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Les manques ou problèmes de la formation de mathématiques en cycle

Chapitre 2 - Des ingénieurs sur leur lieu de travail

2.4 Analyse des entretiens avec six ingénieurs

2.4.7 Les manques ou problèmes de la formation de mathématiques en cycle

Cette sous-partie se base tout d'abord sur la partie 2 des entretiens consacrée à la descrip-tion par les six interviewés d'un hypothétique cours qu'ils donneraient s'ils étaient amenés à

enseigner à des futurs ingénieurs de leur spécialité. La description attendue concerne les conte-nus ainsi que la manière de procéder à cet enseignement hypothétique. Notons que certains in-terviewés comme Georges, Mathieu ou William ont eu des expériences d'enseignement et nous en ont parfois fait part.

Nous relevons aussi certains points intéressants dans la partie 4 à propos de la formation continue et l'autoformation.

Notre objectif ici est de tenter de repérer les manques éventuels ressentis par les six nieurs que nous avons rencontrés, à propos de leur formation de mathématiques en cycle ingé-nieur. Cette description fait écho aux questions sur l'adaptation de cette formation dans le ques-tionnaire décrites en 2.1 et en 2.2.

La première catégorie de manques se situe essentiellement au niveau « pédagogie ». Elle cor-respond à des contenus (spécifiques ou non) fréquemment utilisés sur leur lieu de travail et qui ne sont pas enseignés en cycle ingénieur.

Comme nous l'avons vu précédemment, pour Jean il s'agit par exemple des factorisations et des techniques de convolution matricielles qui devraient selon lui être enseignées pour sa spé-cialité en informatique.

Pour sa spécialité en cryptographie et sécurité informatique, Pierre enseignerait les en-sembles et les congruences.

Pour Georges, il s'agirait d'un cours sur les Big Data pour le traitement statistique et la mo-délisation.

Pour Alice enfin, nous avons vu qu'elle proposerait un cours sur les plans d'expérience, les regroupements par cluster et différents types de régressions.

Au-delà de ces propositions de contenus, nous rapportons dans ce qui suit ce que nous avons relevé tout au long des échanges et qui indique d'autres types de défauts ou de manques dans la formation initiale des ingénieurs. Ces remarques se placent encore à des niveaux de codétermi-nations différents.

Au niveau « école », des problèmes d'hétérogénéité entre les étudiants provenant des diffé-rents cycles préparatoires sont signalés par trois des quatre ingénieurs ayant suivi un cycle pré-paratoire en CPGE. William qui a suivi son cycle prépré-paratoire en CPGE est le seul qui ne fait pas de remarque à ce sujet.

Jean, pour commencer nous explique que pendant la formation en mathématiques en cycle ingénieur, il y avait d'un côté les étudiants qui venaient d'IUT, d'université et de CPGE. Les der-niers ayant toutes les connaissances nécessaires, tandis que les autres devaient beaucoup tra-vailler énormément pour rattraper leurs lacunes. Pour ces étudiants, l'école a mis en place des cours de soutien mathématique, mais cela a pour conséquence de ne pas favoriser l'entraide ni le travail en équipe entre les différentes « castes ». Cela a même selon lui comme conséquence de créer des diplômes d'ingénieurs différents au sein d'une même école avec des profils de compé-tence différents : plus technique pour les IUT, STS et Licence, et plus théorique pour les CPGE.

Georges a un ressenti proche puisque selon lui les étudiants provenant de CPGE (qui sont majoritaires dans les promotions) ont un « bagage extrêmement solide » en arrivant en première année, alors que les autres ont d'importantes lacunes en mathématiques.

Alice remarque également que le mélange des étudiants provenant de divers horizons ne fa-vorise pas les interactions en séance de TD car ceux qui ne viennent pas de CPGE ont un trop grand besoin de soutien.

Un autre des besoins qui revient souvent chez les interviewés est que l’enseignant montre des applications concrètes et des liens entre les concepts mathématiques eux-mêmes et les autres matières. Nous sommes ici au niveau « pédagogie ».

Jean pense que partir de situations concrètes pour découvrir les problèmes mathématiques qui se posent derrière est ce qui crée de la motivation dans l'autoformation.

Pierre pense qu'il faudrait toujours chercher une application directe à une notion mathéma-tique. En revanche, pour lui ce n'est pas un manque mais c'est au contraire ce qu’il a vécu et qu’il

apprécié en arrivant en cycle ingénieur en comparaison de ce qu'il avait fait en lycée ou IUT. Dans ce cas précis de cours de cryptographie, il dit avoir eu affaire à des professeurs réellement passionnés.

