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Le management comme processus de régulation, un rôle de traduction vecteur

1.2. Le management de proximité

1.2.2. Le management comme processus de régulation, un rôle de traduction vecteur

La troisième perspective présentée dans cette partie propose de considérer l’activité des managers à l’articulation de différentes logiques. Les managers de proximité, à la fois supérieurs hiérarchiques et subordonnés, seraient en effet pris en tension dans cette position duale, identifiée depuis longtemps dans la littérature managériale (Roethlisberger, 1976, cité par Bellini, 2005). D’après Piney (2015), ils seraient positionnés entre les contraintes remontant de l’activité des équipes et les injonctions descendant de la hiérarchie, souvent seuls à faire face aux contradictions pour tenir ensemble les enjeux provenant de différents acteurs de l’organisation. Au-delà d’une fonction de transmission, ils concilieraient donc prescriptions directives et participatives, en assurant un double rôle de traduction des informations, d’une part en déclinant les règles qui émanent de la structure et en les priorisant, et d’autre part en

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rapportant à leur propre hiérarchie des éléments de synthèse et d’anticipation des contradictions entre différentes sources de règles et de savoirs ; ce faisant, ils contribueraient à animer et arbitrer les conditions de leur articulation, par une négociation de la relation entre objectifs et ressources, comme schématisé par Daniellou, Simard & Boissières (2010) dans la Figure 1 :

Figure 1: L'activité des managers d'après Daniellou, Simard & Boissières (2010, p.91)

Ainsi, pour ces auteurs et pour Carballeda (1997), être manager consiste à la fois à « cadrer »,

autrement dit, à définir préalablement le cadre, la structure, les règles formelles, le travail

prescrit, ses conditions de réalisation, et à « faire cadrer », c’est-à-dire à assurer

quotidiennement les ajustements nécessaires entre les règles formelles et les autres sources de savoirs ou de règles, ce qui implique une négociation périodique des règles formelles lorsque cela s’avère nécessaire. Le rôle du management est dès lors de produire constamment des compromis raisonnablement acceptables par les différents acteurs, par le biais de deux types d’ajustements représentés en Figure 2 :

• des ajustements quotidiens lors de discussions entre opérateurs ou entre équipes et managers pendant la réalisation du travail, pour s’accorder sur la conduite à tenir en cas de contradictions dans les règles ou d’incompatibilité entre objectifs à atteindre et ressources allouées ;

• une redéfinition des règles formelles, à travers des discussions formalisées entre différents acteurs (encadrement, représentants du personnel ou de métiers concernés…), pour les rendre plus adaptées à la situation réelle.

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Figure 2: Les ajustements dans l'organisation, (Daniellou, Simard & Boissières, 2010, p.90)

Nous retrouvons la « 3ème voie » proposée par les théories de la structuration et de l’agir

organisationnel, qui permet ici de penser l’activité du manager comme un processus d’articulation entre structure et interactions, entre « organisé » et « organisant », ou autrement dit, comme un processus de régulation entre injonctions parfois contradictoires (Leplat, 2006).

Cette modélisation fait en effet référence à la théorie de la régulation (Reynaud, 1989 ; de

Terssac & Lompré, 1996), selon laquelle plusieurs sources concurrentes sont à l’origine des « processus de régulation », entendus au sens de la manière dont se créent, se transforment ou se suppriment les règles (Reynaud, 1989 ; Reynaud, 2003 ; Arnoud, 2013 ; Piney, 2015), comme présenté en Figure 3 ci-après :

les règles de contrôle, explicites, imposées de l’extérieur de manière « top down », composent la structure ;

les règles autonomes, implicites, sont produites par les opérateurs dans une stratégie collective pour assurer le fonctionnement de l’organisation malgré les imprévus. La confrontation entre ces deux types de règles peut dès lors prendre deux formes de « régulation », entendue au sens de « la capacité d’élaborer des règles » (Reynaud, 2003, p.103) :

la régulation froide, qui correspond à une activité de conception de métarègles (institutionnalisation de règles qui sont des accords généraux, des règles explicites, cadres pour l’action) basée sur une négociation en dehors des situations de travail (de Terssac & Lompré, 1996 ; Arnoud 2013 ; Piney, 2015) ;

la régulation chaude, qui renvoie aux arbitrages effectués en situation, par la confrontation permanente sur la définition de règles d’organisation pertinentes pour réaliser un travail (de Terssac & Lompré, 1996 ; Arnoud 2013).

