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3. Situations des protagonistes proustien et simonien

3.3. Échec de la vision de Georges

Le regard de Georges se dresse contre celui de Pierre, qui regarde sans voir, et uniformise un monde qui n’apparaît réellement que mouvant et multiforme. C’est un regard de peintre que le narrateur de La Route des Flandres tente de mettre à l’œuvre. Lorsque nous lisons un roman de Simon, écrit Merleau-Ponty, « nous

sommes installés au milieu d’un visible que nous ne savons pas 193 », que nous ne re-connaissons pas, que nous voyons véritablement pour la première fois. Le narrateur de La Route des Flandres, tout comme Elstir, veut « ne pas exposer les choses telles qu’il sai[t] qu’elles [sont], mais selon ces illusions optiques dont notre vision première est faite » (RTP, II, 194). Le peintre, affirmait le narrateur proustien, doit « se dépouiller en présence de la réalité de toutes les notions de son intelligence […], oubli[er] tout par probité (car ce qu’on sait n’est pas à soi) » (RTP, II, 196). La guerre a forcé Georges à se dépouiller des notions de son intelligence, elle les lui a violemment dérobées, sans retour possible. Conscient de l’extrême difficulté de dire la guerre, c’est-à-dire de la mettre en forme dans un langage qui récuse intrinsèquement le chaos qu’elle constitue, il tente de la faire voir en sortant des normes langagières, en défaisant les rouages du langage quotidien. Comme l’affirme Dominique Viart dans son essai sur La Route des Flandres, le texte simonien « à la fois manifeste qu’on ne peut dire la guerre et cependant la fait véritablement voir. Comme on ne l’a jamais vue. C’est-à-dire comme une débâcle de matière où se perd le récit, comme un enchevêtrement d’instincts que ne peut maîtriser aucun discours 194 ». Et en effet, l’énonciation, à la fin de La Route des Flandres, se solde par un échec : la vision que met en œuvre l’énonciation de Georges ne trouve aucune forme pérenne, ne résiste pas à la force destructrice de la guerre. À l’opposé de son père qui ne voit pas, qui regarde sans voir, Georges voit « trop » – et donc n’arrive plus à regarder et à ériger la moindre représentation ; le monde s’impose si fortement et

193 Id., « Notes de cours “ Sur Claude Simon ” », loc. cit., p. 151 ; nous soulignons. 194 Dominique Viart, op. cit., p. 214.

particulièrement à lui qu’il récuse toute mise à distance, et donc toute possibilité de mise en forme qui le rende compréhensible.

L’expérience de Georges se caractérise notamment par une réduction de son champ de vision. Pendant sa fuite dans les bois après le massacre de son régiment, il se cache de l’ennemi, couché à ras le sol, tentant de s’enfoncer et de disparaître dans la terre : « […] et tout ce qu’il pouvait voir maintenant (couché de tout son long sur le ventre dans l’herbe du fossé […]) c’était l’étroite bande horizontale à quoi, pour lui, se réduisait à présent le monde, limitée en haut par la visière de son casque, en bas par l’entrecroisement des brins d’herbe du fossé juste devant ses yeux […] » (RF, 227). Le champ de vision est réduit au maximum par les conditions précaires imposées par la guerre, qui rendent impossible tout regard englobant ou surplombant sur le monde. Or cette réduction, loin de faciliter la vision, en permettant plus de précision, par exemple, la brouille, jusqu’à y rendre méconnaissables les éléments les plus simples, les plus familiers : « […] les brins d’herbe du fossé juste devant ses yeux flous, puis plus nets, puis non plus des brins d’herbe : une tache verte dans le vert crépuscule, allant se rétrécissant puis cessant à l’endroit où le chemin empierré débouchait sur la route » (id.). Dans La Route des Flandres, l’esprit ne peut plus outrepasser ce que reçoivent les sens. Georges voit « trop » en ce sens que sa vision « déborde » constamment son esprit, et demande un déchiffrement continuel qui maintient le sujet en plein vertige.

Si Georges voit « trop », le protagoniste de la Recherche voit, si l’on peut dire, « juste assez » – même si sa vision lui semble manquer de puissance. En voyant le ciel et la mer se confondre dans le port de Balbec, le protagoniste proustien, placé derrière sa fenêtre, garde un pied dans le monde familier : si le spectacle devient trop déroutant, il n’a qu’à détourner son regard et fermer les volets. Pendant le bref instant où s’exerce sa vision première, il voit sa vision ordinaire, ses repères familiers s’ébranler : le monde tel qu’il croit le connaître vacille, mais se redresse presque aussitôt et reprend son apparence ordinaire, normale, quotidienne. L’ébranlement ressenti ne dépend pas d’un désastre extérieur : il n’entame pas l’intégrité du sujet, et révèle les manques de sa vision courante sans consacrer sa faillite. Dans Le Temps retrouvé, en revenant sur les différentes expériences extatiques qui ont marqué sa vie, le protagoniste proustien affirme qu’elles auraient pu s’avérer menaçantes, si leur durée s’était le moindrement prolongée :