Mathieu nous décrit la satisfaction de trouver un résultat ou une réponse par soi-même lors-que l'on se forme seul, ce qui n'arrive pas lorslors-que, comme dans la formation initiale en cycle ingénieur on reçoit d'abord le « bagage de connaissances en gros bloc » sans montrer l'utilité de chaque chose. Ceci entraîne selon lui un manque d'intérêt et de motivation.

Même avis pour William qui a suivi dans son auto-formation (pour mettre en place son en-treprise financière) des cours d'un haut niveau mathématique, mais tout en étant très concret. C'est pourtant ce à quoi il s'attendait en arrivant en cycle ingénieur après sa CPGE et dont il a été déçu. Il explique que finalement, sa formation est restée trop théorique. Pour lui, la manière dont les problèmes étaient posés ne permettait pas de trouver un contexte pour reconnaître le cas d'application des formules. Pour enseigner les mathématiques en cycle ingénieur, il proposerait de partir d'un exemple concret pour aller vers la théorie. Cela permettrait d'après lui de donner le goût des mathématiques aux étudiants et les aiderait à développer des solutions innovantes par la suite.

Il ajoute qu'il faudrait insister sur le développement du sens intuitif qu’il faut savoir donner aux résultats, en particulier, pour les élèves, apprendre à repérer les ordres de grandeur pour pouvoir une estimation rapide d'un résultat approximatif avant de passer au calcul précis.

Georges, lui, précise que sans pour autant séparer les aspects théoriques et techniques des mathématiques, il faudrait juste que l'enseignant soit capable par exemple de dire « à quoi sert une équation différentielle ». Et « même si le prof ne sait pas s'en servir en physique newtonienne, au moins qu'il en parle ».

Mais à l'inverse, il fait une distinction claire entre les « bonnes mathématiques » et les « ma-thématiques de physiciens ». Pour lui, ces dernières sont un bon outil au quotidien, mais posent problème car les approximations réalisées ne sont pas suffisamment justifiées.

Après avoir passé en revue les différentes praxéologies professionnelles, nous allons dans la dernière section 2.4.8 faire une synthèse des résultats obtenus.

2.4.8 Premier bilan des entretiens avec des ingénieurs

Tout comme le nombre important de réponses spontanées au questionnaire a été pour nous un premier résultat important dans la partie 2.2, commençons ce bilan des entretiens par men-tionner les forts encouragements que nous avons recueillis par les ingénieurs interviewés qui ont pour trois d’entre eux insisté sur l’importance d’une réflexion (au niveau ministériel pour Mathieu, par exemple) sur la formation en mathématiques des ingénieurs.

Dans ces entretiens, nous avons orienté notre questionnement auprès des ingénieurs en uti-lisant la notion de besoins mathématiques, en termes de savoir et de savoir-faire. Notre analyse praxéologique de ce que les ingénieurs nous ont présenté comme utile au quotidien nous a per-mis de révéler une première partie des besoins. Nous pouvons de plus analyser dans leur dis-cours que ces besoins ne sont pas comblés par les mêmes institutions de formation. Les besoins principaux que nous avons relevés sont de quatre types.

Le premier type de besoin identifié est celui des bases mathématiques. C’est le terme le plus employé par les ingénieurs. Ces bases, hormis les outils statistiques, sont surtout apprises pen-dant le cycle préparatoire voire au lycée. Il s’agit de techniques et de technologies relevant du calcul intégral, de la trigonométrie, de l’analyse de Fourier, de la géométrie, du calcul matriciel. Elles permettent de traiter des types de tâches variés comme des calculs en analyse ou en al-gèbre, de la modélisation, du contrôle qualité, etc.

Le deuxième type besoin correspond au raisonnement rigoureux. Les types de tâches asso-ciés à ce besoin ne sont pas reliés à des contenus spécifiques mais plutôt à la résolution de pro-blèmes sur le lieu de travail : comment l’aborder, comment aller au bout du raisonnement sans

faire fausse route. Dans le cas de ce besoin, les techniques sont abordées parfois lors de l’enseignement de la démonstration des théorèmes, et exclusivement en CPGE. Cet apprentis-sage de la démonstration est même devenu primordial pour un des six ingénieurs ayant un mé-tier à forte composante mathématique : au-delà de l’utilisation de la preuve, il doit analyser les rouages de la démonstration pour pouvoir optimiser ses logiciels.

Le troisième type de besoin est celui des statistiques, qu’ils relient parfois aux probabilités. Comme nous l’avons déjà vu, l’enseignement correspondant est donné uniquement en cycle in-génieur et il est utile pour aborder des types de tâches de modélisation, de prédication, d’optimisation et d’analyse de données. Les techniques mathématiques citées sont divers types de régressions, les plans d’expérience. Notons que c’est le seul besoin pour lequel les ingénieurs ont précisé qu’ils utilisent systématiquement des outils logiciels, souvent simples.

