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Les marines d’Elstir dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs

5. Propositions théoriques : problématique et hypothèses de recherche

2.2. Les marines d’Elstir dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs

Dans la deuxième partie d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, le protagoniste proustien se rend pour la première fois à Balbec en compagnie de sa grand-mère. Il y fera plusieurs rencontres déterminantes, notamment celle de Saint-Loup, de Charlus et, parmi la bande de jeunes filles, celle d’Albertine. Également, cédant aux insistances de sa grand-mère, il ira à la rencontre du peintre Elstir, dans le vaste atelier où celui-ci peint ses marines.

À son arrivée, le protagoniste surprend Elstir en train de peindre, « en train d’achever, avec le pinceau qu’il tenait dans sa main, la forme du soleil à son coucher. » (RTP, II, 190-191) Le protagoniste prie le peintre, la forme du soleil pendue au bout de son pinceau, de poursuivre son travail, et s’éloigne, afin d’admirer les marines entreposées dans l’atelier. Cherchant à définir l’attraction particulière qu’exercent les toiles d’Elstir, le narrateur remarque qu’elles rendent caduques les noms au moyen desquels nous identifions les choses :

[…] j’y pouvais discerner que le charme de chacune consistait en une sorte de métamorphose des choses représentées, analogue à celle qu’en poésie on nomme métaphore et que si Dieu le Père avait créé les choses en les nommant, c’est en leur ôtant leur nom, ou en leur en donnant un autre qu’Elstir les recréait. Les noms qui désignent les choses répondent toujours à une notion de l’intelligence, étrangère à nos impressions véritables et qui nous force à éliminer d’elles tout ce qui ne se rapporte pas à cette notion. (RTP, II, 191)

Devant les marines d’Elstir, le protagoniste prend conscience d’une inadéquation entre les « impressions véritables » que font naître en lui les choses et les images auxquelles renvoient les noms de ces choses. Cette inadéquation conduit à distinguer deux ordres de réalité. Le premier, d’ordre esthétique au sens premier du terme, renvoie à la marque qu’« impriment » les choses en celui auquel elles apparaissent, à la « pression » qu’elles posent sur le sujet sentant. Le second, d’ordre intellectuel, renvoie aux notions de l’intelligence, aux formes conceptuelles au sein desquelles les choses sont délimitées puis définies les unes par rapport aux autres. Le protagoniste remarque la puissance des notions de l’intelligence (« nous force à éliminer »), qui récusent ce qui ne se rapporte pas strictement à elles, ce que, autrement dit, leur forme conceptuelle ne donne pas déjà à voir : l’image conceptuelle s’interpose avec force entre le sujet et les choses, et empêche celles-ci d’im-pressionner celui-là, de s’im-primer en lui.

Il arrive que cette force, qui accroît son emprise avec l’habitude, se relâche, obligeant le sujet privé de ses repères habituels à entrer en lui-même pour déchiffrer ce que reçoivent ses sens. Le protagoniste affirme avoir déjà vécu un tel relâchement, et avoir reçu alors du monde extérieur une image semblable à celles que lui montrent les marines d’Elstir :

Parfois à ma fenêtre, dans l’hôtel de Balbec, le matin quand Françoise défaisait les couvertures qui cachaient la lumière, le soir quand j’attendais le moment de partir avec Saint-Loup, il m’était arrivé grâce à un effet de soleil, de prendre une partie plus sombre de la mer pour une côte éloignée, ou de regarder avec joie une zone bleue et fluide sans savoir si elle appartenait à la mer ou au ciel. Bien vite mon intelligence rétablissait entre les éléments la séparation que mon impression avait abolie. […] Mais les rares

moments où l’on voit la nature telle qu’elle est, poétiquement, c’était de ceux-là qu’était faite l’œuvre d’Elstir. (RTP, II, 191-192)

Le narrateur pose une équivalence entre l’être de la nature et sa transposition poétique. Il n’y a pas là d’incohérence, dans la mesure où le sujet de la proposition, ici, n’est pas la nature en soi mais le sujet qui désire s’en approcher et, ultimement, la connaître. Le narrateur, en effet, parle de ces « rares moments où l’on voit la nature telle qu’elle est, poétiquement », ce qui ne veut pas dire que l’être de la nature réside dans la vision, mais bien que la vision constitue le lieu où cet être se donne, se révèle, apparaît. Afin de constituer ce lieu, la vision doit s’exercer « poétiquement » : voir la nature telle qu’elle est, c’est la voir métamorphosée, dans le transport de la métaphore. Ainsi, l’œuvre d’Elstir est faite non pas d’éléments de la nature mais des moments où l’on voit ces éléments poétiquement : elle trans-forme les choses qu’elle représente, les transporte en dehors de leur forme habituelle, pour les doter d’une autre forme.

