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c La vie quotidienne.

1.2 Généalogies des approches ludiques.

« Les systèmes philosophiques ne sont tout à fait vrais que pour ceux qui les ont fondés (…). Néanmoins, ils renferment quelque point absolument irréfutable, une tonalité, une teinte personnelle qui nous permettent de reconstituer la figure du philosophe comme on peut conclure de telle plante en tel endroit au sol qui l’a produite. En tous cas, cette manière

particulière de vivre et d’envisager les problèmes de

l’humanité a déjà existé ; elle est donc possible. » Nietzsche, La philosophie à l’époque tragique des grecs.

Pour continuer notre réflexion sur les approches ludiques contemporaines, nous ne pouvons faire l’économie d’une rétrospective, ou plutôt d’une généalogie des approches qui nous ont précédés : Maffesoli, Huizinga, Caillois, Winnicott, Wittgenstein, Fink, ou encore Duvignaud. Autant de points de vue sur le ludique, qui influenceront notre démarche. La rétrospective qui suit n’est pas exhaustive et n’en a pas la vocation. Elle s’attache à poser les bases de ce qui a guidé, comme grille de lecture, notre travail de recherche et notre sensibilité ludique.

a. Maffesoli : « l’anomique d’aujourd’hui est le canonique de demain ».

Le point de départ de notre travail de recherche est l’hypothèse selon laquelle le retour au premier plan du jeu est un marqueur des anomies contemporaines. Nous

94 entendons ici la notion d’anomie au sens que lui donna, initialement, Jean-Marie Guyau, c’est-à-dire l’absence de loi et de normes. Autrement dit, l’anomie contemporaine est le symptôme de la saturation des valeurs modernes qui laissent place à une multiplication d’expérimentations de ce que pourrait être un nouvel être- ensemble. C’est pourquoi notre recherche est profondément marquée par la pensée de Michel Maffesoli. Nous allons développer ici les principaux points de ses travaux de recherche qui nous ont servi de grille de lecture pour comprendre les manifestations ludiques actuelles.

De l’Essai sur la violence banale et fondatrice au Temps des tribus, en passant par l’Ombre de Dionysos ou La connaissance ordinaire, la sociologie de Michel Maffesoli s’intéresse à ce qui vibre dans le corps social, à ce qui agite les socialités en gestation. L’anomique, le contradictoriel, le marginal, sont autant de signes que le sociologue étudie pour percevoir ce qui se donne à voir dans les sociétés postmodernes. L’actuel et le quotidien apparaissent chez Maffesoli comme les signaux faibles de la société en mouvement, de ce qui aujourd’hui se cache dans les plis du quotidien et qui, par le jeu ambivalent de l’anomique et du canonique, deviendra discret, puis affiché.

Dans ce jeu sociétal, le dissident peut être amené à devenir la racine d’une nouvelle forme de socialité. Les punks, les hippies, les surréalistes, les romantiques français, les sectes chrétiennes de l’ère romaine, sont autant d’exemples de ce mouvement par lequel la société se fait et se défait, par lequel le sociétal vit. « La dissidence sociale, écrit Maffesoli, s’inscrit dans un double mouvement de destruction et de fondation, ou encore elle est la révélatrice d’une déstructuration sociale plus ou moins prononcée, et elle en appelle à une fondation nouvelle. »117

Comme chez Guyau et chez Duvignaud, Maffesoli porte le regard du sociologue vers

117 Michel Maffesoli, Essai sur la violence banale et fondatrice, éditions du CNRS, Paris,

95 cette anomie qui est à la fois expression d’une mise à mort et d’un vitalisme profond. Auto-organisation par le bruit diraient les biologistes, c’est-à-dire que l’anomie est le phénomène social par lequel l’équilibre de vie et de mort se joue dans l’être- ensemble par les variations d’un équilibre métastable.

La remise en question de l’ordre établi ébranle l’institué et revitalise ce qui se délite, se sature, pour laisser place à une société renouvelée. « Il y a un « double jeu de l’anomie », une duplicité de la dissidence qui renvoie à ce que J. Duvignaud appelle la « dialectique vivante de l’imaginaire et de l’institué ». »118

Ou encore, « par opposition à l’institué, l’instituant est source de régénération. D’un point de vue sociologique, j’ai proposé d’appeler cela la dialectique du pouvoir et de la puissance ».119

Pouvoir qui se tourne vers l’intérieur du corps social et qui s’exprime, notamment, dans cet organe décrit par Weber, détenteur de la violence légitime. Le pouvoir est, en d’autres termes, une force conservatrice. Puissance qui se tourne vers l’extérieur et qui met en œuvre les potentialités à venir. Force en mouvement, dynamique sociétale, qui s’exprime dans les métamorphoses et les transformations du lien social.