[…] j’étais resté en extase sur le pavé inégal comme devant la tasse de thé, cherchant à maintenir aux moments où il apparaissait, à faire réapparaître dès qu’il m’avait échappé, ce Combray, cette Venise, ce Balbec envahissants et refoulés […]. Et si le lieu actuel n’avait pas été aussitôt vainqueur, je crois que j’aurais perdu connaissance ; car ces résurrections du passé, dans la seconde qu’elles durent, sont si totales qu’elles […] forcent […] notre personne tout entière à se croire entourée par eux, ou du moins à trébucher entre eux et les lieux présents, dans l’étourdissement d’une incertitude pareille à celle qu’on éprouve parfois devant une vision ineffable, au moment de s’endormir. (RTP, IV, 453-454)

Le protagoniste proustien, de fait, ne perd jamais connaissance. Il n’y a ni désastre ni chaos chez Proust, ni renversement brutal et définitif. Le protagoniste proustien découvre peu à peu, au fil de différentes expériences extatiques, le caractère factice de la vision familière (du monde, des autres, de soi). Son parcours le mènera finalement, pour reprendre les termes de J.-Y. Pouilloux, à

« renoncer […] à la façon commune de “ voir ” ». Que la façon commune de voir exclue la vision première, le protagoniste simonien ne l’apprend pas aux hasards de couchers de soleils entrevus, dans l’indicible mais intense plaisir procuré par des clochers ou des arbres au détour d’une promenade, par un pas de côté dans la cour d’un hôtel, mais dans l’imminence de la mort et l’éclatement de tous ses repères, du monde et de son propre corps. Tandis que le protagoniste proustien éprouve de la difficulté à retenir sa vision première, à la faire perdurer en lui pour atteindre en elle une vérité, le protagoniste simonien éprouve au contraire de la difficulté à l’atténuer, à mettre un frein à la destruction qu’elle continue d’opérer en et autour de lui.

C’est ce frein que Georges, dans La Route des Flandres, ne parvient pas à poser. Son expérience de la guerre l’a si fortement im-pressionné, a laissé en lui le souvenir de sensations si particulières et profondes qu’elles ne cessent de resurgir, d’assaillir sa conscience, la soumettant chaque fois à leur extrême particularité. Le souvenir, dans La Route des Flandres, est à ce point vif qu’il ne s’agit plus à proprement parler de souvenir : son expérience passée de la guerre envahit le présent de Georges jusqu’à s’y substituer, jusqu’à constituer intégralement le présent. Dans l’énonciation de Georges, passé et présent s’enchevêtrent inextricablement. À la fin du roman, ils en viennent à se confondre presque parfaitement :

[…] mes bras l’enserrant [Corinne] se croisant sur son ventre sentant contre moi ses reins couverts de sueur les mêmes coups sourds le même bélier nous ébranlant tous deux comme un animal allant et venant cognant allant et venant violemment dans sa cage puis peu à peu je commençai à voir de nouveau, distinguer le

rectangle de la fenêtre ouverte et le ciel plus clair et une étoile puis une autre et une autre encore, diamantines froides immobiles tandis que respirant péniblement j’essayais de dégager une de mes jambes prise sous le poids de nos membres [les membres des soldats entassés dans le wagon de prisonniers] emmêlés nous étions comme une bête apocalyptique à plusieurs têtes plusieurs membres gisant dans le noir, je dis Quelle heure peut-il être ? et lui Qu’est-ce que ça peut faire qu’est-ce que tu attends Le jour ? qu’est-ce que ça changera Tu as tellement envie de voir nos sales gueules ? j’essayai de respirer d’écarter ce poids de sur moi de trouver l’air puis je ne sentis plus de poids, seulement dans l’ombre des mouvements furtifs silencieux, je me réveillai tout à fait je dis Qu’est-ce que tu fais ? elle [Corinne] ne répondit pas […] (RF, 276).

Ici, passé (corps emmêlés dans le wagon de prisonniers) et présent (nuit avec Corinne) se confondent à un point tel que Georges devient inapte à les discerner. À force d’envahir la conscience et de ré-impressionner le sujet, les souvenirs cessent d’en être ; en eux s’abiment passé et présent, emportant avec eux le sujet qui cherche à les dire et à se dire à travers eux.