La confusion entre le ciel et la mer, déjà apparue au narrateur dans un relâchement de son habitude, est dotée dans les marines d’Elstir d’une forme pérenne : « Une de ses métaphores les plus fréquentes dans les marines qu’il avait près de lui en ce moment était justement celle qui comparant la terre à la mer, supprimait entre elles toute démarcation. C’était cette comparaison, tacitement et inlassablement répétée dans une même toile qui y introduisait cette multiforme et puissante unité […] » (RTP, II, 192). La confusion qui demeurait dans le regard surpris par un effet de soleil devient une règle de construction dans les marines d’Elstir : celles- ci transportent continûment l’une dans l’autre des choses que l’intelligence

maintient séparées, et les fait exister dans cette inséparabilité. « Multiforme », l’« unité » qui en résulte demeure ouverte, mouvante, impossible à fixer, parce que, précisément, elle s’attarde à mettre en forme ce qui récuse toute fixation définitive, ce qui ne cesse d’im-pressionner ; « puissante », elle permet au sujet de voir différemment le monde qui l’entoure, et lui fait prendre conscience qu’il y avance le plus souvent les yeux fermés, forts de certitudes qu’elle fait voler en éclats.

Le narrateur compare l’état engendré en lui par les marines d’Elstir à l’effet provoqué par ce que certains amateurs appellent « “ d’admirables ” photographies de paysages » (RTP, II, 194). L’épithète « admirable », déduit le narrateur, s’applique alors à « quelque image singulière d’une chose connue, image différente de celles que nous avons l’habitude de voir, singulière et pourtant vraie et qui à cause de cela est pour nous doublement saisissante parce qu’elle nous étonne, nous fait sortir de nos habitudes, et tout à la fois nous fait rentrer en nous- mêmes en nous rappelant une impression. » (id.) Si l’œuvre d’art nous fait ainsi « rentrer en nous-mêmes », c’est parce que l’artiste a d’abord fait cette intériorisation. L’effort d’Elstir, affirme le narrateur, consiste à « ne pas exposer les choses telles qu’il sai[t] qu’elles [sont], mais selon ces illusions optiques dont notre vision première est faite. » (id.) Pour ce faire, le peintre doit « se dépouiller en présence de la réalité de toutes les notions de son intelligence […], oubli[er] tout par probité (car ce qu’on sait n’est pas à soi) […] » (RTP, II, 196). Le narrateur proustien dissocie le « savoir » que nous possédons des choses et la « vision première » que nous en avons. Le « savoir » qu’on possède d’une chose

n’est jamais particulier mais toujours conceptuel ; la « vision première » de cette chose, nécessairement particulière, ne peut donc jamais s’y rattacher, y trouver prise.

D’habitude, c’est l’intelligence – et non les yeux – qui voit. La vision première demeure étrangère à la vision « ordinaire » (normale, commune, habituelle) parce que celle-ci, soumise aux notions de l’intelligence, est in-sensible : elle informe le sujet à l’avance et de l’extérieur. Si les notions de l’intelligence empêchent les choses d’im-pressionner le sujet, c’est qu’elles les empêchent de parvenir à son corps : en effet, elles fournissent une image commune des choses qui informe par avance le sujet, et lui permet de ne pas avoir à déchiffrer le monde au fur et à mesure qu’il se présente. La vision première, qui ne s’exerce que rarement, quand l’habitude se relâche et que l’intelligence ne distribue pas à temps ses notions, oblige le sujet à déchiffrer ce qui apparaît à ses sens, à investir de son intelligence le corps qu’elle dédaigne le plus souvent. « Ce qu’on sait n’est pas à soi », affirme le narrateur proustien, parce que « ce qu’on sait » n’a pas pris forme en nous, ne nous a pas im-pressionné, puis forcé à lui donner forme. Si l’être de la nature se donne dans la vision première, celle qui transporte les choses dans un sujet sentant qui leur donne forme, le peintre crée cet être en mettant en œuvre sa sensibilité propre.

Ce rapport entre la sensibilité (singulière) et la nature, entre l’œuvre d’art et l’Être sera réaffirmé lorsque le protagoniste de la Recherche verra pour la seconde fois la Berma dans le rôle de Phèdre, au début du Côté de Guermantes. La première

fois qu’il assiste à la représentation de Phèdre, le protagoniste rempli d’attentes, voulant apprécier le talent de l’actrice à l’état pur, avait cherché à isoler ce talent du rôle dans lequel il s’incarnait : « Autrefois, pour tâcher d’isoler ce talent, je défalquais en quelque sorte de ce que j’entendais le rôle lui-même, le rôle, partie commune à toutes les actrices qui jouaient Phèdre et que j’avais étudié d’avance pour que je fusse capable de le soustraire, de ne recueillir comme résidu que le talent de Mme Berma. » (RTP, II, 347) Cette « mathématisation » avait pu s’appliquer au jeu des camarades de la Berma, mais celui de la célèbre actrice n’avait donné aucun résidu :