Les sociétés postmodernes, les nôtres, sont de tels espaces sociétaux dans lesquels l’anomie est à l’œuvre. Le pouvoir de la modernité, qui était orienté vers un avenir meilleur et vers la mise en œuvre des forces de production pour construire une société d’abondance et de croissance, est remis en question par la puissance du superflu, de l’inutile, de l’immédiat. Point de report de jouissance, point d’effort pour un avenir meilleur, mais une appétence pour la dépense et le présentéisme qui sont les marques de notre temps. Le monde change et « c’est dans le creux laissé par l’absence du projet, sous ses diverses formes, que va se nicher une autre manière de

118 Ibid., p. 19.

96 comprendre et de vivre la société ».120

Dans cette perspective, la figure contemporaine du Zombie n’est plus à comprendre comme manifestation d’une critique de la société de consommation. Elle représente plutôt cette absence de projection et cette recherche d’intensité charnelle du présent. Si le Zombie est un être décérébré, il est entièrement corps, appétit, chair.

Mais ce mouvement anomique n’est pas une nouveauté. La chute de l’Empire romain, la Renaissance, le Moyen-âge, sont des mouvements analogues qui procèdent, par bien des aspects, des mêmes déstabilisations. L’aller-retour des sociétés humaines entre institué et instituant fut à l’œuvre dans bien des périodes de l’histoire humaine. Le bassin sémantique, décrit par Gilbert Durand, est un de ces mouvements par lesquels les imaginaires se sédimentent, se saturent, se détournent de leur cours pour se métamorphoser et se renouveler. « On peut en effet s’accorder sur le fait qu’il existe un balancement constant entre la sévère et calme unité des périodes classiques et l’efflorescence désordonnée de certaines époques que l’on peut appeler, analogiquement, baroques. Alors que celles-là sont mesurées et systématiques, éclairées par la lumière de l’entendement, ce que Pater appelle « l’idéal de l’abstraction parménidienne », celles-ci, au contraire, s’abandonnent « au jeu sans fin de l’imagination débridée ». »121

C’est dans une telle période que nous nous trouvons. Les imaginaires foisonnent et laissent libre cours à de multiples expérimentations. Les tribus se multiplient, ainsi que les imaginaires et les modalités de l’être-ensemble. Baroquisation du monde qui s’exprime au travers de multiples hybridations des imaginaires traditionnels et technologiques. Mais, ne nous y trompons pas, le renouvellement que connaissent nos sociétés ne s’inscrit pas dans un processus historique. Il ne s’agit pas, comme l’a fait Marx par exemple, de voir

120 Michel Maffesoli, Au creux des apparences. Pour une éthique de l’esthétique, éditions

Plon, coll. Le livre de poche biblio essais, Paris, 1990, p. 43.

121 Michel Maffesoli, Au creux des apparences. Pour une éthique de l’esthétique, éditions

97 dans les bouleversements actuels la marque d’un matérialisme historique dans lequel les révolutions successives nous rapprocheraient du « but final » des sociétés humaines. La postmodernité ne s’inscrit pas dans une finalité transcendante. Elle est la manifestation actualisée d’une des modalités du sociétal. L’anomique, tout comme le canonique, sont des mouvements qui se succèdent dans une ambivalence tragique qui n’a pas pour but un progrès ou une destruction. Ils sont des moments, des ambiances qui teintent les sociétés dans lesquelles ils sont à l’œuvre. « La post- modernité, écrit Maffesoli, ne serait pas uniquement une nouvelle phase dans le processus dialectique de l’Histoire, ou un nouveau moment dans la grande marche royale du progrès, mais plutôt une sensibilité spécifique qui, toujours et à nouveau, renaîtrait en des lieux et des époques différentes. »122