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Il résulte de ces processus des règles effectives, qui sont un compromis issu d’une négociation

implicite ou explicite, et ne sont pas fixées une fois pour toutes (Reynaud, 1989).

Figure 3: Régulation entre règles de contrôle et règles autonomes (de Terssac & Lompré, 1996, p.63)

Si la théorie de la régulation semble avoir été construite pour caractériser l’activité des opérateurs, Carballeda (1997) propose de l’appliquer également aux cadres, pris comme travailleurs : ils sont eux aussi soumis aux règles formelles de leur hiérarchie ou aux contraintes environnementales et sont également amenés à effectuer des « régulations chaudes » dans leur activité, par exemple en acceptant ou en refusant une demande budgétaire, une création de poste. Bouffartigue et Bouteiller (2004) suggèrent ainsi d’appliquer la grille d’analyse ergonomique pour comprendre les formes de prescription de leur travail et ses écarts aux activités effectives, à savoir, une activité d’interprétation, de gestion d’informations montantes et descendantes parfois contradictoires par filtrage de ces dernières et une définition subjective de leur sens. Dès lors, la représentation de l’activité des managers à l’aide de la théorie de la régulation peut prendre la forme suivante, présentée en Figure 4.

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Figure 4: Modélisation de l'activité des cadres (Carballeda, 1997, p.57)

Cette modélisation met en évidence la tension intrinsèque à la fonction du manager, à la fois travailleur et représentant de la structure. D’ailleurs, le même raisonnement peut être appliqué à l’ensemble de la ligne hiérarchique, par de nouvelles translations du schéma sur la gauche : à chaque niveau, les décisions sont soumises à différentes règles et contraintes, jusqu’à la direction, pouvant par exemple être confrontée à des instances de contrôle telles que les actionnaires, les banques, l’URSSAF ou encore l’inspection du travail.

La notion de « règle » prend une place centrale dans la théorie de la régulation. Elle y est entendue comme un principe organisateur, qui peut prendre la forme d’une injonction visant à déterminer un comportement, mais qui est le plus souvent un guide orientant l’action : elle est à la fois ce qui cadre les interactions et le produit de ces interactions (de Terssac, 2003). Cependant, au-delà de la capacité à élaborer des règles, il nous semble que l’activité des managers contribue à la création de sens entre des logiques variables et parfois contradictoires, portées par différents acteurs de l’organisation.

En ce sens, nous pouvons nous appuyer sur la théorie des rôles mobilisée par Desmarais et

Abord de Chatillon (2010) qui définissent notamment le management comme un travail de

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et d’attitudes d’une personne focale qui résultent des processus d’ajustement mutuels entre cette personne focale et un système de prescription nécessairement contradictoire et ambigu » (p.77). Les auteurs soulignent ainsi trois rôles propres aux managers :

Un rôle de construction de la stratégie : s’inscrivant dans une approche contemporaine du management, ces auteurs considèrent que les managers contribuent à construire la stratégie des organisations et à donner du sens de manière continue. La stratégie est vue non pas comme l’apanage du top management, mais comme une pratique (Golsorkhi, 2006, cité par Desmarais

& Abord de Chatillon, Ibid.) : à travers leur pratique, les managers intermédiaires l’interprètent,

la font exister et contribuent à la construire dans leurs interactions. Selon une logique de négociation dans la relation hiérarchique, ils co-construisent stratégie et moyens, ils créent du sens (« sensemaking ») et le communiquent à leur entourage (« sensegiving »).

