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Filiation proustienne : thématique, stylistique et esthétique

4. Le rapport de Simon à Proust dans la critique

4.2. Filiation proustienne : thématique, stylistique et esthétique

Dans son article intitulé « Claude Simon et Marcel Proust », R. Lefere choisit de mettre de côté les questions d’intertextualité pour traiter du rapport de Simon à Proust, et de s’intéresser à l’ensemble de l’œuvre, sans accorder une attention particulière à La Bataille de Pharsale. Le roman de 1969, pour R. Lefere, ne fait qu’« actualise[r] et systématise[r] ce qui est partout latent 119 » : « Simon écrivain, écrivant son expérience de vie, retrouv[e] spontanément, plus ou moins consciemment, l’œuvre qui […] lui est la plus chère, et fait aussi intimement partie de lui que ses expériences personnelles, d’ailleurs partiellement vécues à travers elle 120 ». La Bataille de Pharsale, ainsi, aurait actualisé et systématisé un rapport fondamental à Proust présent partout dans l’œuvre. C’est afin de mieux comprendre ce rapport et la parenté littéraire qu’il engendre que R. Lefere propose de relativiser l’importance de La Bataille de Pharsale et de son réseau

118 « Roman, description, action », loc. cit., p. 17. 119 Robin Lefere, loc. cit., p. 92.

intertextuel proustien, et d’aborder plutôt des questions esthétiques, stylistiques et thématiques :

Mieux que les multiples parentés anecdotiques (personnages, scènes, motifs) et que les citations, tant la logique du texte […], la progression digressive d’une phrase complexe […], que les similitudes thématiques (problématique du temps, du mouvement et de l’immobilité, de la perception vraie, des rapports entre les mots-concepts et les choses) et certaines de leurs conséquences formelles […], que l’importance de la référence picturale, affirment la parenté réelle des deux œuvres : leur apparentement n’est ni factice ni abusif 121.

R. Lefere identifie des procédés descriptifs développés par les deux auteurs, notamment la « figuralisation » et la « tension mouvement-immobilité » dans le traitement des personnages, des villes et des espaces, la « déformation de la perception », la « progression digressive » de la phrase et le « procédé analogique » qui dirige le déploiement du texte 122. Il montre, en somme, des similitudes qui existent entre les œuvres de Simon et de Proust, et en vertu desquelles elles peuvent être jugées apparentées 123.

121 Ibid., p. 99-100.

122 Ibid. ; sur la figuralisation et la tension mouvement-immobilité, voir p. 93-96 ; sur la déformation de la perception, p. 96-97 ; sur la progression digressive de la phrase, p. 97-98 ; sur le procédé analogique, p. 98-99.

123 Luc Fraisse, éminent proustien, a proposé en 2005 une lecture de La Route des Flandres qui s’inscrit dans la voie indiquée par Lefere, dans une contribution intitulée « La gravure hypothétique de l’ancêtre dans La Route des Flandres » (dans Littérature et représentations artistiques, dir. Fabrice Prisot, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 219-236). Sans interroger le rapport de Simon à Proust en lui-même, il convoque constamment l’esthétique et la Recherche proustiennes pour exposer le mouvement du texte simonien. Par exemple, il comprend la rétrospection nocturne de La Route des Flandres à partir de la structure narrative de la Recherche (p. 220) ; il donne au récit simonien une direction proustienne, conférée notamment par la relative explicative (p. 223) ; il voit dans la description de la gravure qu’imagine Georges une « surenchère sur la description du “ Port de Carquethuit ” d’Elstir » (p. 227) dans les Jeunes filles en fleurs (RTP, II, 192-194) ; il montre que la description de la course de chevaux, centrale dans La Route des Flandres, correspond à une vision kinétoscopique (p. 233), celle-là même du dormeur qui s’éveille, telle que la décrit le narrateur à l’entrée de la Recherche (RTP, I, 7). Il semble que, pour un proustien comme Luc Fraisse, il est impossible de lire un roman de Simon sans voir fréquemment surgir le texte de la Recherche.

L’approche de R. Lefere a été poursuivie récemment par Yona Hanhart-Marmor, dans un article récemment paru sur la conception de l’écriture romanesque chez Proust et Simon. Y. Hanhart-Marmor attribue la fascination qu’exerce Proust sur Simon à son « écriture de l’insaisissable, du secret, de la question sans réponse, [son] écriture en perpétuel devenir, [son] écriture de la Recherche 124 ». Elle propose de s’intéresser à cette fascination de Simon pour le processus de l’écriture proustienne plutôt que pour son sujet. Selon elle, c’est dans Les Géorgiques que Simon intègre le plus fortement ce processus dans son écriture : « Il nous semble que si ce roman est en apparence affranchi de l’influence proustienne 125, celle-ci se fait sentir d’une manière beaucoup plus profonde,

