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Georges contre Pierre ou voir contre savoir dans La Route des Flandres

3. Situations des protagonistes proustien et simonien

3.2. Georges contre Pierre ou voir contre savoir dans La Route des Flandres

Georges, dans La Route des Flandres, constate que la guerre qu’il a vécue, à laquelle il a survécu, seul parmi des milliers d’hommes, consacre l’inanité non seulement du mot « guerre » mais de tous les mots, de l’ensemble du langage et de la pensée qu’il sert :

mais comment appeler cela : non pas la guerre non pas la classique destruction ou extermination d’une des deux armées mais plutôt la disparition l’absorption par le néant ou le tout originel de ce qui une semaine auparavant était encore des régiments des batteries des escadrons des escouades des hommes, ou plus encore : la disparition de l’idée de la notion même de régiment de batterie d’escadron d’escouade d’homme, ou plus encore : la disparition de toute idée de tout concept si bien que pour finir le général ne trouva plus aucune raison qui lui permît de continuer à vivre non seulement en tant que général c’est-à-dire en tant que soldat mais encore simplement en tant que créature pensante et alors se fit sauter la cervelle (RF, 282 ; nous soulignons).

La guerre apparaît au protagoniste de La Route des Flandres comme un chaos tel qu’aucun système, aucun moyen de mise en ordre du réel, aucune tentative de représentation ne lui survit. Dans un passage célèbre de La Route des Flandres, pendant le cantonnement des soldats avant l’effondrement de leur régiment, Georges reçoit une lettre de ses parents, Pierre et Sabine, dans laquelle son père, pour une rare fois, s’adresse à lui :

Il a même trouvé l’autre jour le moyen de se réserver (et je t’assure que si tu connaissais ma mère tu te rendrais compte de l’exploit, de la volonté, et par conséquent du degré d’émotion, de désarroi, que cela représente) cinq lignes sur les insipides lamentations qu’elle

répand tout au long de ces lettres […], pour ajouter au concert ses propres lamentations en me faisant part de son désespoir à la nouvelle du bombardement de Leipzig et de sa paraît-il irremplaçable bibliothèque… (RF, 209-210)

Contrairement à Pierre, Georges ne voit dans la perte de cette bibliothèque qu’un inévitable retour des choses :

… à quoi j’ai répondu par retour que si le contenu des milliers de bouquins de cette irremplaçable bibliothèque avait été précisément impuissant à empêcher que se produisent des choses comme le bombardement qui l’a détruite, je ne voyais pas très bien quelle perte représentait pour l’humanité la disparition sous ces bombes au phosphore de ces milliers de bouquins et de papelards manifestement dépourvus de la moindre utilité. (RF, 211)

À quoi peuvent servir le savoir livresque et l’expression de la pensée, demande Georges, s’ils s’avèrent impuissants à empêcher la destruction du monde qu’ils œuvrent à comprendre et à rendre meilleur ? L’échec du langage est total, et s’étend sur les plans rationnel et éthique : il entraîne avec lui la bibliothèque de Leipzig comme le général du régiment de Georges, dont la vie « non seulement […] en tant que soldat mais encore simplement en tant que créature pensante » (RF, 282) devient irrecevable, dont la guerre rend patente l’inanité.

Georges oppose le savoir de Pierre à la vision que permet, ou plutôt à laquelle contrait l’expérience de la guerre. Pierre se définit dans La Route des Flandres par sa foi inébranlable en la rationalité et la culture livresque : « Étant le fils de paysans analphabètes, il est tellement fier d’avoir pu apprendre à lire qu’il est intimement persuadé qu’il n’y a pas de problème, et en particulier celui du bonheur de l’humanité, qui ne puisse être résolu par la lecture des bons auteurs. » (RF, 209) Pierre appréhende le monde au moyen de différents systèmes

philosophiques, et ne le reçoit qu’en l’endiguant dans ces cadres. Aussi Georges, pensant à son père, se l’imagine-t-il « le regard perdu dans le vide derrière les lunettes inutiles » (RF, 32). En effet, puisqu’il est tout entier absorbé par des explications rationnelles du monde, le regard de Pierre porte sur du vide, il manque déjà le monde visible ; d’où l’inutilité de l’affiner avec des lunettes. À la veille de son départ pour la guerre, Georges a une conversation avec son père. Se rappelant cet entretien, il revoit « son père regardant toujours sans le voir le boqueteau de trembles palpitant faiblement dans le crépuscule » (RF, 34 ; nous soulignons). Pierre est aveugle au monde qu’il croit pourtant comprendre : il regarde mais ne voit pas, il a une conception mentale du monde qui ne renvoie qu’à elle-même. « Emprisonn[é] » (RF, 219) physiquement par son obésité (RF, 31-32, 210, 219-220), par la masse de chair qui étouffe ses sens et empêche le monde de venir à lui, il est de surcroît emprisonné mentalement par des abstractions qu’il juge plus réelles qu’une réalité qu’il s’avère incapable de recevoir et d’éprouver.

