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La Bataille de Pharsale et les romans des années soixante-dix

Le traitement de la mémoire, dans Histoire, comme le montre déjà l’incipit du roman, de même que le traitement du thème de la jalousie, à travers le personnage de l’oncle Charles, affirment une parenté thématique entre l’œuvre simonienne et l’œuvre proustienne, que La Bataille de Pharsale viendra consolider. C’est ce dernier roman qui a suscité le plus de commentaires en regard du rapport de Simon à Proust, pour des raisons évidentes : l’intertexte proustien y est explicitement dévoilé, et délibérément exploité, cette exploitation faisant partie intégrante de la structure même du roman de Simon.

Dès 1971, Françoise Van Rossum-Guyon s’est intéressée à l’intertexte proustien de La Bataille de Pharsale. Dans un article fondateur, elle a repéré puis énuméré un grand nombre d’extraits du texte proustien insérés dans le roman de Simon, tirés en majorité du Temps retrouvé, afin d’examiner les transformations qu’ils subissent dans le contexte simonien. Quelques années plus tard, en 1977, Randi Birn a poursuivi le travail de repérage entrepris par F. Van Rossum-Guyon, en insistant sur la poétique romanesque mise en jeu par l’intertexte proustien dans La Bataille de Pharsale, laquelle permettrait à Simon de définir par confrontation un art du roman nouveau, proprement simonien, libéré de l’art du roman traditionnel. Dans son ouvrage de 1993, M. Orr nuance les conclusions auxquelles sont parvenues F. Van Rossum-Guyon et R. Birn. Ces deux critiques, affirme-t-elle, se sont concentrées trop strictement sur les deux premières des trois parties de La Bataille de Pharsale, et ont donné une portée excessive aux implications

thématiques et psychologiques de l’intertexte proustien. Selon M. Orr, la troisième partie du roman permet d’appréhender le parcours du narrateur comme celui d’un écrivain faisant son « apprentissage » à partir des écrits d’autres écrivains.

Dès le début de La Bataille de Pharsale, le narrateur mentionne, sans l’identifier, un texte où il est question de la jalousie, et dont il cherche à se rappeler un passage précis ; il se souvient de l’emplacement de ce passage dans la configuration du livre, et ce souvenir fait resurgir en lui celui d’autres passages environnants :

Disant que la jalousie est comme… comme…

Me rappelant l’endroit : environ dans le premier tiers en haut d’une page de droite. Pouvais ainsi réciter des tartines de vers pourvu que je réussisse à me figurer la page et où dans la page

coiffées de hauts turbans cylindriques chaussaient des lanières rappelant les cothurnes selon Talma ou de hautes guêtres

avant que l’Allemagne ait été réduite au même morcellement qu’au Moyen Âge la déchéance de la maison de Hohenzollern prononcée et

une certaine migraine certains asthmes nerveux qui perdent leur force quand on vieillit. Et l’effroi de s’ennuyer sans doute

sur d’impalpables ténèbres comme une projection purement lumineuse comme une apparition sans consistance et la femme qu’en levant les yeux bien haut on distinguait dans cette pénombre dorée

pas seulement les coiffures surmontant les visages de leurs étranges cylindres

arrêter un instant ses yeux devant les vitrines illuminées je souffrais comme (BP, 20).

Les six derniers paragraphes de cet extrait de La Bataille de Pharsale constituent autant de passages prélevés dans Le Temps retrouvé (RTP, IV, 302, 307, 308, 315, 303, 313), que le lecteur peut reconnaître à certains syntagmes, notamment « asthmes nerveux » et « je souffrais comme ». Immédiatement après ces passages

empruntés à Proust, apparaît le personnage de Charles, dont le narrateur rappelle les déboires amoureux, l’apparentant d’emblée à Charles Swann : « Ce pauvre Charles avec les femmes il était d’une naïveté et celle-là pour enlever sa culotte il ne lui fallait » (BP, 20). Aussitôt, le narrateur décrit les murs d’un couloir où le protagoniste jaloux, rivé à une porte close, espionne la femme qu’il aime et son amant : « La peinture des murs était éraflée et rayée, comme couverte de cicatrices, quelquefois involontaires […], d’autres fois volontaires, quoique sans motivations précises, à part un nom (MARCEL) griffonné au crayon » (BP, 21). Le protagoniste reste longtemps dans ce couloir, sa conscience envahie par le souvenir du même livre (BP, 22 ; voir RTP, IV, 313, 315, 329). Le thème de la jalousie, le prénom de l’auteur de la Recherche et des extraits de texte aux consonances bien proustiennes rendent manifeste la présence de Proust dès ces premières pages de La Bataille de Pharsale. Cette présence s’accentuera à travers le personnage d’une femme en « kimono » (BP, 38), qui rappelle à la fois Albertine (RTP, III, 581-582) et Odette (RTP, I, 519, 605), et autour de laquelle vient se greffer à nouveau le texte proustien, cette fois aisément identifiable par le syntagme « raidillon aux aubépines » (BP, 38 ; RTP, IV, 335). Les prénoms « Albertine » et « Odette » apparaîtront par la suite directement dans le texte de Simon (BP, 85, 155), dans des contextes qui renchérissent sur leur origine proustienne (voir RTP, IV, 350 ; RTP, I, 272). Le « je souffrais comme » (BP, 20 ; RTP, IV, 313) emprunté à Proust deviendra, tout en subissant des variations importantes, le leitmotiv de la première partie de La Bataille de Pharsale (25, 40, 44, 46, 59, 73, 75, 87), dans les descriptions de la souffrance du protagoniste,

épiant les amants derrière une porte close, et dans celles de la souffrance causée par l’expérience de la guerre.