Le sujet énonciateur, dans La Route des Flandres, ne peut finalement opérer aucune construction, ne peut rien dire, sinon sa difficulté à (se) dire. À la fin de La Route des Flandres, il n’y a plus de sujet de l’énonciation ; il n’y a qu’une énonciation livrée à des impressions menaçantes et un sentiment d’incompréhension totale. À force de réinvestir le présent de la conscience, à force de se « présentifier », les souvenirs de Georges se condamnent à l’effacement. Au deuxième tiers du roman, Georges se rappelle une fois de plus des paroles échangées avec Blum, alors que les deux camarades tentent d’élucider les derniers gestes de leur capitaine, de Reixach. Se remémorant l’échange,

Georges n’est plus certain d’attribuer correctement les paroles prononcées à leur émetteur :

[…] et Georges : « Mais… », et Blum : « […] », et Georges (à moins que ce ne fût toujours Blum, s’interrompant lui-même, bouffonnant, à moins qu’il (Georges) ne fût pas en train de dialoguer sous la froide pluie saxonne avec un petit juif souffreteux […] mais avec lui-même, c’est-à-dire son double, tout seul sous la pluie grise, […] ou peut-être des années plus tard, toujours seul (quoiqu’il fut maintenant couché à côté d’une tiède chair de femme), toujours en tête-à-tête avec ce double, ou avec Blum, ou avec personne) […] (RF, 175-176).

Continuellement « présentifiés », les souvenirs de Georges se brouillent : ils font entendre des voix indistinctes, impersonnelles. À la fin du roman, l’énonciation ne présente plus que « deux voix sans visage alternant se répondant dans le noir sans plus de réalité que leur propre son, disant des choses sans plus de réalité qu’une suite de sons, continuant pourtant à dialoguer : au commencement seulement deux morts en puissance, puis quelque chose comme deux morts vivants […] » (RF, 263 ; nous soulignons). Georges en vient à douter de la réalité même de son expérience passée, pourtant si vive, si indubitable, si « certaine » : « Mais l’ai-je vraiment vu [l’assassinat ou le suicide du capitaine de Reixach] ou cru le voir ou tout simplement imaginé après coup ou encore rêvé, peut-être dormais-je n’avais- je jamais cessé de dormir les yeux grands ouverts en plein jour bercé par le martèlement monotone des sabots des cinq chevaux piétinant leurs ombres […] » (RF, 296). Georges est finalement dépossédé de son passé comme de son présent, auquel il confiait le seul rôle de mettre en forme l’expérience passée. L’énonciation de Georges, ainsi, œuvre à rendre sensible un passé dans lequel elle finit par s’enliser, emportant tout avec elle ; dominée par des impressions trop vives, elle repousse toute mise en forme pérenne dans le présent, laissant

finalement le sujet devant un « monde arrêté figé s’effritant se dépiautant s’écroulant peu à peu par morceaux comme une bâtisse abandonnée, inutilisable, livrée à l’incohérent, nonchalant, impersonnel et destructeur travail du temps. » (RF, 296)

La fin de La Route des Flandres, on le constate, nous amène bien loin de la Recherche proustienne. La fragmentation (du sujet, du monde), la dispersion, l’effritement sont présents mais ne sont jamais consommés chez Proust, comme ils le sont à la fin de La Route des Flandres. Chez Proust, ils résistent certes à l’énonciation, lui font obstacle, mais celle-ci les surmonte, pourrait-on dire, avec un surcroît de triomphe, d’autant plus forte et puissante qu’elle a (com)pris ce qui semblait imprenable, réuni ce qui semblait irrémédiablement désuni, réconcilié ce qui semblait irréconciliable (le sujet avec lui-même). Or La Route des Flandres constitue précisément l’envers de la « recherche du temps perdu » simonienne, sa face « sombre », pourrions-nous dire. Tout est en place dans le roman de 1960 pour que soit entamée une « recherche du temps perdu », sauf un élément capital, un matériau à partir duquel l’énonciation, dès Histoire, pourra mettre un certain frein à « l’incohérent, nonchalant, impersonnel et destructeur travail du temps », auquel est finalement livré le sujet énonciateur de La Route des Flandres.

Avant de poser ce matériau et d’en définir les caractéristiques, il convient de faire un premier détour par une œuvre de jeunesse de Simon, La Corde raide, qui énonce l’impossibilité de toute « recherche du temps perdu ». Nous voulons revenir à ce point initial de l’œuvre simonienne, où elle se définit contre l’œuvre

proustienne, afin de mieux comprendre comment et pourquoi, malgré ce désaveu premier, elle en vient finalement à entreprendre sa propre « recherche du temps perdu ». Conformément aux objectifs de cette étude, nous voulons suivre l’œuvre simonienne dans son mouvement tendu vers la Recherche : de La Corde raide à La Route des Flandres, puis à Histoire – en passant par L’Herbe, roman par lequel nous devrons prendre ultérieurement un second détour –, on passe d’une affirmation de l’impossibilité de la Recherche (La Corde raide) à une tentative de « recherche » avortée (La Route des Flandres), puis à une mise en place des moyens nécessaires à l’accomplissement d’une « recherche » proprement simonienne (Histoire) – dont nous verrons plus loin qu’elle a lieu dès L’Herbe. Le détour par La Corde raide est essentiel pour comprendre ce cheminement.