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La présence de Proust, dans la première période de la production simonienne, hormis « l’oncle Charles » (Trich, 27, 84) et « la petite Odette » (Trich, 84) du Tricheur, se manifeste essentiellement dans La Corde raide, dont l’incipit renvoie d’entrée de jeu à la Recherche de Proust :

58 Françoise Van Rossum-Guyon, « De Claude Simon à Proust : un exemple d’intertextualité », dans La marche romane, vol. 21, 1971, p. 71-92.

59 Randi Birn, « Proust, Claude Simon and the Art of the Novel », dans Papers on Language and Literature, vol. 13, 1977, p. 168-186.

60 Mary Orr, « Simon and Proust », dans op. cit., p. 106-137.

61 Marie Miguet-Ollagnier, « Le Jardin des Plantes à l’ombre de Marcel Proust », loc. cit. ; « Claude Simon face à Proust : exercices d’admiration », loc. cit.

Autrefois je restais tard au lit et j’étais bien. Je fumais des cigarettes, jouissant de mon corps étendu, et je regardais par la fenêtre les branches d'arbres. […]

À Paris, dans l'encadrement de la fenêtre, il y avait le flanc d'une maison, un dôme […]. Le dôme était laid, ogival, en zinc côtelé […]. Mais c’était un dôme et en le regardant je pouvais voyager et me souvenir des matins où l’on se réveille dans des chambres d’hôtels de villes étrangères. Je me rappelais les deux dômes lourds de cette place de Berlin où je logeais, ceux d’Italie et celui d’une église d’Avignon, tout contre ma fenêtre, si près que je pouvais vivre de sa vie et sentir la matière de ses pierres.

Je pouvais me rappeler ces matins […] (CR, 9).

La première phrase de cet incipit rappelle évidemment le « Longtemps je me suis couché de bonne heure » (RTP, I, 3) qui ouvre la Recherche. Comme le narrateur proustien, le narrateur de La Corde raide se souvient de moments où, étendu sur son lit, certaines sensations éveillaient en lui des souvenirs, qui donnaient le « branle » (RTP, I, 9) à sa mémoire. Comme le montre M. Orr, le lit du narrateur, comme celui du narrateur proustien au début de la Recherche, rassemble des expériences séparées dans l’espace et le temps, et donne lieu à une surimpression 62 ». Mais le narrateur de La Corde raide montre rapidement son incapacité à tenir ensemble ses souvenirs, à dominer son passé, et finalement à exercer le moindre contrôle sur sa mémoire. Ainsi, après un début « bien proustien 63 », selon les termes d’Alastair B. Duncan, il termine son long « monologue » en affirmant l’impossibilité du projet même de la Recherche.

C’est à partir de L’Herbe que les références proustiennes commencent à envahir les romans de Simon. Ces références, dans L’Herbe, sont concentrées dans le

62 Mary Orr, « Simon and Proust », loc. cit., p. 112.

63 Alastair B. Duncan, « Claude Simon : le projet autobiographique », dans Revue des sciences humaines, no 220 : Claude Simon, dir. Guy Neumann, octobre-décembre 1990, p. 52.

personnage de la vieille et mourante tante Marie, dont le nom complet est « Marie-Arthémise-Léonie Thomas » (He, 47). Le troisième prénom de la tante Marie signale une parenté intertextuelle avec la tante Léonie de la Recherche. De fait, les deux femmes ont plusieurs traits communs, dont M. Orr a fait le relevé 64. Mentionnons, notamment, leur apparence physique, marquée par leur crâne chauve et osseux, habituellement recouvert d’une perruque (He, 57 ; RTP, I, 51- 52). Les deux femmes sont malades ; la tante Marie, plus encore, est à l’agonie au moment où commence la narration de L’Herbe. Les chambres où sont alitées respectivement les deux femmes, et qu’elles ne quittent jamais, apparaissent comme des lieux centraux autour desquels s’organise la vie familiale (He, 101 ; RTP, I, 117). De cette chambre, elles font entendre un bruit continuel : Léonie « cause toute seule à mi-voix », sans presque jamais s’arrêter (RTP, I, 50-51), et un « râle continu » s’échappe de la gorge de Marie (He, 16).

Dans La Route des Flandres, des haies d’aubépines figurent dans les souvenirs les plus obsédants de Georges : la vision du cheval mort recouvert de boue, en train de se décomposer sur le bord de la route (RF, 28), et celle du capitaine de Reixach brandissant son sabre avant de se faire tuer par un tireur allemand (RF, 85, 296). Dans l’une de ces apparitions, comme le remarque Christine Genin 65, la description des feuilles des aubépines évoque même la madeleine proustienne : « […] les haies ici étaient faites d’aubépines ou de charme je crois petites feuilles gaufrées ou plutôt tuyautées comme on dit en termes de repassage » (RF, 85). M.

64 Mary Orr, « Simon and Proust », loc. cit., p. 112-114.

65 Christine Genin, L’écheveau de la mémoire. La Route des Flandres de Claude Simon, Paris, Champion, 1997, p. 142.

Orr voit dans la description d’une rencontre entre Iglésia et Corinne (RF, 45-47) une réécriture parodique de la rencontre entre le jeune héros de la Recherche et Gilberte (RTP, I, 137-140) 66.