Un autre type de besoin que nous avons répertorié est lié à des contenus souvent spécifiques à chacun des métiers représentés. Les types de tâches sont eux aussi spécifiques et ne sont sou-vent pas enseignés en formation initiale. L’apprentissage des techniques, des technologies ou des théories associées passe par la formation continue, mais surtout l’autoformation.

Enfin, nous avons pu accéder dans ces entretiens à un autre type de besoins liés aux mathé-matiques. Bien que de nature différente, ils sont pourtant bien intimement liés au métier d’ingénieur. Il s’agit du besoin d’apprendre à faire des liens entre les différents concepts mathé-matiques et ceux des autres matières enseignées dans la spécialité du diplôme. Ce besoin s’accompagne d’un besoin de mettre en avant (de la part des enseignants) des situations con-crètes et des applications des concepts en question. Un enseignement qui répondrait à ce besoin pourrait permettre de développer la motivation, l’intérêt et le goût pour la discipline mathéma-tique chez les ingénieurs en général. Ceci pourrait également permettre de développer la créati-vité pour la recherche de solutions innovantes à certains problèmes.

Ce dernier point sur le besoin de faire des liens et d’aborder des concepts de manière plus concrète et plus appliquée dans l’enseignement montre que l’opposition « mathématiques théo-riques contre mathématiques utilitaristes » (Romo-Vázquez, 2009, p. 29) est encore sans doute aujourd’hui une réponse caricaturale à la question de la formation mathématique des ingénieurs français. En effet, même si le besoin de voir des applications concrètes dans l’enseignement de mathématique est indéniable, il ne doit pas occulter à l’inverse le réel besoin exprimé par les ingénieurs de développer une rigueur de raisonnement. Nous y reviendrons dans la conclusion de ce chapitre, mais nous pouvons, pour illustrer cet aspect, relever la citation de Jean qui pour-rait résumer ce mouvement de flux et reflux nécessaire entre théorie et technique qui n’est pas sans rappeler le folklore institutionnel lié à la technologie (Castela, 2008) que l’on retrouve dans l'enseignement et la pratique des mathématiques chez les ingénieurs : « Plus on avance dans ses études, plus on fait des choses qui se rapportent à des cas pratiques. Plus on avance dans son tra-vail, plus on comprend l'utilité de s'abstraire des cas pratiques ».

Cette réflexion globale sur les besoins des ingénieurs, nous permet d’apporter une partie des éléments de réponses pour notre question de recherche QR1 sur les praxéologies mathéma-tiques professionnelles des ingénieurs en France.

De plus, nous avons pu obtenir un certain nombre d’éléments qui rejoignent les analyses des réponses au questionnaire sur les problèmes et lacunes rencontrés dans l’institution de forma-tion. Les conditions ou les contraintes rencontrées se situent à différents niveaux de codétermi-nation didactiques et nous permettent de répondre à la question QR3.

Tout d’abord, la qualité des enseignements (et en particulier le rôle de l’enseignant) est mon-trée du doigt par presque tous les ingénieurs. Par contre, même si nous avons relevé un intérêt pour les projets (chez Jean) ou pour le TP (chez Pierre), nous n’avons pas noté de critique parti-culière sur l’enchaînement des cours magistraux et de séances de travaux dirigés qui sont majo-ritaires dans la formation.

Ensuite, l’hétérogénéité créée par la provenance des étudiants de différents cycles prépara-toires est un autre problème au niveau « école » qui ressort clairement. Cela empêche notam-ment des échanges entre les étudiants et avec les enseignants lors des séances de travail. Les étudiants provenant de CPGE sont réputés avoir des connaissances plus solides que les autres ; mais ces derniers ont peut-être développé plus d’aptitudes dans les compétences mathéma-tiques plus techniques.

Hormis ces problèmes soulevés, il y a également des constats que nous situons au niveau « société ». Pour certains ingénieurs rencontrés, les mathématiques agissent comme liant dans l'entreprise, c’est un langage commun à tous les ingénieurs pour pouvoir communiquer, même pour ceux qui les utilisent peu. Et bien qu’une grande partie des connaissances soient oubliées si celles-ci ne sont pas mobilisées souvent, les mathématiques deviennent une sorte de culture générale qui reste un socle commun pour les ingénieurs.

Et comme les connaissances scientifiques utiles aux ingénieurs et faisant appel à des con-cepts mathématiques se renouvellent sans arrêt, ceux-ci ont parfois besoin de les actualiser. C’est à cette occasion que leur formation de base leur permet de comprendre par eux-mêmes les contenus présentés dans des ressources autres que celles fournies par l’institution de formation initiale (internet, livres, collègues, etc.).

Nous avons vu dans les analyses précédentes que les constats réalisés par les ingénieurs grâce au questionnaire ont été précisés lors des entretiens. Dans la partie 2.5 suivante, nous en faisons une synthèse.

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