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Intertextualité et dialogue : le rapport à Proust comme dynamique

4. Le rapport de Simon à Proust dans la critique

4.3. Intertextualité et dialogue : le rapport à Proust comme dynamique

La parution du Jardin des Plantes et du Tramway en 1997 et en 2001 a entraîné un retour de la question intertextuelle dans l’étude du rapport de Simon à Proust, retour qui s’est imposé en raison de l’abondance des références intertextuelles proustiennes contenues dans ces romans. Dans deux articles qui ont suivi la parution de chacun des romans, M. Miguet-Ollagnier a procédé au repérage et à l’analyse de ces références. C’est essentiellement à partir du travail de M. Miguet- Ollagnier que nous avons présenté, dans le parcours de l’œuvre accompli précédemment, l’intertexte proustien déployé dans Le Jardin des Plantes et dans Le Tramway. Les lectures de cette critique ont fait voir la complexité du rapport à Proust qui se joue dans l’intertexte. M. Miguet-Ollagnier, en effet, parvient à montrer comment Simon rompt avec Proust tout en s’y rattachant, s’en « dé- marque » « tout en marquant le lien 131 ». Dans « Le Jardin des Plantes à l’ombre de Marcel Proust », par exemple, elle montre comment Simon prend finalement, de manière subtile, une distance par rapport à l’esthétique impressionniste de

131 Nous reprenons une expression de Jean Starobinski à propos de l’intertexte joycien dans Histoire, dans « La journée dans Histoire », dans Jean Starobinski et al., Sur Claude Simon, Paris, Minuit, 1987, p. 12 ; nous soulignons.

Proust, telle qu’elle s’est exprimée dans le passage longuement cité de la conversation avec Mme de Cambremer :

Simon […] laisse clairement entendre à la fin [de la deuxième partie du Jardin des Plantes] que l’impressionnisme de Monet et sa transcription littéraire par Proust ne constituent pas son idéal esthétique personnel ; il caractérise en ces termes la fin de l’épisode proustien : « Aux dernières lueurs du couchant qui teintent de couleurs suaves les mouettes nymphéas ». L’adjectif « suave » exprime l’ironie du nouveau romancier. […] L’épigraphe emprunté à Flaubert mise en tête d[e la] quatrième [partie] du Jardin des Plantes prouve que Claude Simon, dans ce roman, s’intéresse lui aussi au passage du temps, mais plus dans ses ruptures que dans ses variations imperceptibles : « Avec les pas du temps, avec ses pas gigantesques d’infernal géant ». Le Jardin des Plantes nous fait franchir ces pas de géant 132.

M. Miguet-Ollagnier montre comment Simon, dans ses deux derniers romans, entretient un dialogue avec Proust. Ainsi, au-delà de la distance marquée par rapport à l’esthétique impressionniste, le dialogue avec Proust se poursuit dans Le Jardin des Plantes à travers la référence à Poussin, que le narrateur de la Recherche défend fermement contre les jugements de Mme de Cambremer (RTP, III, 206-208 ; JP, 164, 166, 179), et dont le narrateur du Jardin des Plantes transpose l’esthétique (il dresse en effet plusieurs tableaux « à la Poussin » [JP, 107, 163, 287]). On retient de l’interprétation de M. Miguet-Ollagnier que Simon se distancie de Proust à même le lien qu’il a laborieusement tissé entre son texte et celui de la Recherche.

De même, dans « Claude Simon face à Proust : exercices d’admiration », M. Miguet-Ollagnier identifie différents « spectacles » typiquement proustiens devant

lesquels se retrouve le narrateur simonien, et auxquels il livre son regard contemplatif : un corps féminin ensommeillé (RTP, III, 578-580 ; JP, 145-146), la mer (entre autres RTP, II, 64-65 ; Tram, 73-74), un pommier en fleurs (RTP, III 177-178 ; JP, 314-315), un pan de mur jaune (RTP, III, 692 ; Tram, 128). Chacun de ces spectacles proustiens, montre-t-elle, entraîne chez le narrateur simonien une réflexion distincte, par laquelle son regard se déploie proprement. Par exemple, « [à] l’agitation inquiète de la contemplation proustienne [du corps de la femme ensommeillée], s’oppose dans Le Jardin des Plantes un pur regard de peintre attentif aux lignes et aux couleurs. La rêverie dégageait du corps d’Albertine un climat marin. Claude Simon installe autour de la jeune fille […] les eaux calmes d’un lac “ aux couleurs d’opale ” 133 », ces derniers mots venant consolider, si besoin était, le lien avec le texte proustien. La lecture de M. Miguet- Ollagnier, cette fois encore, énonce que marquer et rompre le lien avec Proust sont, chez Simon, des actions solidaires et réciproques.

