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Les derniers romans : Le Jardin des Plantes et Le Tramway

Avec Le Jardin des Plantes (1997) et Le Tramway (2001), l’œuvre simonienne s’engage dans une toute nouvelle direction. Les deux romans se caractérisent d’emblée par leur composition délibérément fragmentée : dans les deux romans, des fragments de texte se succèdent, séparés par de larges blancs ; dans la première partie du Jardin des Plantes, ces fragments prennent même différentes formes géométriques, et sont disposés d’une manière spécifique sur la page, comme des morceaux de puzzles divers susceptibles de s’imbriquer. Surtout, les deux derniers romans de Simon déploient de nombreuses références explicites à Proust et son œuvre, renouant avec la pratique élaborée dans La Bataille de Pharsale.

Le Jardin des Plantes comprend au total vingt-neuf allusions à Proust ou citations extraites de son œuvre ou de sa correspondance, la plupart se trouvant dans la deuxième des quatre parties du roman. Dans cette deuxième partie, Simon cite notamment, par fragments – dix-huit pour être précis –, un passage de Sodome et Gomorrhe, au cours duquel le héros-narrateur et Albertine discutent avec Mme de Cambremer et sa bru, née Legrandin, sur la terrasse de l’Hôtel de Balbec (RTP, III, 200-217). Lorsqu’il cite pour la première fois un fragment de ce passage, le narrateur du Jardin des Plantes interrompt un moment la citation pour préciser ce qui, selon lui, en constitue l’intérêt : par la seule description du changement de couleur des mouettes aperçues au loin, qui « flott[ent] [sur la mer] comme des corolles blanches » (RTP, III, 203 ; JP, 161), la narration fait sentir le passage du

temps (JP, 161). À ces passages extraits de Sodome et Gomorrhe s’ajoutent dans Le Jardin des Plantes des extraits de la correspondance de Proust (JP, 138, 139, 141, 144, 153) qui concernent ses relations professionnelles avec les éditions Gallimard, notamment la correction d’épreuves. On y rencontre l’écrivain au travail, soucieux du moindre détail de son texte. S’ajoutent finalement des commentaires sur la pensée de Proust et sur sa biographie (JP, 71, 106, 142).

Comme dans La Bataille de Pharsale, l’intertexte proustien, dans Le Jardin des Plantes, en côtoie d’autres : des textes de Dostoïevski, de Gastone Novelli, du général Rommel et de Churchill notamment. Cependant, il n’y a pas de « bataille » des textes dans le roman de 1997 : le texte proustien, comme les autres, n’est ni mutilé ni enchevêtré dans le texte simonien, jusqu’à en devenir méconnaissable. Il y a dans Le Jardin des Plantes une véritable co-présence des textes. Simon s’autorise tout de même parfois quelques libertés : son effort, comme l’a montré Marie Miguet-Ollagnier dans un article de 1998, consiste à « harmoniser » les textes. Rappelant que le roman de Simon se présente lui-même, sur la quatrième de couverture, comme le « portrait d’une mémoire » (nous soulignons), M. Miguet-Ollagnier affirme : « Les insertions de références proustiennes me semblent être utilisées comme l’est la couleur dans la composition d’un tableau : elles constituent un rappel et sont en harmonie avec d’autres touches, celles-là proprement simoniennes 83 ». Ainsi, ce sont les citations extraites de Sodome et Gomorrhe et insérées par fragments dans la deuxième partie du Jardin des Plantes qui donnent à celle-ci son « harmonie » :

parallèlement à la conversation entre le narrateur de la Recherche et Mme de Cambremer, on suit l’avancée du protagoniste S. et de son régiment sur la Meuse en 1940, et celle, simultanée, des troupes allemandes dirigées par le général Rommel, qui en viendront à les encercler. De la même façon que la conversation à Balbec, déduit le narrateur du Jardin des Plantes, doit se situer autour de cinq heures de l’après-midi (JP, 161), pour progresser ensuite sous la lumière du soleil couchant, le Jardin des Plantes présente la progression des soldats sous une lumière changeante de fin d’après-midi.

Le Tramway (2001) diffère du Jardin des Plantes à bien des égards, même s’il s’y apparente par sa composition fragmentée, et par la place importante qu’y occupe, une fois de plus, Proust. Le Tramway oppose au Jardin des Plantes sa brièveté et la concentration de ses motifs. Le dernier roman de Simon fait principalement référence à deux époques, entre lesquelles oscille la narration : la vieillesse du narrateur, contraint par la maladie à un séjour à l’hôpital, et son enfance auprès de sa mère malade et mourante dans une ville du Midi de la France. Deux citations sont placées en exergue du roman, la première de Conrad et la seconde extraite de Du Côté de chez Swann : « […] l’image étant le seul élément essentiel, la simplification qui consisterait à supprimer purement et simplement les personnages réels serait un perfectionnement décisif » (RTP, I, 84). On retrouve d’abord dans Le Tramway, comme dans Le Jardin des Plantes, des réflexions sur l’esthétique proustienne. Une section entière du roman (Tram, 58-61) est ainsi consacrée aux problèmes de vraisemblance chez Proust (Tram, 58).

