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5. Propositions théoriques : problématique et hypothèses de recherche

2.3. La leçon d’Elstir et de Van Velden

À travers les peintres Elstir et Van Velden, les narrateurs proustien et simonien décrivent une relation complexe au monde qu’actualise la peinture, en insistant cependant chacun sur l’un des deux pôles de cette relation. Dans leur interprétation de l’art pictural, les narrateurs distinguent tous deux un ordre intellectuel (fortifié par l’habitude, la culture) et un ordre sensible : comme le narrateur simonien oppose les images communes du corps féminin au vert, à la nacre et aux parfums en lesquels le peintre les trans-forme, le narrateur proustien affirme que la peinture d’Elstir enlève aux choses leur nom habituel pour les renommer selon les impressions véritables qu’elles laissent en nous. Les

narrateurs distinguent en somme deux types de rapport au monde : le premier, général, commun, plus largement culturel chez Simon et intellectuel chez Proust, renvoie à une appréhension strictement mentale du monde ; le second, particulier, renvoie à une réception sensible du monde, nécessairement singulière. La peinture, pour les deux narrateurs, participe de ce second rapport au monde ; plus précisément, elle l’instaure, et révèle au spectateur la force de son authenticité. Du même coup, elle révèle également les failles du rapport au monde contre lequel elle s’érige, faisant éclater les repères, culturels comme intellectuels. Ainsi, comme Elstir qui, en « ôtant leur nom » aux choses, défait la création divine, Van Velden, derrière les « épaisseurs de peinture », fait entendre une voix « déphasée », qui se dissout en grognements. La peinture, pour les narrateurs proustien et simonien, crée un rapport au monde qui comprend le renversement d’un autre rapport au monde.

Les deux narrateurs saisissent le rapport du monde instauré par la peinture à partir de l’un des deux termes qu’il implique. Le narrateur simonien, qui voit Van Velden en train de travailler, remarque la propagation du peintre – du sujet sentant qui se trouve en lui – dans les choses qu’il peint. Le narrateur proustien, qui voit des marines achevées d’Elstir, remarque la fenêtre qu’elles ouvrent sur le monde, le transport poétique par lequel elles font voir l’être de la nature. Mais le rapprochement qu’autorise le narrateur proustien lui-même entre l’art d’Elstir et celui de la Berma indique que le dévoilement du monde offert par les marines du peintre dépend d’une incarnation, d’un corps à corps avec le monde, tel celui auquel se livre Van Velden. Le jeu de la Berma, tel que le reçoit le narrateur

proustien à sa deuxième écoute, réalise le paradoxe que le narrateur simonien définit devant le peintre à l’œuvre, qui tente à la fois un anéantissement et une sublimation. Comme l’affirme A. Simon, « en jouant, la Berma offre le paradoxe étrange d’une dépersonnalisation qui est le comble de la personnalisation et de l’interprétation : l’actrice n’est plus ni la Berma, ni la Phèdre de Racine, mais un mixte des deux, le lien incontournable entre l’autre et le même 182 ». Dans la dépersonnalisation, la Berma s’anéantit comme Van Velden : elle passe toute entière dans l’autre, elle devient la Phèdre de Racine. Et c’est dans cette dépersonnalisation que la Berma révèle son talent propre, singulier, et atteint le « comble de la personnalisation », la « sublimation » de Van Velden. Phèdre a besoin de la Berma pour prendre corps, et la Berma a besoin de Phèdre pour s’accomplir, se réaliser, être l’actrice qu’elle est. Et cette relation n’est jamais dialectique : la Berma, pour reprendre les termes d’A. Simon, est le « lien incontournable entre l’autre et le même », c’est-à-dire que jamais elle ne les fait se perdre l’un dans l’autre, se confondre. De même, la toile de Van Velden fait non pas se fusionner mais se rejoindre, se réconcilier les deux parties du peintre. Jonction, réconciliation, la toile fait coexister les deux parties du peintre, son corps et le monde dans lequel il se répand pour le trans-former en couleurs, le faire voir tel qu’il « est, poétiquement ». Si les marines d’Elstir rappellent au héros proustien certains moments où il a entraperçu la nature différemment, c’est qu’elles lui révèlent sa propre vision, et font ainsi le « lien » entre le monde extérieur et lui-même : vision mise en forme du peintre « anéanti » et devenu un pur sujet sentant, la toile devient le lien entre le monde qu’elle transforme en

couleurs et tout Sujet sentant. Et comme c’est le jeu de la Berma qui relie le spectateur à la Phèdre, ne laissant oublier l’actrice que parce qu’elle s’y est totalement incarnée, les toiles d’Elstir relient celui qui les regarde à un monde dans lequel le peintre s’est incarné. C’est bien cette incarnation qui fait qu’un portrait peint par Elstir est invariablement un portrait d’Elstir.

La description de la photographie de l’atelier, dans Histoire, et celle de la rencontre avec Elstir, dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, permettent aux narrateurs des deux « recherches » de définir l’espace de l’œuvre d’art. Plus précisément, ils cherchent à circonscrire la distance qui sous-tend cet espace, aussi vaste – ou aussi restreinte – que celle qui va du sujet au monde, et aussi restreinte – ou aussi vaste – que celle qui va du sujet à lui-même. La description du travail de Van Velden et celle des marines d’Elstir s’éclairent l’une l’autre : elles montrent les deux faces d’un même rapport au monde, dont l’œuvre d’art constitue le lieu propre. Dans la mesure où ce rapport a lieu entre un sujet sentant et le monde qu’il sent, ses deux termes se comprennent l’un l’autre : le monde est compris dans le sujet sentant – c’est-à-dire sentant quelque chose –, et le sujet est compris dans le monde senti – c’est-à-dire senti par un sujet. Ainsi défini, le rapport entre le sujet et le monde est toujours un rapport du sujet à soi, et, inversement, le rapport réflexif du sujet à soi est toujours un rapport entre lui et le monde. Le narrateur simonien, qui voit la toile « de champ » et le peintre à l’œuvre, insiste sur la réconciliation du sujet scindé qui se produit sur la toile. Le narrateur proustien, qui, devant les marines d’Elstir, voit le port de Balbec

transformé et révélé, insiste sur la réunion qu’opère la toile entre le sujet et le monde extérieur.

Pour reprendre les termes utilisés par F. Leriche, c’est un Je pur, fondamental, qui s’exprime dans l’œuvre picturale. Il ne reste plus rien sur la toile de l’individu Elstir, ou de l’individu Van Velden, et cette abolition dans l’espace de la toile permet une expression authentique du peintre en tant que sujet, en tant que Je fondamental. La peinture montre aux protagonistes proustien et simonien une réalisation du sujet qui passe par la mise en forme de ses sensations authentiques, c’est-à-dire véritablement sensibles, esthétiques. En cette mise en forme de son rapport au monde, le sujet se réconcilie avec lui-même, dans la mesure où sa propagation à l’extérieur de lui-même devient pleinement intériorisée, n’est plus déterminée par aucun facteur étranger, extérieur, toute entière concentrée en lui. Cet accomplissement constitue un paradoxe que ne cesse d’actualiser l’œuvre picturale.