qu’on le connaît en France, des jeux populaires à la mode des casinos, participe de ce même processus ».108

Dans le chapitre qui va suivre, nous serons plutôt comme le chien courant, c’est-à-dire celui qui a trouvé la piste, truffe collée au sol, et qui, à mesure qu’il se rapproche du gibier, aboie de plus en plus fort pour que les chasseurs puissent le suivre. Autrement dit, il ne s’agit pas ici de revenir

108 Michel Maffesoli, Le temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés

83 sur les signaux les plus étranges qui nous ont menés sur la piste du ludique contemporain, mais plutôt de donner les éléments de compréhension qui permettront de nous suivre dans notre recherche.

Comme le suggère l’exergue gargantuesque de ce chapitre, il existe une infinité de jeux et de façons de jouer. De la marelle aux rites chamaniques, de la wii aux danses rituelles, les langues évoquent le ludique de bien des façons et dans des sphères d’activité très différentes. Ludus, Paidia, Play, Game, sont des exemples de la polysémie et des multiples pratiques qui, dans l’histoire, ont été apparentées aux jeux. L’école, les ébats amoureux, les arts, le jouer, le jeu, renvoient de différentes manières à des comportements ludiques. Chez les Aztèques, aussi, le jeu renvoie à différentes sphères de l’activité culturelle. Les signes nahuatl Xochitl, Ollin, Tochtli, renvoient à différentes tonalités comme l’a montré Christian Duverger : « Xochitl, la fleur, s’applique au jeu-récréation, au plaisir, à la jouissance esthétique, aux beaux- arts. Ollin, le mouvement, évoque le jeu cosmique. Quant à tochtli, le lapin, il symbolise essentiellement les jeux d’ivresse. »109

La langue française est elle-même généreuse en expressions diverses et variées qui invoquent le ludique : jouer de la musique, jouer un rôle, jouer son va-tout, jouer au con, jouer à se faire peur, jouer au Monopoly, jouer avec ses enfants, jouer avec la vie des autres, jouer au plus malin, jouer sa place, jouer au plus fin, jouer avec le feu, jouer le jeu, etc.

Définir le jeu apparaît donc comme un problème immense. La multiplicité des jeux et de leurs formes dans l’histoire de l’humanité et dans les différentes sociétés humaines apparaît comme une difficulté insurmontable. A moins, comme le propose la démarche scientifique classique, d’exclure tout un champ de réflexion en définissant de façon restrictive son objet d’étude comme nous le rappelions dans notre chapitre épistémologique. Mais telle n’est pas notre démarche. Peut-être

84 semblera-t-elle alors plus floue. C’est un risque que nous choisissons de prendre pour tenter de coller aux expressions de notre terrain d’étude.

Ainsi, notre ambition est, de par la diversité et l’hétérogénéité des objets étudiés, de rendre compte de l’ambivalence et de la multiplicité des comportements ludiques. Il ne s’agit pas de faire une théorie des jeux ou de démontrer quelque chose. Mais plutôt de s’attacher à montrer ce qui se donne à voir de multiples façons. Être attentif aux signaux faibles, à la marge, accepter que le ludique s’exprime de bien des manières et dans des sphères qui peuvent, à première vue, apparaître comme ses contradictoires. Comme nous y invite Jean Duvignaud : "Il faut probablement une démarche différente, une autre épistémologie pour affronter ces manifestations irrépétables et inopinées que sont la fête, la création artistique, les rêves, la pratique de l'imaginaire qu'est le jeu. Que notre conscience tente de s'ouvrir à cela qui ne dure pas, qui ne se fonde ni sur le concept, ni sur l'histoire, ni sur le sujet pensant, qu'elle admette ce "rien intentionnel", et l'on verra l'activité ludique émerger et prendre toutes les formes, revêtir toutes les ruses, que lui impose l'épaisse stabilité du "consensus" établi."110

Il ne s’agit pas ici de revenir sur notre épistémologie qui a été énoncée précédemment, mais de montrer les enjeux, les influences et les expériences que nous avons rencontrés durant notre recherche. Dans un premier temps, nous nous attacherons à décrire nos terrains d’étude privilégiés et leur pertinence pour notre propos. Nous nous attacherons ensuite à revenir sur les auteurs à partir desquels nous avons élaboré notre compréhension des phénomènes ludiques contemporains. Enfin, nous proposerons une définition, non limitative, de ce que nous avons choisi d’étudier.

110 Jean Duvignaud, Le jeu du jeu, éditions Balland, coll. Le commerce des idées, Paris,

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1.1 Terrains et approches.

« Le monde dans lequel je vis est un monde où il est de plus en plus question de jeu : non seulement parce qu’il semble que l’on joue chaque jour davantage, mais surtout parce que l’idée même de jeu s’applique constamment à de nouvelles situations, à des formes de conduites et de pensées auxquelles il eût paru, récemment encore, inconvenant de l’appliquer. »

Jacques Henriot, Sous couleur de jouer.