Le personnage de Pierre est fortement lié à son lieu privilégié de travail, un kiosque situé dans le jardin de la demeure familiale, et où il va régulièrement s’isoler (du bavardage de sa femme en premier lieu, puis du reste du monde) pour écrire. Le kiosque est caractérisé par sa pénombre (RF, 32, 35, 210), par la lumière « crépusculaire » (RF, 229) que laissent passer ses « vitres multicolores » (RF, 31). Tout contribue à couper Pierre du monde extérieur, du visible, à commencer par son corps, puis son esprit, puis son environnement même, qu’il choisit et aménage à son image, le kiosque aux carreaux teintés redoublant les

cages charnelle et conceptuelle qui l’emprisonnent. En superposant différentes images de la cage autour de Pierre, la narration fait de son intellectualisme une forme d’autisme incurable. Pour Georges, son père est indissociable de son kiosque, sorte de prolongement de sa chair devenue insensible et de son esprit clos sur lui-même : « pouvant le voir […] dans la pénombre du kiosque crépusculaire où à travers les carreaux de verres de couleur le monde apparaissait unifié, fait d’une seule et même matière, verte, mauve ou bleue, enfin réconcilié » (RF, 229 ; nous soulignons). Pierre, dans son kiosque, voit le monde « réconcilié » ; cette réconciliation est diamétralement opposée à celle que met en œuvre le peintre Van Velden, et à laquelle assiste le protagoniste d’Histoire. Le monde apparaît « réconcilié » à Pierre dans la stricte mesure où, précisément, il ne le voit pas ; dans son kiosque, le monde est « enfin réconcilié » avec la conception qu’il en a, et qu’il déploie sur ses feuilles de papier, unifiée, lisse et étale. Or cette réconciliation n’est possible que dans le kiosque, où les carreaux teintés et la lumière crépusculaire masquent le monde. Pierre travaille en vase clos à une réconciliation entièrement factice et sans portée réelle, sa fine écriture sécrète sans trêve, comme dans un éternel recommencement des « griffonnages sans autre existence réelle que celle attribuée à eux par un esprit lui non plus sans existence réelle pour représenter des choses imaginées par lui et peut-être aussi dépourvues d’existence […] » (RF, 230).

L’opposition entre les réconciliations opérées respectivement par Pierre et Van Velden est confortée par une caractéristique commune aux deux personnages : leurs « excroissances ». Le pinceau de Van Velden, rappelons-le, est décrit dans

Histoire comme « une baroque excroissance », comme « quelque organe bizarre […] paradoxalement issu […] de l’obscure montagne de muscles et d’os dont toutes les forces […] semblent converger […] vers cet infime et dérisoire prolongement » (Hi, 277). Le peintre (la « montagne de muscles de d’os ») fait converger toutes ses forces (physiques) vers le pinceau, qui devient littéralement un prolongement de lui-même – c’est-à-dire de son corps. Le pinceau, dès lors, est le lieu d’une extrême concentration, d’une intense densification de l’activité du corps voyant, en vertu de laquelle le monde vu (ici un corps féminin étendu sur une couverture) peut être trans-formé en couleurs, en parfums et en textures. Van Velden fait de son pinceau un « organe bizarre » qui prolonge son corps ; Pierre a aussi un « organe » supplémentaire : ce sont les feuilles de papier qu’il emporte toujours avec lui et recouvre de sa fine écriture. Cet organe supplémentaire, cependant, prolonge l’activité de son esprit, venue suppléer à l’inefficacité de son corps rendu caduc :

[…] son père assis dans le kiosque aux vitres multicolores […] où il passait ses après-midi à travailler, couvrir de sa fine écriture raturée et surchargée les éternelles feuilles de papier qu’il transportait avec lui d’un endroit à l’autre dans une vieille chemise aux coins cornés, comme une sorte d’inséparable complément de lui-même, d’organe supplémentaire inventé sans doute pour remédier aux défaillances des autres (les muscles, les os accablés sous le monstrueux poids de graisse et de chairs distendues, de matière devenue impropre à satisfaire par elle-même ses propres besoins de sorte qu’elle semblait avoir inventé, sécrété comme une sorte de sous-produit de remplacement, de sixième sens artificiel, de prothèse omnipotente fonctionnant à l’encre et à la pâte de bois) […] (RF, 31-32 ; nous soulignons ; voir également RF, 230).

L’organe supplémentaire de Pierre est une « prothèse », une construction artificielle qui vient pallier un manque ; à l’opposé, le pinceau de Van Velden est une excroissance naturelle et d’une acuité intrinsèque, « de même que chez ces

monstres animaux – crustacés, pachydermes – doués d’un sens – ouïe, odorat – d’une finesse incroyable, exquise contrepartie à la grossièreté ou la laideur de leur corps » (Hi, 277). Dans l’énonciation de Georges, Pierre apparaît comme un tel monstre, « pachydermique, massif, presque difforme » (RF, 210), doué cependant d’aucun sens particulier, réduit à utiliser sa prothèse d’encre et de pâte de bois pour « fonctionner », pour être au monde. À la densité de l’activité du peintre, à l’engouffrement de toutes ses forces dans l’infime pinceau s’oppose l’étalement du travail de Pierre, son écriture se prolongeant indéfiniment sur des feuilles de papier qui ne peuvent que s’ajouter les unes aux autres, augmentant toujours son poids, le rendant toujours moins mobile. Pierre, à travers son écriture, s’étend sur le papier, s’étale, puis se ferme au monde extérieur, toujours plus reclus, enfermé dans son esprit déjà enfermé dans son corps et renfermé dans son kiosque. Van Velden, dans un mouvement inverse, se resserre, se concentre dans son pinceau et s’ouvre tout entier vers l’extérieur, entre dans un corps à corps authentique avec le monde dont rend compte son œuvre.