Une citation de Proust extraite du Temps retrouvé, clairement attribuée à son auteur, est placée en exergue de la deuxième partie de La Bataille de Pharsale, intitulée « Lexique » :

Je fixais avec attention devant mon esprit quelque image qui m’avait forcé à la regarder, un nuage, un triangle, un clocher, une fleur, un caillou, en sentant qu’il y avait peut-être sous ces signes quelque chose de tout autre que je devais tâcher de découvrir, une pensée qu’ils traduisaient à la façon de ces caractères hiéroglyphiques qu’on croirait représenter seulement des objets matériels.

MARCEL PROUST (BP, 99 ; RTP, IV, 457)

La deuxième section du « Lexique » de Simon s’intitule « César » : dans cette section, le narrateur se rappelle son arrivée, plusieurs années auparavant, dans un hôtel de Lourdes avec sa grand-mère. Outre le personnage de la grand-mère qui s’apparente à celui de la grand-mère de la Recherche, l’ensemble de cette scène, comme l’a remarqué R. Lefere 74, rappelle l’arrivée à Balbec du héros de la Recherche, pour la première fois, dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Dans l’avant-dernière section du « Lexique », intitulée « Voyage », les références proustiennes refont massivement surface, à commencer par une description de Proust lui-même : « […] me représentant toujours Charlus sous les traits de Proust lui-même tel qu’il apparaît sur cette photo où l’ombre de la ride qui descend à partir de la narine semble prolonger la moustache » (BP, 158). À la fin de cette

74 Robin Lefere, loc. cit., p. 91-92.

section, le narrateur étend son « pillage 75 » du texte proustien, pour reprendre une expression de M. Orr. Après avoir cherché obstinément le passage de la page de droite d’un « livre » (BP, 84) qui traitait de la jalousie, il affirme s’être trompé sur la localisation du dit passage : « je souffrais comme […] pas page de droite » (BP, 168 ; l’auteur souligne). Il se tourne alors vers d’autres pages du même livre, qui le conduisent vers la jalousie d’un personnage, clairement nommé Swann (BP, 168 ; voir RTP, I, 271-272). Commençant à circuler plus librement dans le texte proustien, le narrateur se permet de réécrire phonétiquement le passage lu, réécriture qui apparaît comme une moquerie ou une mutilation : « […] Sodome et Gonorrhée page combien tous laids souvenir voluptueu kil emporté de chézelle lui permetté de sefer unidé dé zatitudezardante zoupâmé kel pouvé tavoir avek d'otr desortekil enarivé taregrété chak plésir kil gougoutait oh près d'aile chak cacaresse invanté é dontil orétu limprudance de lui sinialé ladousseur […] » (BP, 178-179 ; l’auteur souligne ; voir RTP, I, 272). Après cette réécriture, il conclut, semblant libéré du texte qui hantait son esprit et qu’il cherchait en vain à reconstituer : « On ne doit pas souffrir longtemps » (BP, 181).

La troisième partie de La Bataille de Pharsale comprend beaucoup moins de références à la Recherche. Au tout début, le protagoniste O., présenté pour la première fois à la toute fin de la deuxième partie, dans la section « O » du « Lexique », écrit une lettre et une carte postale à une certaine « Mademoiselle Odette Pa… » (BP, 191, 192), qu’il finira cependant par déchirer et jeter. Peu

après, O. feuillette le livre dont le narrateur, dans la première partie, cherchait à se rappeler un passage :

O. feuillette un livre à la recherche d’une phrase dont il croit se rappeler qu’elle se trouvait dans le haut d’une page, à droite. Il lit quelques lignes. Ce ne sont pas celles qu’il cherche. Il est parfois entraîné par sa lecture plus qu’il n’est nécessaire. Mais il l’interrompt, tourne la page, et lit de nouveau : une certaine migraine certains asthmes nerveux qui perdent leur force quand on vieillit. Et l’effroi de s’ennuyer sans doute / […] grands hôtels où on a pu voir les juives américaines en chemise serrant sur leurs seins décatis le collier de perles qui / une gradation verticale de bleus glaciers Et les tours du Trocadéro qui semblaient si proches des degrés de turquoise / n’avaient été que des querelles particulières n’intéressant que la vie de cette petite cellule particulière qu’est un être […] (BP, 203-204).