[…] j’avais beau tendre vers la Berma mes yeux, mes oreilles, mon esprit, pour ne pas laisser échapper, une miette des raisons qu’elle me donnerait de l’admirer, je ne parvenais pas à en recueillir une seule. Je ne pouvais même pas, comme pour ses camarades, distinguer dans sa diction et dans son jeu des intonations intelligentes, de beaux gestes. Je l’écoutais comme j’aurais lu Phèdre, ou comme si Phèdre elle-même avait dit en ce moment les choses que j’entendais, sans que le talent de la Berma semblât leur avoir rien ajouté. (RTP, I, 440)

Lorsqu’il assiste à Phèdre pour la seconde fois, le protagoniste découvre que cette indissociabilité du jeu de la Berma et du rôle de Phèdre est en fait la preuve ultime du talent de l’actrice : « […] ce talent que je cherchais à apercevoir en dehors du rôle, il ne faisait qu’un avec lui. […] Les intentions entourant comme une bordure majestueuse ou délicate la voix ou la mimique d’Aricie, d’Ismène, d’Hippolyte, j’avais pu les distinguer ; mais Phèdre se les était intériorisées […] » (RTP, II, 347). La Berma prête littéralement son corps à Phèdre, qui s’y incarne totalement : le narrateur évoque le mouvement de ses bras, « que les vers eux- mêmes, de la même émission par laquelle ils faisaient sortir sa voix de ses lèvres, semblaient soulever sur sa poitrine » (RTP, II, 348). Le talent de la Berma

consiste en l’incarnation qu’elle actualise, et qu’elle seule rend possible comme telle. Comme le montre Anne Simon dans son ouvrage Proust ou le réel retrouvé, la Berma crée une Phèdre particulière, indissociable de son corps, qui révèle pourtant l’essence même de la Phèdre de Racine : « […] si la Phèdre de Racine est indispensable au jeu de la Berma, il n’en reste pas moins que sans l’actrice cette Phèdre-là n’aurait jamais existé. Enfin, et c’est là le cœur du paradoxe, ce n’est pas une Phèdre particulière parmi d’autres possibles qui est incarnée par l’actrice, mais l’essence même de Phèdre 180 ».

De la même façon qu’il n’y a pas le texte racinien d’un côté, et la diction et la gestuelle qu’y ajoute la Berma de l’autre côté, il n’y a pas l’essence ou un être « en soi » de la nature d’un côté, et les couleurs et les formes qu’y ajoute Elstir de l’autre côté. L’actrice et le peintre mettent au jour ce que ni le texte racinien ni la nature ne contiennent, ne renferment : leur essence. Les « rares moments où l’on voit la nature telle qu’elle est, poétiquement, » révèlent que l’essence de la nature n’est pas à chercher derrière ni au-delà mais à même cette apparition sensible particulière. L’artiste est celui qui « prête son corps au monde 181 » pour changer le monde en manifestation sensible, en incarnation de son essence. Et c’est le « prêt » de ce corps qui détermine la forme de cette manifestation : c’est Elstir qui donne forme au coucher de soleil. Le narrateur, après avoir entendu la Berma interpréter l’œuvre d’un dramaturge moderne, remarque cette singularisation à laquelle procède le jeu de l’actrice, et le compare lui-même à l’art d’Elstir :

180 Anne Simon, Proust ou le réel retrouvé. Le sensible et son expression dans À la recherche du temps perdu, Paris, PUF, coll. « Écriture », 2000, p. 73.

Je compris alors que l’œuvre de l’écrivain n’était pour la tragédienne qu’une matière, à peu près indifférente en soi-même, pour la création de son chef-d’œuvre d’interprétation, comme le grand peintre que j’avais connu à Balbec, Elstir, avait trouvé le motif de deux tableaux qui se valent, dans un bâtiment scolaire sans caractère et dans une cathédrale qui est, par elle-même, un chef-d’œuvre. […] Ainsi dans les phrases du dramaturge moderne comme dans les vers de Racine, la Berma savait introduire ces vastes images de douleur, de noblesse, de passion, qui étaient ses chefs-d’œuvre à elle, et où on la reconnaissait comme, dans les portraits qu’il a peints d’après des modèles différents, on reconnaît un peintre. (RTP, II, 351)

C’est probablement toujours à Elstir que pense le narrateur dans cette dernière comparaison, lui qui avait remarqué, en commentant sa première visite dans l’atelier du peintre : « On sent bien à voir les uns à côté des autres dix portraits de personnes différentes peintes par Elstir, que ce sont avant tout des Elstir. » (RTP, II, 207)