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MARC ANCEL

Dans le document Etudes en l'honneur de Jean Graven (Page 24-27)

de s'en contenter. L'accusé sera mieux protégé dans ses droits fon-damentaux s'il comparaît devant un magistrat scientifiquement, psy-chologiquement et moralement préparé pour sa difficile mission, et qui, ne se considérant que comme un homme appelé à fixer le sort d'un autre homme, s'efforcera d'avoir avec lui un dialogue ou une communication qui lui permette de statuer en connaissance de cause.

En cherchant à promouvoir ce colloque judiciaire, dont la réalisation est difficile, la défense sociale, loin de menacer les droits de l'homme ou de méconnaître la dignité du magistrat, s'efforce en réalité de mieux affirmer l'une et l'autre.

Le système traditionnel, qui fonctionne encore largement sous nos yeux, a été établi au siècle dernier, non seulement, comme on l'a justement répété, pour assurer le jugement du fait et non le jugement de l'homme, mais essentiellement pour éviter qu'un innocent ne puisse être condamné. Il est douteux qu'il y soit parvenu puisque, là même où son rôle de garantie a été poussé à l'extrême, les erreurs judi-ciaires n'ont pas été évitées. Mais, sans aucunement renoncer au procès régulier avec la présomption d'innocence, il est permis de penser qu'il faut organiser une justice pénale telle que le délinquant convaincu d'avoir commis l'infraction ne soit pas non seulement mal jugé, mais aussi mal condamné. La difficulté est grande, car elle n'est pas seulement d'ordre juridique. On sait en effet que la quotité de la peine légale est en principe laissée à l'appréciation souveraine du juge. Entre la tarification légale du Code pénal de 1791 et la tarifi-cation judiciaire des systèmes néo-classiques, il y a place pour un système qui ne serait plus de tarification, mais d'adaptation, et dont la mise au point est sans doute plus difficile pour le juriste que les solutions des problèmes posés par la pure dogmatique pénale.

Si l'on s'engage dans cette voie, on aperçoit aisément que la défense sociale demande à la fois une révision des valeurs et un effort de dépassement. Révision des valeurs d'abord, car elle suppose un examen critique de toutes les institutions existantes, sans que celles-ci puissent être justifiées par le seul fait qu'elles existent. Il n'y a rien de plus respectable, disait déjà Voltaire, qu'un ancien abus ; il n'y a rien de plus respecté, pourrait-on dire, qu'une institution dont on ne se demande même plus si elle n'a pas perdu sa raison d'être. Or un système de droit périmé, et plus encore assurément un système anachronique d'application des peines constituent en fait une oppres-sion de l'individu, ou tout au moins une méconnaissance de son droit fondamental à se réaliser et à s'épanouir dans le milieu social. Con-testation, dira-t-on peut-être, et ce terme, qui est à la mode, n'est pas

DROITS DE L'HOMME ET DÉFENSE SOCIALE 11 toujours bien vu, mais contestation raisonnée à partir d'un point de départ dont il est difficile de dénier la justification profonde.

Par là même, la défense sociale moderne constitue un effort de dépassement qui, lui-même, contribue à assurer, dans des perspec-tives nouvelles, la protection des droits de l'homme. Dépassement, nous venons de le dire, de tout système arriéré en tant qu'il persiste au-delà des raisons et des circonstances qui avaient pu le justifier.

Dépassement aussi du système envisagé dans sa pure technique, ou selon un juridisme qui dérobe aux yeux du juriste les réalités humai-nes au profit de fictions légales. Dépassement enfin du système national en tant qu'il s'affirme nationaliste, c'est-à-dire ignorant des grands courants internationaux et des enseignements tirés des expé-riences étrangères ou des apports de la coopération juridique et péni-tentiaire internationale.

Est-il besoin de rappeler que c'est par un semblable effort de révision critique des institutions existantes et de dépassement des traditions nationales que s'est affirmé, à la fin du

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siècle, le mouvement de reconnaissance et de protection des droits de l'homme ? Qu'on se souvienne de la préface du Dei delitti e delle pene où Beccaria stigmatise ce « fatras volumineux », ce « vieil amas d'opi-nions qu'une grande partie de l'Europe a honorées du nom de lois » et qui « sont les règles que suivent froidement ces hommes qui devraient trembler lorsqu'ils décident de la vie et de la fortune de leurs concitoyens » ; n'est-ce pas la meilleure remise en discussion des institutions existantes, au nom des droits essentiels des citoyens menacés par un système oppresseur et désuet ? De son côté, Montes-quieu, qui, à la lumière de la conception - réformatrice - du droit naturel, proclame que la loi est « la raison humaine, en tant qu'elle gouverne tous les peuples de la terre » invite, dans la recherche du meilleur système législatif, à dépasser la tradition purement nationale, de même que Voltaire, dans son commentaire de Beccaria, souhaite, à propos de la suppression de la torture, que l'Angleterre « instruise les autres peuples ». Sans se proclamer ouvertement et orgueilleuse-ment « universelle », la Déclaration des droits de 1789 était, elle aussi, ou elle déjà, destinée à « tous les peuples de la terre». C'est à ce grand courant universaliste que la défense sociale entend se rattacher quand elle propose la révision critique des valeurs présentes et la recherche de solutions de portée internationale.

C'est en effet défendre les droits de l'homme, au sens le plus complet et le plus élevé de l'expression, que de détourner et même que de délivrer les juristes des commodités, des habitudes et des

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servitudes du provincialisme particulariste. Les unes et les autres pèsent souvent lourdement sur la réalité du droit positif ; et, de même qu'elles arrêtent, en le rassurant, l'interprète inquiet de toute inno-vation ou qu'elles engourdissent le praticien dans les facilités de la tarification traditionnelle, elles paralysent le réformateur par l'inertie d'un conservatisme immobiliste. Ainsi risque de se perdre la notion des valeurs humaines actives et la préoccupation de la garantie des droits fondamentaux de l'homme ; car cette préoccupation n'est agis-sante et efficace que si, d'une manière continuelle, elle cherche à s'affirmer sur un plan supérieur à celui des techniques nationales.

Dans la mesure où la défense sociale moderne s'efforce de promou-voir un système pénal de protection fondé sur la prise en considé-ration de l'être humain, elle est à la fois, par vocation et par nécessité, novatrice et universelle, ou du moins universaliste, car elle tend, comme la Déclaration de 1789, à la généralité. Nul assurément ne l'a mieux compris et ne l'a mieux fait ressortir que M. Jean GRAVEN par les œuvres nombreuses où il a défendu les droits de l'homme, dans l'esprit même de la défense sociale moderne.

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