Plusieurs développements intertextuels proustiens apparaissent dans Le Tramway. Le personnage du wattman, sur lequel s’ouvre le roman, renvoie au wattman dont le cri fait trébucher le protagoniste proustien dans la cour de l’Hôtel des Guermantes, dans Le Temps retrouvé (RTP, IV, 445), comme l’a fait remarquer Sjef Houppermans 84. Le critique montre comment ce personnage est chez Proust comme chez Simon un passeur qui achemine ultimement le protagoniste vers « l’évanescence de la mère trop aimée 85 ». Également, la bonne au service de la mère s’apparente au personnage de Françoise dans la Recherche ; comme celle-ci, elle tue cruellement les animaux, peut même se montrer sadique envers certains, alors qu’elle est d’une douceur et d’une dévotion sans bornes avec d’autres (Tram, 80-81 ; RTP, I, 120). Surtout, comme le relève M. Miguet-Ollagnier, la plage à laquelle la ligne de tramway aboutit dans le roman du même nom est décrite en des termes qui l’apparentent au Balbec de la Recherche : les villas attenantes à la plage méditerranéenne sont construites dans un « incongru style normand » (Tram, 48), avec « toit d’ardoise et colombages » (Tram, 45). Dans des petits abris faits de planches et de toiles colorées, les femmes tiennent « salon » (Tram, 44), transformant l’immense plage en « “ plage mondaine ” » (Tram, 43). Le narrateur, se remémorant les étés passés sur cette plage dans son enfance, se souvient du « petit groupe d’enfants » (Tram, 50) avec lesquels il se retrouvait constamment. Ce petit groupe rappelle la bande de jeunes filles de Balbec, que le héros-narrateur observe et découvre dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs. L’intertexte proustien se consolide lorsque le narrateur du Tramway évoque la

84 Sjef Houppermans, loc. cit., p. 63. 85 Ibid., p. 64.

fillette à l’allure « garçonnière » qui commandait le petit groupe. Le narrateur se souvient principalement d’une saynète « au cours de laquelle, déguisée en garçon et coiffée d’une casquette, [la fillette] faisait irruption en sauveur, sautant d’un bond à l’intérieur d’un taudis londonien par une fenêtre » (Tram, 52) ;

[…] bien des années plus tard, poursuit le narrateur, le souvenir de sa bruyante et salvatrice entrée sur scène jouait encore si vivement qu’il me semblait (me semble encore) entendre ce bruit du plancher à son atterrissage et que, par la suite, je plaquais cette image sur celle du saut à pieds joints d’Andrée, la jeune compagne d’Albertine, par-dessus le “ pauv’ vieux ” assis sur la promenade de Balbec (Tram, 52-53 ; RTP, II, 150).

Il y a dans ce passage du Tramway, comme l’affirme M. Miguet-Ollagnier dans un article de 2006, une « allégeance explicite 86 » au texte de À l’ombre des jeunes

filles en fleurs.

M. Miguet-Ollagnier décèle dans les deux derniers romans de Simon une bipartition qui rappelle celle qui s’établit dans l’imaginaire du jeune héros de la Recherche entre les côtés de Méséglise et de Guermantes. Chez Simon comme chez Proust, ce partage est à la fois géographique, mental et social. Les « deux côtés » de l’imagination enfantine du héros simonien correspondent à la géographie mentale de Simon lui-même, comme il en témoigne à plusieurs occasions 87. M. Miguet-Ollagnier montre comment ces « deux côtés » se

86 Marie Miguet-Ollagnier, « Claude Simon face à Proust : exercices d’admiration », loc. cit., p. 105.

87 Notamment dans la notice autobiographique qu’il rédige pour le dictionnaire de littérature de Jérôme Garcin en 1988 : « Né le 10 octobre 1913 à Tananarive où se trouvent alors son père, officier de carrière […], quatrième enfant d’un couple de paysans du Jura (hameau des Planches, près d’Arbois), et sa mère, appartenant à un milieu de gros propriétaires fonciers, résidant à Perpignan. Mariage considéré comme une mésalliance par la famille maternelle » (« Claude Simon », Le Dictionnaire. Littérature française contemporaine, éd. Jérôme Garcin, Paris, François

définissent dans l’œuvre à travers des « “ micro-indices d’intertextualité ” 88 ». Le premier côté, celui de la famille paternelle, est celui du Jura, de ses forêts et de ses rivières. M. Miguet-Ollagnier identifie plusieurs passages du Jardin des Plantes où ce côté est défini en des termes qui évoquent le côté de Guermantes, les ruisseaux jurassiens laissant « voir en transparence les bords de la Vivonne 89 », ses eaux scintillantes et ses truites, donnant lieu aux mêmes rêveries (JP, 73-75 ; RTP, I, 164-166). Le second côté simonien, celui de la famille maternelle, est celui du Midi, de ses étendues de vignes, de son sol sec et poussiéreux, de son ciel infiniment bleu ; c’est Le Tramway qui, comme nous venons de le montrer, structure ce côté à partir d’éléments caractéristiques de Balbec. Alors qu’elle se clôt, l’œuvre simonienne semble se laisser tranquillement envahir par le texte proustien, se livrant à maints « exercices d’admiration » qui rendent hommage à l’auteur de la Recherche, et autour desquels elle se construit.