Le syntagme « à la recherche d’une phrase » fait immédiatement écho à la Recherche, de même que les « asthmes nerveux » et « la petite cellule particulière qu’est un être », que le lecteur rencontre pour la deuxième fois dans le roman (BP, p. 85). Mais le texte proustien s’impose beaucoup moins fortement, cette fois : O. le parcourt librement, sans le voir déferler en lui ; capable d’en freiner le cours, il l’interrompt pour le reprendre à un endroit précis. En poursuivant sa lecture, O., comme l’a remarqué M. Orr 76, s’intéresse strictement aux passages qui concernent la Première Guerre mondiale (BP, 204-205 ; voir RTP, IV, 352, 355, 358, 359-360, 369). Ces passages sont les derniers qui apparaissent dans La Bataille de Pharsale, le roman se terminant alors que O., assis à son bureau, dont l’environnement est longuement décrit, se met à écrire les mots par lesquels s’était engagée la narration : « [O.] abaisse la tête. Maintenant seul le coin supérieur gauche de la feuille est dans l’ombre. O. écrit : Jaune et puis noir, temps d’un battement de paupières et puis jaune de nouveau » (BP, 271).

76 Ibid., p. 131.

La Bataille de Pharsale marque un tournant dans l’œuvre de Simon ; après Histoire, dont elle préserve certains éléments de l’univers diégétique, elle annonce les trois romans qui paraîtront dans les années soixante-dix, caractérisés par le rôle prépondérant qu’y joue la description. Dans son introduction aux Œuvres de Simon, Alastair B. Duncan présente La Bataille de Pharsale comme « un roman charnière. Simon y remet en question le modèle de la restitution 77 ». A. B. Duncan affirme que le roman met lui-même en scène la transition, dans la dernière section de la deuxième partie, qui débute ainsi : « Repartir, reprendre à zéro. Soit alors O la position occupée par l’œil de l’observateur (O.) et d’où part une droite invisible OO’ rejoignant l’œil à l’objet sur lequel est fixé le regard » (BP, 181). A. B. Duncan remarque que, « à partir de cette mise à zéro, le “ je ” ne réapparaît plus dans le livre. […] [I]l n’y a plus désormais que des points de vue, car la narration se dépersonnalise et ne raconte que ce que perçoit “ l’œil de l’observateur ”. […] L’esthétique qu’implique cette façon de faire annonce une nouvelle période dans l’écriture de Claude Simon 78 ». Le critique caractérise ainsi cette période d’écriture :

Les romans [des années soixante-dix] suivent l’exemple de la dernière partie de La Bataille de Pharsale. Simon renonce largement à tout temps verbal autre que le présent. Disparaissent ainsi de son œuvre la présence d’une conscience qui se souvient, le travail de restitution, le poids et souvent le traumatisme d’un passé individuel. Le point de vue change fréquemment. Tout est décrit de l’extérieur et de la même façon. Les phrases […] ne suivent plus les méandres d’une conscience qui glose le souvenir dans des parenthèses, des métaphores filées, de longues comparaisons

77 Alastair B. Duncan, « Introduction », dans Claude Simon, Œuvres, op. cit., p. XXIX. 78 Ibid., p. XXX.

approximatives. Elles n’ont plus un caractère oral, ne transgressent plus les règles de la syntaxe. Le ton et posé et objectif. 79

Chacune de ces caractéristiques, on l’aura constaté, éloigne le roman simonien de l’esthétique de Proust ; l’absence de temps de verbe autres que le présent, la disparition d’une « conscience qui se souvient », du travail de restitution, de la phrase méandreuse, des longues comparaisons, le ton objectif, l’absence de hiérarchie, sont autant de caractéristiques incompatibles avec l’entreprise romanesque proustienne. Et de fait, les romans des années soixante-dix, soit Les Corps conducteurs (1971) – qui reprend et prolonge Orion aveugle (1970), court texte commandé à Simon par les Éditions Skira –, Triptyque (1973) et Leçon de choses (1975) ne comprennent pas de références proustiennes, ou à tout le moins aucune qui soit significative.

La présence proustienne, chez Simon, passe presque entièrement de l’œuvre au discours dans les années soixante-dix. En effet, c’est à cette époque, comme nous l’avons montré dans la section précédente, que Simon renvoie le plus fréquemment à Proust dans son discours ; il utilise alors des références proustiennes pour expliquer son entreprise romanesque, qu’il situe dès lors en droite continuité avec celle de Proust. La Bataille de Pharsale apparaît ainsi comme le roman par et en lequel Simon se serait détaché de Proust pour aller « plus loin » que lui, pour « pousser encore le processus » amorcé dans la Recherche. Les romans des années soixante-dix seraient porteurs de l’héritage proustien, mais l’amèneraient cependant sur une voie spécifique et pleinement

autonome, le déploieraient dans un autre cadre, plus restreint et « épuré », débarrassé de certaines « scories 80 ». Les conclusions auxquelles sont arrivés les critiques qui ont étudié La Bataille de Pharsale s’accorderaient toutes, à quelques nuances près (nous y reviendrons), avec une telle affirmation, qui explique à la fois l’absence des références proustiennes dans les romans des années soixante- dix et leur abondance dans le discours qui les accompagne. Or le roman simonien prendra un autre tournant au début des années quatre-vingt, qui ramènera définitivement, mais de manière différente, plus souterraine mais aussi plus profonde, la référence proustienne au cœur de sa production.