Un rôle de gestion des ambiguïtés. Les managers se situent au cœur d’un ensemble d’attentes, souvent peu explicites et parfois contradictoires : celles de la hiérarchie, des collègues, des clients, des collaborateurs… Leur activité peut dès lors être qualifiée de « management de la contradiction » : pris dans un système de rôles, ils doivent être capables d’interpréter ces contradictions. Ils sont ainsi au cœur de la théorie de la régulation sociale présentée précédemment, selon laquelle les règles effectives sont élaborées dans un processus de « régulation conjointe », défini par Reynaud (1989) comme « toute régulation qui est le résultat de la rencontre de plusieurs légitimités » (p.289) : leur action est contrainte par des règles de contrôle mais ils contribuent à l’évolution des règles effectives en incluant les enjeux de leurs subordonnés avec ceux des autres acteurs. Cette vision d’une théorie des systèmes de rôles dépasse une vision hiérarchique de règles du haut et du bas et élargit la notion de régulation conjointe, par une vision plus systémique qui prend en compte d’autres parties prenantes, comme schématisé Figure 5.

Figure 5: Le système de prescriptions dans lequel se construisent les rôles des managers (Desmarais & Abord de Chatillon, 2010, p.76)

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Un rôle de traduction. Ainsi, les auteurs décrivent les managers comme ayant un rôle de traduction, qui « consiste à articuler différentes prescriptions et attentes avec la réalité du terrain et les enjeux de l’action du service » (p.72), selon une logique processuelle. Autrement dit, il s’agit de mettre en confrontation et d’articuler des points de vue, des logiques professionnelles divergentes, voire contradictoires... qui n’ont aucune raison de coexister (Dugué, Petit & Daniellou, 2010). Dans cette perspective, les contradictions de leur système sont la matière même de leur action de transformation, d’agrégation, de sélection, de mise en relation des prescriptions pour transmettre une vision unifiée de cette réalité complexe. C’est en travaillant sur les conflits et ambiguïtés que les managers contribueraient à l’organisation. Ils opèreraient un travail d’interprétation, définie comme le fait de donner un sens à des signaux en les rattachant à des cadres et idées générales, ce cap étant flexible et évolutif selon les pressions subies et les ressources développées pour y résister. Cette capacité de faire partager des interprétations leur permettrait en effet de résister aux pressions des différents acteurs, afin de conserver des marges de manœuvre et d’articuler les contradictions, à travers trois processus :

un processus interpersonnel consistant à construire de bonnes relations comme ressource stratégique pour favoriser une conception partagée des actions à conduire. Pour les managers, protéger les opérateurs en intégrant leurs difficultés et la complexité de leur activité dans leurs prescriptions, plutôt que de répercuter les pressions auxquelles ils sont eux-mêmes soumis, permettrait de construire une confiance ainsi qu’une ouverture aux intérêts et aux modes d’appréhension des problèmes de l’autre, dans une logique de don / contre-don ;

un processus organisationnel de régulation conjointe dans lequel les managers peuvent être amenés à résister à certaines règles ou attentes, pour réguler des pressions contradictoires ;

un processus stratégique et symbolique de construction de sens avec les parties prenantes.

Ce rôle de traduction introduit donc dans la conception que nous souhaitons proposer de

l’activité du manager, la notion de sensemaking, ou de construction de sens. D’après Carta

(2018), si cette notion peut renvoyer à ce qui est mis en œuvre pour faire face à des situations d’urgence, elle peut également désigner « la sédimentation dans l’organisation de cette construction continue de sens », que nous retiendrons ici (p.36). En se basant sur les travaux de Weick et de Lorino, Carta définit ainsi le sensemaking comme « un processus dialogique de reconstruction permanente de sens, où l’organisation émerge comme une grammaire

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construite et consensuellement validée, permettant de sortir progressivement de l’équivoque de toute situation » (p.36). La création de sens (sensmaking) est ainsi vue comme un processus d’organisation (organizing) (Weick, Sutcliff & Obstfeld, 2005), de même que « l’organizing » est défini par Weick en 1979 comme un effort collectif permanent de transformation du monde en même temps qu’on en reconstruit le sens (Lorino & al., 2011, cité par Carta, 2018). A l’instar

de Carta (Ibid.), il est à noter que Weick emploie le verbe (organizing) plutôt que le substantif