Ce jeu ambivalent, qui rappelle de bien des manières le jeu nietzschéen d’Apollon et Dionysos, est avant tout l’expression d’un vitalisme, du fait que la société est une dynamique et non pas une statique. C’est pourquoi la sociologie que nous cherchons à mettre en œuvre est une sociologie du mouvement, de la marge, de l’anomie. Il ne s’agit pas de mesurer des constantes, de mettre au jour des invariants, mais plutôt de s’attarder sur ce qui est mouvant, flou, déviant. « On sait qu’avec obstination, par un curieux mécanisme, ce qui est anomique a tendance à devenir canonique. (…) Il s’agit en tout cas d’une force vive qui, sans relâche, taraude une société donnée afin qu’elle n’oublie pas qu’une valeur accomplie, qu’une valeur parfaite, qui ne lutte pas contre son contraire, est une valeur morte. »123

A la différence, peut-être, de l’histoire ou d’une certaine ethnologie, il n’est pas question de décrire une société mourante, mais plutôt une socialité vivante et grosse de potentialités nouvelles.

122 Ibid., p. 50.

123 Michel Maffesoli, Au creux des apparences. Pour une éthique de l’esthétique, op. cit., p.

98 Dans cette perspective, et à partir de ce constat d’un transfert du pouvoir vers la puissance, nous pouvons considérer que la société contemporaine se manifeste dans et par le ludique. Le conservatisme canonique du pouvoir laisse place à l’expérimentation anomique du jeu. Le monde n’apparaît plus comme un espace de domination et de maîtrise. Il est tel qu’il est et l’acceptation tragique de cela passe, comme nous le verrons plus précisément dans ce qui suit, par sa mise en jeu. « Il est certain que dès le moment où l’esprit du temps en général, et les individus en particulier, n’ont plus l’ambition de maîtriser ou de dominer l’environnement social ou naturel, dès lors c’est une conception plus ludique qui se met en place : le jeu du monde, ou le monde comme jeu. La vie comme jeu est comme une sorte d’acceptation d’un monde tel qu’il est. »124

Une sociologie du jeu ne doit donc pas s’arrêter sur les manifestations les plus évidentes du jeu. Elle doit également rechercher en quoi la société est elle-même mise en jeu. Il ne s’agit donc pas ici de faire un travail de sociologie spécifique à un type de jeu en particulier, mais bien de chercher à voir ce qui dans les sociétés contemporaines serait l’expression de cet esprit anomique, de cet esprit du jeu contemporain.

Les sociologies du jeu s’attardent le plus souvent sur des problématiques liées à l’addiction, autrement dit à la déviance. Sont-elles l’expression d’un canonique qui chercherait à normer les comportements anomiques qui sont à l’œuvre aujourd’hui ? Une chose semble certaine, lorsque le déviant prend une telle place dans le discours de l’institution et dans les comportements quotidiens, c’est que le jeu anomique est à l’œuvre. Si les jeux, vidéo, sociaux, de hasard, etc., ont une telle importance dans nos sociétés et s’ils amènent des comportements d’addiction, c’est qu’ils ont à offrir quelque chose que la société instituée n’offre pas, ou plus. Ce qui semble alors déviant vis-à-vis de l’ordre établi n’est peut-être que le mouvement dynamique par

124 Michel Maffesoli, L’instant éternel. Le retour du tragique dans les sociétés

99 lequel une société se renouvelle et se réinvente. « L’immoralisme et la différence conjugués conduisent au ludique ou à la débauche qui, quoi qu’on en pense ou qu’il y paraisse, sont largement répandus. Dès le moment où le « devoir-être » ou les « arrières-mondes » n’ont pas l’impact qu’ils s’attribuent, dès le moment où c’est le présent et sa précarité qui constituent le substrat de la vie courante, l’excès ou le jeu ne sont pas des exceptions, mais bien plutôt une manière naturelle de vivre la poésie de l’existence, qui se capillarise dans l’ensemble des pratiques et des situations de tous les jours. »125

Comme le rappelle Maffesoli, ce jeu anomique se fait pour le meilleur et pour le pire. Mais il marque la vitalité de notre époque contemporaine.

Si le ludique a été jusqu’ici peu considéré par la sociologie (ou seulement comme une frivolité opposée à la vie « sérieuse »), il semble pourtant qu’il soit au cœur de ce qui fait société. Il n’est pas un comportement sans conséquence sur l’être- ensemble. Il apparaît plutôt comme le creuset dans lequel la société se forge en tant que telle. Maffesoli l’avait d’ailleurs bien remarqué : « Le ludique n’est donc pas un divertissement à usage privé, c’est fondamentalement l’effet et la conséquence de toute socialité en acte. »126