Après Le Palace (1962) 67, qui ne comporte aucune allusion précise à la Recherche, Histoire donne lieu à une véritable « invasion » proustienne. L’incipit d’Histoire, moins directement que celui de La Corde raide mais d’une manière plus durable (nous étudierons ces deux incipits dans le prochain chapitre), fait écho à celui de la Recherche. Au début d’Histoire, un sujet se remémore certaines nuits passées au cours desquelles il travaillait tard la nuit, « assis devant la fenêtre ouverte » (Hi, 9). Au cours de ces nuits passées, il pouvait voir par la fenêtre les feuilles du « grand acacia » (Hi, 25) qui poussait dans le jardin, d’où parvenaient de « faibles cris d’oiseaux » (Hi, 10) qui lui rappelaient le jacassement mondain des femmes réunies dans la maison familiale lors de son enfance ; ce souvenir entraînera une remémoration, fragmentaire, centrée sur quelques moments forts de l’enfance du narrateur. Ainsi, comme dans la Recherche, un narrateur se souvient de nuits passées au cours desquelles le « branle » était donné à sa mémoire. Dans la deuxième section d’Histoire, le narrateur commence le récit d’une journée qui l’occupera jusqu’à la fin du roman : il raconte d’abord son réveil, l’éveil

66 Mary Orr, « Simon and Proust », loc. cit., p. 114-115.

67 Nous passons sur Femmes. Sur vingt-trois peintures de Joan Miró (1966), qui n’est pas un roman mais une série de descriptions inspirées des tableaux de Miró. Ces descriptions ont été rééditées comme un texte autonome chez Minuit en 1984, sous le titre La Chevelure de Bérénice. M. Orr présente Femmes (loc. cit., p. 116-118) comme une réécriture de la scène dans laquelle le héros de la Recherche voit apparaître pour la première fois la bande de jeunes filles sur la plage de Balbec (RTP, II, 145-156).

progressif de ses sens, lesquels activent sa mémoire, dans une scène que Robin Lefere qualifie de « toute proustienne 68 ».

Plus explicitement, ce sont les personnages d’Histoire, notamment l’oncle Charles et Lambert, qui font référence au texte proustien. L’oncle Charles, comme le souligne son prénom, s’apparente au Charles Swann de la Recherche, tant dans ses caractéristiques propres qu’en regard de son rapport avec le narrateur-héros. Pour le jeune héros d’Histoire comme pour celui de la Recherche, « Charles » est un modèle, sur les plans humain et artistique. L’oncle Charles, comme Swann, a vécu une histoire d’amour malheureuse. Le personnage de Lambert, quant à lui, camarade de classe du jeune héros d’Histoire, rappelle le personnage de Bloch dans la Recherche. Une scène de la septième section d’Histoire, dans laquelle Lambert rend visite au jeune héros dans la maison familiale (Hi, 215-223), est analysée par M. Orr comme une réécriture de la visite de Bloch à la famille du héros de la Recherche dans Du côté de chez Swann (RTP, I, 90-92) 69. Bloch

comme Lambert suscitent l’admiration des deux jeunes héros, à qui ils apparaissent expérimentés, détenteurs d’un savoir auquel ils n’ont pas encore accédé (Hi, 45, 214 ; RTP, I, 89). Ils sont caractérisés par leur conversation verbeuse et leur franc-parler, qui accentue le contraste entre leurs valeurs (modernes) et celles de leurs hôtes (traditionnelles). Au cours de leur visite, ils dérangent tous deux une femme malade, la mère dans Histoire, et la grand-mère

68 Robin Lefere, « Claude Simon et Marcel Proust », Studi Francesi, vol. 34, no 1, 1990, p. 92. 69 Mary Orr, « Simon and Proust », loc. cit., p. 119-120.

dans Du côté de chez Swann, et se rendent globalement indésirables pour l’ensemble de la famille.

L’analyse que propose M. Orr repose sur l’identification d’un second intertexte au sein du personnage de Lambert. Celui-ci, dans Histoire, est d’abord caractérisé par son langage profanateur ; il épate ses camarades par ses calembours grotesques, qui transposent les phrases latines du culte religieux en un français ordurier, désacralisant (Hi, 43). Cet aspect du personnage de Lambert, remarque M. Orr, l’apparente directement, comme son nom l’indique, au Ned Lambert de Ulysses, de Joyce, qui s’amuse à pasticher le langage littéraire ampoulé 70. Selon

M. Orr, le croisement des intertextes joycien et proustien dans le personnage de Lambert concourt à tourner en ridicule non seulement certaines valeurs sociales plus traditionnelles, mais également une certaine littérature « traditionnelle ». La réécriture de la visite de Bloch dans la famille du héros de la Recherche, ainsi, serait parodique 71 ». M. Orr arrive à la même conclusion à propos du personnage

de l’oncle Charles : celui-ci, dans la scène de la visite de Lambert à la maison familiale, prend la place qu’occupait le père du héros de la Recherche par rapport à Bloch. En comparaison avec son « modèle » proustien, l’oncle Charles, dont le parcours est fait de ratages 72, offre, affirme M. Orr, une image dégradée et ridicule de l’autorité familiale 73.

70 James Joyce, Ulysses, éd. Gabler, New York, Vintage Books, 1986, p. 102-104 ; trad. Jacques Aubert, Gallimard, 2004, p. 182-186.

71 Mary Orr, « Simon and Proust », loc. cit., p. 120.

72 Pour M. Orr, le traitement simonien du personnage de l’oncle Charles fait de ce nouveau Swann un « “ Charlot ”, the butt of pity or mockery » (ibid., p. 119).