M. Miguet-Ollagnier définit par la bande le rapport de Simon à Proust comme une dynamique, jamais accomplie ; son analyse montre comment cette dynamique s’instaure et s’opère dans le déploiement intertextuel du texte simonien. L’article récent de Geneviève Dubosclard, « De Marcel Proust à Claude Simon. La mémoire de la création », poursuit cette exploration du rapport de Simon à Proust comme une dynamique : « […] la présence de Proust, affirme l’auteure, détient […] sous la plume du nouveau romancier une vie et une vitalité telle que jamais

133 Marie Miguet-Ollagnier, « Claude Simon face à Proust : exercices d’admiration », loc. cit., p. 107.

elle n’est momifiée 134 ». Cette vitalité provient du fait que l’œuvre simonienne consacre Proust en « l’interlocuteur d’un dialogue 135 ». C’est ce dialogue constitutif de l’art romanesque simonien qui intéresse G. Dubosclard, plus précisément le travail de lecture dans lequel il se fonde. Elle pose l’hypothèse selon laquelle le rapport de Simon à Proust participerait plus largement de l’énonciation d’un art du roman fondé sur la lecture, d’un romanesque, autrement dit, « de l’innutrition 136 ». Selon G. Dubosclard, l’enjeu de l’intertexte proustien dans La Bataille de Pharsale consiste à énoncer cet art du roman. Le roman de 1969, ainsi, montrerait moins un écrivain brimé puis libéré qu’un créateur-lecteur soucieux d’instaurer un dialogue avec ses pairs, « à la recherche » chez l’un deux des « arcanes de sa création à venir 137 ». Loin d’affirmer la désuétude du roman proustien, La Bataille de Pharsale consacrerait au contraire son « pouvoir fécondant et créateur 138 » : Proust ne serait pas le modèle tutélaire imposant puis rejeté mais bien le « passeur et le médiateur » privilégié, l’« intercesseur vers une modernité d’écriture 139 ».

L’interprétation de G. Dubosclard remet en question celles qu’ont proposées certains critiques, notamment R. Birn et M. Orr. G. Dubosclard explique cette divergence par la parution du Jardin des Plantes, postérieure à celle de plusieurs réflexions critiques sur le rapport de Simon à Proust. Elle montre, renforçant sa démonstration, que le roman de 1997 procède à une mise à plat du processus

134 Geneviève Dubosclard, loc. cit., p. 60. 135 Id.

136 Ibid., p. 59. 137 Ibid., p. 64. 138 Ibid., p. 68. 139 Id.

d’écriture simonien, l’évolution parallèle des textes mettant au jour la « nature médiatisée de la création 140 ». Le Jardin des Plantes, autrement dit, fait pleinement entendre le dialogue qui fonde et accomplit la création simonienne, à travers l’« assonance » des voix proustienne et simonienne, « jusque dans leurs différences de timbre 141 ». G. Dubosclard définit finalement la présence proustienne chez Simon comme une « réincarn[ation] 142 », en vertu de la vitalité que le texte simonien confère à celui de Proust. Cette réincarnation fait de Simon non pas le « fils » mais le « disciple 143 » de Proust, et de la Recherche non pas un héritage mais l’objet d’un travail d’assimilation puis de recréation. G. Dubosclard explique la place privilégiée qu’occupe Proust dans l’œuvre simonienne par la place qu’il accorde à la lecture dans la création romanesque ; l’art du roman proustien ne repose pas sur « l’invention de quelque arbitraire, de quelque piètre fiction, mais […] [sur] l’acclimatation de modes scripturaux 144 ». Il s’agirait-là d’une « vérité créatrice » que Simon puiserait dans le texte proustien, et chercherait à remettre en œuvre à travers le dialogue avec Proust. Dialoguer avec Proust consisterait, en somme, à poser un art du roman fondé sur l’« innutrition ».

140 Ibid., p. 73. 141 Id. 142 Ibid.,p. 76. 143 Id. 144 Ibid., p. 73.