(organisation) pour poser l’organizing comme un processus et souligner son caractère dynamique et continu. Cette approche donne donc une place centrale aux processus de construction de sens de la réalité par les acteurs organisationnels (sensemaking) et souligne l’équivalence totale entre sensemaking et organizing. Aucune distinction n’y est faite entre les processus d’organisation du travail par le manager (répartition des tâches, élaboration de leur contenu, relations avec l’extérieur) et les processus de création du sens des relations avec les différents acteurs de l’organisation. Ainsi, le travail de régulation des cadres serait essentiel pour redonner de manière continue du sens au travail et fabriquer des compromis (Piney, 2015) ; leur activité au carrefour des logiques ferait d’eux des « fabricants de cohérence » (Grévin, 2012). D’après Carta (2018), c’est bien par une construction collective de sens du contexte qu’une régulation serait possible, puisque cette dernière impliquerait :

la construction d’un sens partagé (sensemaking) par la résolution des contradictions dans les situations vécues ;

la prise de conscience, par les acteurs multiples, de leur interdépendance, de leur appartenance à un système d’actions entrelacées ; leur capacité à apprécier et reconnaître la diversité des représentations, des identités, des valeurs, et à savoir négocier une activité conjointe : disponibilité pour se coordonner en synergie, valeur accordée aux compétences spécifiques de chacun ;

La construction d’une compétence et d’un savoir collectifs sur les processus de travail. Ainsi, le travail de management peut non seulement être envisagé comme une activité de régulation, mais au-delà, comme un travail d’articulation entre des logiques multiples et parfois contradictoires, à travers un processus d’organisation (organizing), qui contribue à construire le sens (sensemaking) d’une action collective.

La partie suivante (1.3) étudiera la notion de participation, avant de retracer (partie 1.4) la façon dont les différentes approches présentées jusque là se retrouvent très concrètement dans l’évolution des modes d’organisation et de management, de Taylor à nos jours.

35 Point d’étape

Cette première partie avait vocation à définir l’organisation et le management d’un point de vue théorique, deux notions fondamentales sur lesquelles s’appuiera cette recherche. Dans les deux cas, il est possible de les appréhender de trois manières.

Les approches classique, objectiviste ou fonctionnaliste, envisagent l’organisation comme une structure formelle (ensemble de prescriptions : règles, procédures, tâches), qu’il est possible de pré-déterminer selon une rationalité objective et fonctionnelle. Dans cette perspective, le management consiste à appliquer et transmettre des orientations stratégiques et politiques de manière descendante, les managers étant vus comme passifs par rapport à un système de contraintes.

Les approches subjectiviste ou interactionniste, construites en opposition à ces premières approches, en particulier dans les années 1930 et 1970, valorisent à l’inverse le rôle actif de l’homme au travail, la singularité des événements humains et la compréhension subjective du sens de l’action des sujets. L’organisation y est perçue comme un ensemble d’actions ; elle est informelle et socialement construite par des acteurs en interaction, selon une rationalité systémique. Dans cette vision, le management, discursif, émerge des interactions.

Une troisième voie, dans laquelle s’inscrit cette thèse, invite à dépasser l’opposition de ces conceptions. L’organisation y est pensée comme un processus d’actions et de décisions, permettant une articulation entre structure et action : la structure, à la fois contraignante et habilitante, influence et est influencée par les actions d’acteurs autonomes et responsables, agissant selon une rationalité intentionnelle et limitée. De même, le management peut y être caractérisé comme une activité de régulation entre structure et interactions, entre règles de contrôle et autonomes, comme tout autre opérateur… à la différence près qu’en plus de réguler leur propre activité, les managers régulent celle des personnes qu’ils encadrent. Ce faisant, ils se situent au cœur d’une régulation conjointe, dans laquelle ils contribuent à articuler les logiques parfois contradictoires d’une multitude d’acteurs (rôle de traduction), ce qui peut les amener à résister à certaines attentes ou prescriptions (rôle de gestion des ambiguïtés). De cette manière, ils contribuent à interpréter et faire exister la stratégie dans leurs pratiques quotidiennes (rôle de construction de la stratégie), et à construire du sens (sensemaking). Le sensemaking, défini comme un processus dynamique de construction collective et continue de sens, est vu comme un processus d’organisation (organizing). Cela nous permet d’envisager l’activité de management non seulement comme une activité de régulation, mais au-delà, comme un travail d’articulation entre logiques multiples et contradictoires, vecteur de sens.

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