beaucoup plus intrinsèque à l’esthétique qui le sous-tend et à l’écriture si particulière qui est la sienne, et qui sont une esthétique et une écriture de la rature 126 ». Y. Hanhart-Marmor pose d’abord que l’écriture simonienne est aussi une écriture de la « recherche », et qu’elle répond, comme l’écriture proustienne, à une perception problématique du réel. Elle montre comment, chez les deux auteurs, l’écriture conserve les traces de la recherche à laquelle elle procède, de ses approximations, de ses essais et erreurs, de ses tâtonnements, qui apparaissent dès lors aussi importants que le résultat auquel ils permettent d’accéder. Cette valorisation de la recherche par et dans l’écriture répond chez Simon comme chez Proust à une conception du réel comme étant mouvant, fuyant, même contradictoire, dont Y. Hanhart-Marmor donne plusieurs exemples. Chez les deux

124 Yona Hanhart-Marmor, loc. cit., p. 38.

125 Hanhart-Marmor renvoie au fait qu’il n’y a pas d’allusion ou de référence intertextuelle à la Recherche dans Les Géorgiques ; elle semble oublier les deux allusions que nous avons présentées dans le parcours de l’œuvre, notamment la comparaison clairement proustienne de O. avec l’amant montrant la photographie de la femme qu’il aime à un ami.

auteurs, il apparaît que seule une écriture de la recherche peut opérer une transmutation de ce réel insaisissable, autrement « livré à l’incohérent […] et destructeur travail du temps » (RF, 296). La lecture de Y. Hanhart-Marmor dévoile cependant la continuation de l’héritage proustien chez Simon comme un « passage », comme une étape transitoire : tandis que, à un niveau structurel, l’œuvre de Proust se donne comme le récit d’un parcours sinueux mais dont le but est finalement atteint, l’œuvre de Simon « crée une écriture et une esthétique de l’inachevé, du fragmentaire, du lacunaire comme tels, et qui […] portent en eux- mêmes leur sens et leur cohérence 127 ». De la sorte, intégrant l’esthétique proustienne, « Simon finit par la rejeter : chez Simon, on reste dans la recherche en tant que telle, elle constitue en dernière analyse la valeur la plus haute de l’écriture et du roman 128 ». Y. Hanhart-Marmor démontre finalement son propos en exposant les nombreuses images de la rature contenues dans Les Géorgiques, à travers les archives du général mais aussi dans plusieurs descriptions ; elle présente ces images comme autant de mises en abyme de l’écriture de la recherche, qui revendiquent l’erreur, l’approximation, le tâtonnement et la reprise comme « les outils même d[u] pouvoir de restitution [de l’écriture], et les indispensables garants de sa justesse et de sa vérité 129 ». L’esthétique simonienne consisterait ainsi en une radicalisation de l’esthétique proustienne qui, à terme, s’imposerait comme rupture. Le « “ fils ”, conclut Y. Hanhart-Marmor, trouve le

127 Id.

128 Ibid., p. 53. 129 Ibid., p. 57.

moyen, par la puissance même de la fascination exercée sur lui, de l’utiliser pour créer autre chose 130 ».

En 2004, quelques années avant la parution de l’article de Y. Hanhart-Marmor, Laurence Besnouin-Cadet a soutenu une thèse de doctorat, dont l’objet était précisément la filiation proustienne chez Claude Simon. Cette thèse procède à une synthèse des études parues auparavant sur Simon et Proust ; son apport consiste à lier historiquement la lecture de Proust accomplie par Simon, et dont témoignent ses discours et entretiens, aux différentes phases de sa création romanesque. L. Besnouin-Cadet montre comment ce qui intéresse l’auteur-lecteur chez son prédécesseur, et qui change au fil des décennies, se traduit dans l’œuvre par une création spécifique. Ainsi, à chaque période de l’œuvre simonienne correspondrait un Proust particulier ciblé par la lecture, et qui accompagnerait la création, soit, dans la première période (1945-1967), le Proust de la mémoire involontaire, dans la deuxième période (1969-1975), le Proust de la description et de la composition analogique, et, dans la troisième période (1981-2001), le Proust de l’autobiographie et du récit herméneutique. L. Besnouin-Cadet s’intéresse aux dimensions du roman simonien qui l’apparentent au roman proustien, à ce que font de pair, similairement, les deux auteurs ; son objet d’étude est le roman simonien en tant qu’il est toujours, aussi, un roman proustien, de différentes manières et à différents degrés au cours de son évolution. La thèse de L. Besnouin-Cadet pose l’hypothèse d’une évolution historique du rapport à Proust chez Simon, d’une filiation mouvante : synthétisant les acquis des études de F.

Van Rossum-Guyon, de R. Birn, de M. Orr et de M. Miguet-Ollagnier, elle interprète La Bataille de Pharsale comme une mise à distance et même comme un rejet du modèle proustien, que Le Jardin des Plantes, trente ans plus tard, remet en question, Simon y réaffirmant son respect et son admiration pour le texte de la Recherche.