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Winnicott n’est pas sociologue, mais son approche est intéressante dans le cadre d’une démarche phénoménologique des pratiques ludiques. En effet, en replaçant le jeu dans une sphère psychologique, il nous donne des éléments de compréhension de ce qui se joue dans la psyché des joueurs. Il ne s’agit pas ici de discuter de la théorie psychologique de Winnicott, mais plutôt d’énoncer les éléments qui nous paraissent pertinents pour comprendre le jeu aujourd’hui.

La problématique qui retient notre attention concerne sa théorie d’un espace transitionnel dans lequel se déploie le jeu. Son point de départ est celui de la distinction, que tout humain est amené à faire, entre le monde et lui, et plus globalement entre ses fantasmes et le monde qui l’environne. La psychologie a montré, de nombreuses manières, comment l’enfant se différencie du monde par le

incontestable au triomphe du vainqueur. », in Roger Caillois, Les jeux et les hommes, op. cit., p. 50.

149 « Ilinx. - Une dernière espèce de jeux rassemble ceux qui reposent sur la poursuite du

vertige et qui consiste en une tentative de détruire pour un instant la stabilité de la perception et d'infliger à la conscience lucide une sorte de panique voluptueuse. Dans tous les cas il s'agit d'accéder à une sorte de spasme, de transe ou d'étourdissement qui anéantit la réalité avec une souveraine brusquerie. », in Roger Caillois, Les jeux et les hommes, op. cit., pp. 67-68.

150 « Alea. - C'est en latin le nom du jeu de dés. Je l'emprunte ici pour désigner touts les

jeux fondés, à l'exact opposé de l'agôn, sur une décision qui ne dépend pas du joueur, sur laquelle il ne saurait avoir la moindre prise, et où il s'agit par conséquent de gagner bien moins sur un adversaire que sur le destin. », in Roger Caillois, Les jeux et les hommes, op. cit., p. 56.

151 « Mimicry. - Tout jeu suppose l'acceptation temporaire, sinon d'une illusion (encore que

ce dernier mot ne signifie pas autre chose qu'entrée dans le jeu : in-lusio), du moins d'un univers clos, conventionnel et, à certains égards, fictif. le jeu peu consister non pas à déployer une activité ou à subir un destin dans un milieu imaginaire, mais à devenir soi- même un personnage illusoire et à se conduire en conséquence. », in Roger Caillois, Les jeux et les hommes, op. cit., p. 61.

112 jeu des frustrations que lui impose le « principe de réalité ». Mais il ne s’agit pas de cela ici. Winnicott aborde cette question par un autre point de vue, celui de l’objet transitionnel, c’est-à-dire le doudou, ou tout simplement l’objet medium entre le moi et l’autre. Selon le psychanalyste, il existe une tension perpétuelle entre l’intériorité et l’extériorité, entre le moi et l’autre, qui ne se résout jamais qu’en partie. Pour accepter cette position irréconciliable entre un moi qui veut être le monde et un monde qui lui résiste, il existe, selon Winnicott, un espace intermédiaire où cette contradiction est mise entre parenthèses. « Nous supposons ici que l'acceptation de la réalité est une tâche sans fin et que nul être humain ne parvient à se libérer de la tension suscitée par la mise en relation de la réalité du dedans et de la réalité du dehors ; nous supposons aussi que cette tension peut être soulagée par l'existence d'une aire intermédiaire d'expérience, qui n'est pas contestée (arts, religion, etc.). Cette aire intermédiaire est en continuité directe avec l'aire de jeu du petit enfant "perdu" dans son jeu. »152

Voilà peut-être l’espace dans lequel s’exprime l’épochè que nous évoquions dans notre épistémologie ?

Ainsi, pour Winnicott, cet espace intermédiaire, cet entre-deux-mondes, est l’espace du jeu. Mais cet espace n’est pas, comme chez Caillois ou Huizinga, un espace totalement à part qui ne serait ni productif, ni efficace. Bien au contraire, en tant qu’espace intermédiaire, il est le lieu où les choses et les actions peuvent avoir lieu. On retrouve ici une distinction faite par Mircea Eliade, ou encore par Henri Corbin, entre espace sacré et espace profane. L’espace sacré est saturé d’être et les choses n’ont d’être qu’à travers lui. Les actions n’ont de sens qu’en lui. L’espace du jeu est chez Winnicott, un espace à part par son statut et par sa temporalité, mais il n’est pas un espace en dehors du moi et du monde. « Le jeu a une place et un temps propres. Il n'est pas au-dedans, quelque soit le sens du mot (...). Il ne se situe pas non

152 Donald Woods Winnicott, Jeu et réalité. L'espace potentiel, éditions Gallimard, coll.

113 plus au-dehors, c'est-à-dire qu'il n'est pas une partie répudiée du monde, le non-moi, de ce monde que l'individu a décidé de reconnaître (...) comme étant véritablement au-dehors et échappant au contrôle magique. Pour contrôler ce qui est au-dehors, on doit faire des choses, et non simplement penser ou désirer, et faire des choses, cela prend du temps. Jouer, c'est faire. »153

Pourquoi nous intéressons-nous à cela ? Il y a bon nombre d’exemples, sur lesquels nous reviendrons plus abondamment, qui interrogent les découpages traditionnels entre vie privée et vie publique, espace virtuel et espace « réel », fantasme et vérité. L’académie de pilotage que nous évoquions plus haut en est un exemple. Les émissions de télé-réalité, MasterChef ou Top Chef, en sont d’autres exemples, comme nous le montrions plus haut, et attirent notre attention sur cet espace intermédiaire du jeu dans lequel nous pouvons à la fois être soi et un autre, sans qu’il y ait pour autant de contradiction. Peut-être est-on ici face à une forme analogique du principe de complémentarité qui pose comme possible la description d’un atome selon deux états contradictoires ? Autre exemple de cet espace intermédiaire, la récente campagne de publicité de Benetton, The Unemployee of the Year, dans laquelle des chômeurs se mettent en scène en tant que non-politicien, non- réalisateur, non-chercheur ou non-manager. On joue à n’être pas ce pour quoi la société nous a formés. La dichotomie loisir/travail, le découpage des trois-huit, ou encore le travail comme centre de la construction identitaire semblent remis en question. On voit alors apparaître un espace intermédiaire, comme celui de Winnicott, où différentes réalités sociétales, jusqu’alors contradictoires, peuvent communiquer et interagir. Le détournement se prolonge et passe de la fonction sociale à l’identité que l’on met en scène.

153 Ibid., p. 90.

114 Cette campagne est l’exemple frappant de ce qu’écrit le psychanalyste : « La précarité du jeu lui vient de ce qu'il se situe toujours sur une ligne théorique entre le subjectif et l'objectivement perçu. »154

Mais en définitive, par le jeu, les joueurs s’approprient le monde et donnent sens et valeurs à leur action. Teinter l’objectif par le subjectif, fantasmer le réel, permet d’incorporer le monde. Ne serions-nous pas devant un phénomène proche de l’expérience de la chair, décrite par Merleau-Ponty ? Ne faudrait-il pas trouver un nouveau statut à l’expérience lorsqu’elle se situe dans le jeu : une res in lusio ?

Comme nous l’indiquait déjà Winnicott : « En jouant, l'enfant manipule les phénomènes extérieurs, il les met au service du rêve et il investit les phénomènes extérieurs choisis en leur conférant la signification et le sentiment du rêve. »155

Mais sommes-nous toujours dans le domaine de l’illusion ou de la fantasmatique ?